L’écrivain contemporain, entre désir de savoir & esthétique de l’opacité
1« L’“âge de l’enquête” : c’est la saisissante formule d’Émile Zola, pour décrire un xixe siècle emporté par une fièvre d’investigations, entre essor du reportage, invention du roman policier, développement des sciences sociales et enquête naturaliste sur le terrain » (p. 11). C’est ainsi que s’ouvre l’essai de Laurent Demanze, qui déroule le fil de son étude dans une perspective historique afin de mettre en évidence ce « nouvel âge de l’enquête » au xxie siècle. En effet, loin d’être un simple outil méthodologique, cette culture de l’enquête montre à quel point les disciplines s’entremêlent, interfèrent et s’enrichissent mutuellement. Son projet s’annonce de la sorte :
[…] à la croisée des sciences sociales, du journalisme et du roman noir, l’enquête est à nouveau une forme et un imaginaire majeurs de l’ère contemporaine, qui donne à lire le cheminement d’une investigation, dans ses hypothèses et ses hésitations, ses tâtonnements et ses doutes. C’est cette intensité renouvelée des récits d’enquête que je voudrais saisir dans cet essai […]. Étudier ces écritures de l’enquête, c’est tenter de saisir les enjeux contemporains d’une littérature, qui s’invente à la lisière des champs disciplinaires. (p. 11-12)
2Ainsi, alors que l’enquête du xixe siècle se développe en un temps où les domaines intellectuels sont en voie de formalisation, à l’époque contemporaine, la problématique est tout autre puisque les champs disciplinaires sont clairement délimités. Il s’agit donc de repenser une forme d’unité et d’analyser les correspondances qui existent entre ces divers champs. L. Demanze s’attache dès lors à cerner et à illustrer cette « résurgence contemporaine du paradigme inquisitorial […] dans un dialogue renoué avec les sciences sociales, le journalisme ou les arts contemporains auxquels la littérature emprunte des formes et des dispositifs » (p. 14). Il s’appuie pour ce faire sur les travaux de l’historien Dominique Kalifa, et se nourrit de ses dialogues et divergences avec Michel Foucault, en particulier autour de la continuité du paradigme de l’enquête, à la jonction des xixe et xxe siècles. Il n’en omet par pour autant l’apport de Carlo Ginzburg sur le « savoir indiciaire ».
3L’ouvrage, qui témoigne d’une grande unité de pensée, s’articule autour de cinq chapitres épousant la démarche dynamique de l’investigation : « S’étonner », « Explorer », « Collecter », « Restituer », « Poursuivre » — dispositif inspiré par Dominique Viart dans Gestes lyriques et cheminement que nous choisissons de conserver dans cette synthèse car il rend parfaitement compte du dispositif de l’enquête. Il est en outre étayé par un vaste corpus, offrant un regard panoptique sur l’époque contemporaine, mêlant littérature et sciences humaines, convoquant tour à tour Éric Chauvier, Jean Rolin, Philippe Vasset, Philippe Artières, Ivan Jablonka, Didier Blonde, pour ne citer que ces auteurs tant l’essai est riche, auteurs qui se trouvent d’emblée placés dans le sillage de Georges Perec, instigateur de cette attention portée à l’infra-ordinaire, aux lieux, au quotidien, justifiant de fait le lien de parenté pouvant exister entre ces différents champs disciplinaires. Il fait donc le choix d’un corpus particulièrement varié, essentiellement non-fictionnel, mais ayant pour point de convergence ce désir de confrontation avec le réel dans toute son épaisseur et cet intérêt pour des disciplines connexes. Il nous expose une typologie des écritures de l’enquête autour de trois pôles : « les investigations biographiques, les explorations géographiques et les recueils polyphoniques » (p. 23) et révèle les multiples facettes de l’enquêteur, détective, reporter ou encore ethnographe. L’enquête devient au xxie siècle le moyen de repenser le lien entre littérature et sciences sociales et de se soumettre à « l’exigence de réel » (p. 19).
L’étonnement ou l’origine du questionnement
4La démarche de l’enquête repose en premier lieu sur des traces, des indices, des signes qui sont « des accrocs dans les mailles du réel » (p. 38) : de là émerge cet intérêt qui mène à un désir de déchiffrer, de décrypter et marque l’avènement du récit herméneutique dès le xixe siècle. L. Demanze retrace ainsi une véritable filiation, tout en s’appuyant sur le « paradigme indiciaire » de C. Ginzburg, qui a permis de créer une reliaison entre sciences sociales et littérature. Il examine dès lors finement les liens qui unissent À la recherche du Temps perdu au roman policier pour conclure à une forme de subversion de ces codes. L’œuvre ouvre le champ des possibles : l’enquête s’étend à l’ordinaire et quitte le seul domaine criminel. L’auteur souligne ensuite l’inflexion qui parcourt l’univers inquisitorial : tandis qu’au xixe siècle, l’enquête est synonyme de rationalisme et de recherche de vérité, au siècle suivant, la dispersion des signes aboutit à l’éclatement de la réalité et le roman policier se fait l’écho de cette instabilité. C’est ainsi que de nombreux récits contemporains se refusent à délivrer une vérité, mais révèlent le caractère fragmentaire du réel, allant jusqu’à promouvoir une « éthique de l’opacité » (p. 57), comme chez Patrick Modiano ou Éric Chauvier.
5L’essai s’intéresse ensuite au motif de la disparition, à partir des travaux de Dominique Rabaté, et explore ses multiples expressions. Il en souligne l’ambivalence, « entre désir de fuite hors des dispositifs de contrôle et risque d’effacement dans les violences de l’Histoire ; entre stratégie de soustraction, résistance par discrétion aux assignations identitaires et effroi devant l’anéantissement sans traces des êtres dans les crimes de masse » (p. 61). L’ouvrage s’attarde plus particulièrement sur deux œuvres : Le Dépaysement. Voyage en France (2011) de Jean-Christophe Bailly et Anthropologie de l’ordinaire (2006) d’Éric Chauvier. Toutes ces références concourent à mettre en valeur une évolution importante qui conduit le récit heuristique à délaisser le criminel pour s’intéresser au quotidien et à l’examiner in situ.
L’exploration ou l’impossible épuisement du réel
6Dans le deuxième chapitre, l’ouvrage de L. Demanze s’attelle à étudier les pratiques d’investigation, évoquant une « stratégie de décentrement », à la fois « exploration du terrain » et « exploration de soi » (p. 88). Les lieux se donnent dorénavant à voir de manière diffractée, comme un ensemble de représentations, mêlant diverses temporalités, au-delà de l’espace visible. L’essai rappelle à cet égard l’apport perecquien de la prise de conscience de l’infra-ordinaire, de « l’endotique1 », qui permet alors à une « sémiotique du quotidien » (p. 97) de s’épanouir et de se débarrasser des oripeaux du monde familier. Il montre ensuite les liens entre littérature et reportage, dans une tradition remontant au xixe siècle. Le récit Zones de Jean Rolin illustre cet intérêt porté aux liens marginaux, aux règles d’observation, usant d’une « pratique d’invisibilité » (p. 111). Cette volonté d’épuiser l’espace urbain doit être également contextualisée et reliée au tournant spatial dans les arts. Pour ce faire, l’ouvrage s’appuie sur Un livre blanc de Philippe Vasset pour détailler les techniques exploratoires, tournées vers un espace « troué », en friche, invisible, qui conserve son mystère, empruntant à divers domaines pour enregistrer le réel, la photographie, la documentation critique, les arts plastiques, sans pour autant prétendre à son épuisement.
La collecte ou l’inaccessible collection
7Si Zola reste le modèle de la littérature d’enquête, par son exigence de vérification, il n’en demeure pas moins que le siècle suivant évolue et se donne deux modèles, la collecte et l’expérience, le recensement et le classement n’ayant de raison d’être que liés à une immersion, pour donner naissance à un « savoir incarné » (p. 131), notamment étayé par des indications empiriques et sensualistes. Selon L. Demanze, le je de l’enquête se décline selon trois modalités d’implication : « un je de diffraction, un je de position et un je d’interaction » (p. 132), s’appuyant sur les travaux de l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan. Le premier « désigne, à travers ses coordonnées intimes et sociales, la place de l’observateur dans l’élaboration du savoir. » (p. 133), le deuxième met en évidence la violence symbolique qui accompagne nécessairement l’investigation et le troisième souligne la dynamique qui s’opère à travers l’enquête. À cela s’ajoute une quatrième forme, « le je d’incarnation » (p. 138) car l’expérience n’a de valeur que si elle est intériorisée. C’est un point qui se trouve examiné en détails par le truchement de l’œuvre de Ph. Artières et de son « esthétique de l’archive2 », qui met en évidence le fait que cette confrontation avec les traces engage l’être tout entier. Les enquêtes contemporaines regorgent en effet d’archives de tous ordres. L’essai apparente la collecte à une entreprise kaléidoscopique lorsqu’il s’agit de mettre en relation les éléments recueillis : il serait en effet impossible d’aboutir à une collection, à un ensemble globalisant. La collecte demeure malgré tout une forme de sauvegarde, notamment sociale. L’écrivain peut par ailleurs revendiquer son statut d’amateur, pour penser l’enquête avant toute chose comme une pratique qui vient révéler l’incertitude, l’instabilité, la fragilité de la démarche. Chemin faisant, l’auteur étudie l’œuvre d’Emmanuelle Pireyre qui se fonde sur une collecte numérique donnant naissance à des fictions documentaires, qui tentent d’organiser cette profusion de données au moyen d’un jeu taxinomique.
La restitution ou comment donner à entendre la voix d’autrui
8Il est ensuite temps de donner forme à ces collectes, selon quatre modalités, pouvant parfois s’entremêler : « la transcription des voix sociales », « le montage », « le témoignage », « la narration » (p. 180). L’essai s’appuie en particulier sur les travaux de Pierre Bourdieu dans La Misère du monde : « Transcrire, c’est nécessairement écrire, au sens de réécrire3 ». La restitution se fait au moyen d’une appropriation du discours, par le prisme d’une autre sensibilité qui façonne la matière. Le montage quant à lui, souvent présent en arrière-plan, convie le lecteur à combler les manques, à créer des enchaînements, lui donnant à voir « une représentation complexe, fragmentaire et contradictoire du réel » (p. 198). À la fin des années 1970 s’ouvre « l’ère du témoin » selon les termes d’Annette Wieviorka. Toutefois, l’enquêteur n’est souvent qu’un intermédiaire, et non le témoin direct. Il donne alors à entendre la voix d’autrui dans son authenticité et sa polyphonie, tout en la contextualisant. Adossée à une étude de l’œuvre d’Emmanuel Carrère, cette analyse nous invite à repenser le statut de « l’écrivain contemporain » qui « revendique dans la pratique du reportage un ethos moderne : il interroge sans juger, restitue la complexité et l’indécision des faits, va sur place vérifier les témoignages et compose son récit documentaire à la manière d’un montage cinématographique. » (p. 207). L’essai met enfin en évidence la portée démocratique de la narration, présente dès le xixe siècle aux origines de l’enquête. L’auteur examine alors l’œuvre d’Ivan Jablonka, qu’il relie étroitement au projet de Perec, en particulier son attention aux lieux et espaces comme voies d’exploration historique, sans pour autant aplanir les aspérités dues à une enquête irrémédiablement lacunaire et inachevée.
La poursuite ou l’enquête inaboutie
9L’enquête demeure de facto dans un inachèvement inéluctable et l’écrivain se départ de « la posture héroïque de l’enquêteur détenteur d’un savoir » au profit d’une « pratique plus modeste faite de reprises et de prolongements » (p. 231). L’enquête est en elle-même une forme de violence exercée sur son objet et ce désir de maintenir une forme d’opacité intervient comme un moyen d’alléger la pression exercée. De nombreux textes se caractérisent par leur réflexivité, davantage méta-enquêtes qu’enquêtes à proprement parler, et mettent en œuvre une entreprise heuristique collective et progressive. L. Demanze évoque une « écriture du réseau » (p. 236), en amont et en aval de l’enquête et fonde son argumentaire sur l’œuvre de Didier Blonde, constituée de « contre-enquêtes », ainsi que d’autres auteurs tels qu’Éric Chauvier ou Patrick Modiano. Se trouvent alors examinés les rapports entre enquête et paranoïa, à partir des années 1950-1960. Les « critiques policières » de Pierre Bayard, à partir des récits d’Hercule Poirot et Sherlock Holmes, apparaissent comme une expérience ludique consistant à exacerber cette paranoïa d’interprétation et l’analyse aboutit à l’idée que lorsqu’une enquête est confrontée à des apories, c’est probablement là qu’elle se rapproche du réel et de ses contradictions, la paranoïa recelant un véritable pouvoir épistémologique. Les liens entre fiction et réel s’en trouvent durablement modifiés : « La fiction n’est plus alors l’envers que l’enquête a pour vocation de dissiper dans un geste critique, mais l’un de ses outils pour creuser et interroger les secrets du réel. » (p. 253). La fiction se met dès lors au service du réel pour mieux l’explorer.
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10Et l’essai de conclure sur la nécessaire suspension de l’enquête, contrainte ou non par le temps. Depuis Perec, figure tutélaire pour les enquêteurs contemporains, la lacune est béance signifiante et les enquêtes disent la « tension entre désir de savoir et exigence d’opacité » (p. 278). L’enquête contemporaine se refuse donc à donner une vision globalisante du réel, mais s’attache plutôt à rendre sensibles les étapes chaotiques de la recherche, à en souligner le caractère nécessairement aporétique. Tout au long de cet essai, l’auteur nous aura guidés à travers le dispositif éclairant de l’enquête, amenés à nous interroger sur ses pouvoirs heuristiques, ses limites, à porter un regard acéré sur un corpus contemporain.