Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Bérenger Boulay

Apologie d’un mauvais genre

Martine Boyer-Weinmann, La Relation biographique. Enjeux contemporains. Seyssel, Champ Vallon, 2005, 482 p.

1 Le terme « relation » doit être ici entendu dans toute sa polysémie. Synonyme de récit, il laisse deviner une réflexion d’ordre général sur le biographique ; synonyme de liaison, il précise le parti pris légitime d’envisager toute biographie comme version singulière de la vie du biographié dans laquelle le biographe s’écrit autant qu’il écrit l’autre. Récit, lien et finalement récit d’un lien, la relation biographique désigne donc le « miroir à double face où l’autobiographie du biographe va jusqu’à se confondre avec la construction même de l’objet biographique » (9). Le titre choisi par Martine Boyer-Weinmann ne révèle cependant pas tout d’une réflexion foisonnante mais avant tout consacrée à la « biographie d’écrivain », pour reprendre un autre titre, celui d’un article de l’auteur paru en 2004 dans le numéro 139 de la revue Poétique et repris dans l’essai publié en 2005 aux éditions Champ Vallon.

2Martine Boyer-Weinmann nous propose d’abord d’arpenter le champ biographique pour en interroger les enjeux poétiques, épistémologiques et parfois politiques. Si le corpus est exclusivement constitué d’objets appartenant au dernier siècle, et plus particulièrement à cette fin de siècle caractérisée par une réhabilitation intellectuelle de la biographie, il ne se limite cependant pas aux seules représentations écrites de la vie et s’ouvre à ce  que l’auteur désigne par le terme de « média-biographie » : photographies, entretiens radiophoniques et télévisuels. Le domaine de la biographie sérieuse se voit par ailleurs éclairé par des échappées vers celui des fictions (auto)biographiques et celui des fictions sur la pratique biographique.

3La biographie est un genre persistant, Martine Boyer-Weinmann ne manque pas de le rappeler ni d’interroger les résistances intellectuelles et universitaires avec lesquelles elle s’est trouvée et se trouve peut-être encore aux prises. Ce « mauvais genre » a survécu au structuralisme et à la déconstruction et se voit réhabilité dans les sciences humaines depuis une vingtaine d’année. Mais au-delà d’une histoire intellectuelle et littéraire dans laquelle se confronteraient, en une approximative consécution, pourfendeurs et partisans, Martine Boyer-Weinmann a le mérite de mettre en évidence les tensions contradictoires qui animent les intellectuels confrontés au biographique. Le paradoxe de Sartre est bien connu, qui, bien avant Bourdieu, dénonce l’illusion biographique dans La Nausée et devient par la suite le biographe que l’on sait. Ambivalence et apories du geste biographique sont éclairées par la fiction, non seulement dans La Nausée mais aussi dans d’autres « romans de la biographie impossible », comme le Flaubert’s Parrot, de Julian Barnes, The Paper Men, de William Golding, ou encore Possession et The Biographer’s Tale de Antonia Susan Byatt. Le détour par la fiction met alors en évidence un embarras décelable chez les biographes contemporains, voire chez les biographiés : Malraux, habité par une « passion ambiguë du biographique » (il avait le projet d’écrire la vie de T.E. Lawrence) devient en 1996 l’objet de l’« hypobiographie » Signé Malraux (Grasset) de Lyotard qui, désignant ainsi son ouvrage, semble penser qu’une bonne biographie n’en est pas une. Selon Martine Boyer-Weinmann, qui, à l’instar de l’historien Jacques Le Goff (« Comment écrire une biographie historique aujourd’hui ? » Le Débat 54, 1989), souhaite que le retour de la biographie soit rénovation et innovation poétique et épistémologique, « la relation biographique contemporaine se construit (…) sur une tension fondamentale entre ″désir biographique″ et assimilation intellectuellement maîtrisée des impasses liées à sa pratique » (77).

4Malgré sa réhabilitation dans le domaine des sciences sociales, la biographie, peut-être parce qu’elle se situe dans un intermédiaire interdisciplinaire entre littérature première (création) et littérature secondaire (critique), serait restée, depuis le constat dressé par Philippe Lejeune en 1980, un genre négligé par la critique. La presse littéraire, même si elle fait preuve d’embarras, a ainsi le mérite d’aborder sans inhibition un domaine que les universitaires, pour leur part, délaisseraient encore. Si les fictions biographiques retiennent l’attention des littéraires, il n’en irait pas de même de la biographie référentielle, et plus largement des genres factuels. Le plaidoyer « en faveur d’une réintégration raisonnée du ″discours de vérité″ dans le champ de la littérature » (13) s’inscrit cependant dans une période de floraison des études consacrées aux écritures du soi et de la vie, aux récits de voyages, aux mémoires, aux essais, ou encore aux récits historiques. Affirmer de plus que l’auteur de Fiction et diction conforte « l’idée selon laquelle la narratologie a pour terrain électif le récit de fiction » et  laisse ainsi les genres factuels « dans un hors champ de la littérarité » (12) est trèss discutable.

5Sans s’interdire des excursions comparatives dans les domaines de l’autofiction (avec par exemple La naissance du jour de Colette), de l’ autobiographie fictionnelle d’un personnage historique (comme les Mémoires d’Hadrien) et de la biographie fictionnelle d’un personnage historique (Les trois Rimbaud de Dominique Noguez publiés en 1986 chez Minuit) ou imaginaire (tel le maintenant fameux Marbot d’Hildesheimer), le travail de Martine Boyer-Weinmann s’inscrit donc dans la perspective d’une poétique de la biographie non fictionnelle. Celle-ci, comme le récit historique dont elle n’est de ce point de vue qu’un sous-genre, peut être abordée du point de vue de la narrativité ou de celui de la référentialité. La primauté est ici donnée à la question de l’attestation et donc à l’étude des procédés qui transforment le donné (l’archive) en récit historique. La question de la dépendance de l’historien ou du biographe à l’égard de la preuve documentaire amène alors Martine Boyer-Weinmann à prolonger par l’illustration la question de l’existence de « marqueurs de fictionalité » posée par Dorrit Cohn. Les dialogues recomposés compromettent ainsi la factualité du Rimbaud (Julliard, 1982) de Pierre Petitfils et le démystificateur Olivier Todd, dans son André Malraux, une vie (Gallimard, 2001), franchit parfois « la ligne dangereuse où le biographe se fait omniscient » (350), notamment lorsqu’il affirme que l’action politique était pour son personnage réputé misogyne une façon d’échapper aux femmes. La chasse aux abus de fiction va parfois cependant un peu trop loin, par exemple lorsque Myriam Cendrars, racontant la mort de son père en écrivant « Comblé, Blaise, il est, aujourd’hui, 21 janvier 1961. Noyé », est accusée de verser dans le psychorécit. On s’accordera cependant avec Martine Boyer-Weinmann pour refuser de verser toute « biographie imaginative » dans la fiction, étant entendu que « rien n’interdit au biographe de spéculer et d’interpréter des événements de la vie intérieure du biographié » (427), du moins si la spéculation est donnée à lire comme telle.

6Dans ce cadre d’une poétique de la biographie factuelle, l’ambition de l’ouvrage est de « détisser » le « réseau de relations écrites » (73) dans la représentation verbale d’une vie, de mettre à jour dans l’entreprise biographique la « polarité critique entre deux subjectivités » et d’y lire la « mise en scène narrativisée » d’un dialogue (76). Ce projet apparaît comme une prise en compte et une tentative de dépassement du structuralisme et de la déconstruction. Puisque l’individu est ineffable, « seule la fable de la relation peut s’écrire » (358). Le discours critique entre alors, comme la biographie elle-même selon François Dosse (Le pari biographique. Ecrire une vie, La découverte, 2005), dans un âge herméneutique et prend pour objet la construction-interprétation de l’un par l’autre, toute construction de l’autre étant considérée comme construction de soi-même.

7Mais qui sont cet un et cet autre ? Le biographe et son personnage bien entendu, mais une troisième variable, le lecteur, est aussi nécessairement à l’œuvre : « la relation biographique est toujours triangulaire » (106). Une quatrième instance, qui n’est certes pas toujours inscrite dans les procès relationnels de subjectivation, mérite encore d’être prise en compte : le témoin, dont la mémoire « est d’abord biographie d’une relation (et donc autobiographie) » (388). Il faut donc « observer le biographe au travail dans sa prise en compte critique de la mémoire portée par les témoins » (386). Le témoin, « allié sous condition du biographe » (400), participe pleinement de la relation biographique, mais le passage de la mémoire à l’archive fait trop rarement l’objet d’une « mise en scène ». L’auteur le déplore et y voit un retard par rapport aux nombreux travaux historiographiques sur le souvenir. Dans ce contexte, l’Arthur Rimbaud (Fayard, 2001) où  Jean-Jacques Lefrère confronte sept récits de témoins à propos de l’épisode  dit « de la canne-épée », retient l’attention de Martine Boyer-Weinmann qui souligne que, dans un tel cas, la cacophonie testimoniale a pour effet de fragiliser la confiance en l’archive.

8Toute biographie n’exhibe certes pas l’expérience d’une rencontre entre le biographe et le biographié, c’est pourquoi la notion de « projet orienté d’écriture » est fondamentale pour Martine Boyer-Weinmann qui distingue alors les « biographies blanches » (le terme est emprunté à Yann Moulier Boutang) et les biographies à projet. Dans les premières, le pacte biographique est implicite : la relation du biographe à son personnage n’y est pas réfléchie, la finalité et les enjeux du projet sont passés sous silence. Les secondes tiennent au contraire compte de la singularité d’une existence, lui cherchent une forme littéraire appropriée et rendent compte de leur projet.  Explicite ou non, le pacte a un effet contractuel de lecture et s’il revient à la critique de lire les figures de ce contrat, Martine Boyer-Weinmann valorise les biographies à projet et déplore les silences sur la méthode, y compris ceux qui affectent la convocation des témoins. La relation biographique, relation sous contrat engageant le lecteur, apparaît alors comme la « synthèse entre pacte biographique et protocole testimonial » (436).

9L’ouvrage est enfin, ou plutôt d’abord, une étude consacrée à une variété du champ biographique : la biographie littéraire. Articulant réflexions théoriques et lectures critiques d’œuvres singulières, Martine Boyer-Weinmann traite avant tout des relations biographiques dans les vies racontées d’écrivains.

10Quelles sont d’abord les caractéristiques propres à la biographie d’écrivain ? Quelles difficultés spécifiques rencontre-t-on lorsque l’on écrit une biographie littéraire ? Ces spécificités appellent-elles une démarche critique elle-même spécifique ? La biographie d’un écrivain pose d’abord le problème de l’articulation de l’œuvre et de la vie dans l’itinéraire du sens qu’elle propose. On peut alors distinguer les biographies partielles, qui résument le plus souvent la vie de l’écrivain à sa vie d’écrivain, et les biographies, qui, au contraire des biographies intellectuelles, ne se contentent pas de relater la genèse d’un corpus. Une autre difficulté résiderait dans le fait qu’un écrivain, par son activité d’écriture, participe plus fortement qu’un autre à l’élaboration d’une mythographie que ses biographes successifs entérineront ou déconstruiront. Le problème de la scène, à faire ou non, du roman familial, de la vie de l’écrivain avant (et réputée à l’origine de) l’œuvre se pose par exemple avec acuité dans le cas d’un (anti)mémorialiste comme Malraux. Le biographe peut reprendre la version d’auteur (comme le fait Olivier Todd), la contester (c’est le cas de Jean Lacouture dans Malraux, une vie dans le siècle, Seuil, 1973) ou lui substituer une relecture psychanalytique (ainsi chez Jean-François Lyotard). Que la mythographie émane de l’écrivain lui-même ou de ses proches, elle contraint le travail du biographe à osciller entre construction de son objet et déconstruction d’un légendaire mythographique. Représentation d’une œuvre-vie, la biographie de l’écrivain apparaît alors fondamentalement comme une activité de réécriture, ce qui amène Martine Boyer-Weinmann à inscrire, à la suite de Daniel Compère et de Bernard Magné, le geste biographique dans le paradigme de la traduction. Un même événement peut être « traduit » en mots, formulé ou reformulé par l’auteur biographié, par un témoin, ou par son biographe. La vie peut aussi être « traduite » en fiction par celui qui l’a vécue ou par un autre, la fiction pouvant à son tour être traduite en biographie. Martine Boyer-Weinmann soulève aussi la question de la reprise à la troisième personne de fragments autobiographiques ou encore celle du pastiche de l’œuvre (éventuellement fictionnelle) de l’écrivain par le biographe. Laissant à d’autres, plus compétents en la matière, le soin d’évaluer la pertinence de cette inscription dans le paradigme de la traduction, on appréciera une réelle volonté de proposer des outils propres à la critique de la mythographie littéraire.

11Trois études de cas sont menées dans la partie centrale du livre, où les variations sur la vie de trois écrivains font l’objet d’un travail comparatif. Les biographies successives de Rimbaud, Colette et Malraux, trois « mythes » français, sont abordées comme réécritures pour y observer  relations biographiques, constructions et déconstructions mythographiques et fonctions testimoniales de la narration. Le cas Rimbaud révèle la difficulté de dépasser l’opposition entre entreprise hagiographique et démystification lorsque l’écrivain est devenu une légende. Avec Colette se posent, entre bien d’autres, la question de l’invention de soi dans l’autofiction ou encore celle des anticipations de l’œuvre sur la vie, les analyses de Martine Boyer-Weinmann faisant parfois échos sur ce point aux propositions pour remettre « la biographie à l’endroit » avancées par Pierre Bayard dans Demain est écrit (Minuit 2005). Avec Malraux, « mythomane doué pour l’action » (439), les biographes sont fascinés par une figure à l’épreuve du temps mais sont confrontés à « l’élasticité » de ses relations « à la catégorie du vrai » (l’affirmation est de Jean Lacouture). Ces trois analyses occupent plus de la moitié de l’ouvrage et constituent une mise à l’épreuve  réussie des propositions théoriques qui les encadrent.

12Promue comme objet de la théorie et de la critique littéraire, la biographie d’écrivain a-t-elle enfin elle-même une valeur critique ? La biographie littéraire est-elle seulement une pratique historiographique, renseignant sur la place d’une vie, d’une œuvre ou d’un mythe dans la vie intellectuelle d’une époque ou est-elle aussi une modalité de la critique littéraire, un outil pour la lecture des textes ? Martine Boyer-Weinmann rappelle l’irréductible permanence de l’antibiographisme littéraire, qu’elle relève par exemple chez le Kundera des Testaments trahis et de L’Art du roman. C’est toutefois sous le signe de l’ambivalence que se situe le rapport d’un Valéry ou d’un Barthes à la biographie (littéraire). Proust lui-même, après les travaux de Luc Fraisse et ceux de José-Luis Diaz sur Sainte-Beuve, se voit campé en « plus ardent praticien de la méthode biographique » (25). À part quelques pistes intéressantes de rapprochement avec la critique d’inspiration génétique, Martine Boyer-Weinmann ne montre cependant pas en quoi la biographie peut participer à la critique textuelle. Constater que le Jean Cocteau (Gallimard, 2003) de Claude Arnauld vient occuper un terrain déserté par la critique universitaire ne suffit pas pour conclure quant à la valeur critique du travail de Claude Arnauld. Le débat semble loin d’être clos, mais Martine Boyer-Weinmann a le mérite d’en avoir rappelé les tenants et les enjeux.

13 À défaut d’être définitivement convaincu par la thèse de l’appartenance de la biographie d’écrivain à la « littérature secondaire », on se félicitera du plaidoyer mené par Martine Boyer-Weinman pour la réintégration de ce genre factuel dans le champ de la « littérature primaire ».  La biographie (d’écrivain ou non) est un genre littéraire et peut être classée parmi les genres à contraintes. « Assigné à l’exact et au vrai » (435), le récit biographique, et plus largement le récit factuel, obéit à l’« impératif de subordonner l’invention au matériau disponible, de composer le réel tout en composant avec lui » (433). D’aucuns seront tentés d’aller plus loin et de déclarer témérairement que l’historien, ou le biographe, est un oulipien qui s’ignore.