Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2020
Juin 2020 (volume 21, numéro 6)
titre article
Patrick Suter

Théâtres documentaires

Documentary theaters
Les Théâtres documentaires, sous la direction d’Érica Magris et Béatrice Picon-Vallin, Montpellier, Deuxième époque, 2019, 488 p., EAN 9782377690602.

1C’est un parcours éveillant un intérêt constant que proposent Les Théâtres documentaires dirigés par Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin. Un tel ouvrage donne à saisir à quel point, dans les arts de la scène et de la performance, le document est aussi crucial qu’il ne l’est dans les arts visuels, sonores ou littéraires contemporains (par le biais du collage et du montage, dans le livre d’artiste, le film, la vidéo ou l’installation). Le document dans les arts fait aujourd’hui l’objet d’une réflexion critique intense, comme fragment, matière, matériau, trace, vestige, lambeau, signe, indice, fractale, preuve ou faux, authentique ou contrefaçon. En témoigne l’attention que lui prête Georges Didi-Huberman lorsqu’il étudie le journal de travail de Brecht (Arbeitsjournal), « immense montage de textes aux statuts les plus divers » ; ou lorsque, récemment, il consacre un livre saisissant aux restes épars et aux papiers du ghetto de Varsovie, préservés contre tout espoir par Emmanuel Ringelblum et ceux qui, dans la plus grande précarité, ont constitué l’archive clandestine Oyneg Shabès au sein du ghettopour que parviennent à ceux du dehors au moins quelques témoignages épars sur les épreuves incommensurables vécues par ceux du dedans1. Il faut ici rappeler comment l’aventure des arts contemporains, dans leurs différentes orientations et à leurs interfaces (à la frontière des arts et des genres), repose en très grande partie sur cette rupture ayant consisté à introduire au sein de l’œuvre d’art (plastique, visuelle, sonore, littéraire) des documents reconnaissables comme ne lui appartenant pas en propre — de telles intrusions allant de morceaux de toile cirée dans les tableaux cubistes à l’immense Parthénon des livres de Marta Minujín présenté à la dernière Documenta de Cassel (le nom de la principale exposition d’art contemporain étant à lui seul un programme), des poèmes sonores dada aux montages de bruits et de sons chez Pousseur, du travail de collecte réalisé par Schwitters dans ses collages et son Merzbau aux collections et classeurs de Fluxus, de certains poèmes de Tzara ou de Cendrars au montage de témoignages pratiqués par Charles Reznikoff. Une telle insertion est à comprendre dans le sillage de ce que Mallarmé nommait la « crise de vers », où est rendu caduque l’« ancien jeu des vers » (Apollinaire), mais surtout, beaucoup plus généralement, l’ancien jeu des langages et des disciplines artistiques. Dans la suite de la crise de vers diagnostiquée par Mallarmé — mais non chez Mallarmé lui-même —, le poème ne sera plus constitué de sa seule voix, mais intégrera en son sein des documents épars — souvent dissonants —, avec cette conséquence fondamentale que la « littérature », et par-delà les arts en général, ne sont plus des lieux où seuls les mots, les couleurs, les sons, les formes et les volumes se répondent, mais aussi bien l’ensemble des documents établis par les collectifs ou les cultures. Ainsi, par l’insertion de documents dans les œuvres, les arts deviennent critiques de la ou des culture(s). Par là même est réduite l’opposition entre l’art et la critique, d’autant que cette dernière, sous l’impulsion de Benjamin — et à la suite des romantiques allemands, qui la considéraient comme un genre littéraire —, adopte elle-même le montage documentaire comme méthode de travail. De Mallarmé ou Karl Kraus à Butor, de Duchamp à Beuys, Broodthaers ou Boltanski, les artistes, sans renoncer aux moyens de l’art, deviennent aussi théoriciens ou critiques de la culture, la différence qui sépare le montage artistique et la critique par montage consistant en un taux de suggestion variant de l’un à l’autre — l’« ouverture » de l’œuvre d’art contemporaine (Eco) étant plus grande que dans l’essai, dans lequel la part d’implicite est généralement moins grande. Il n’est dès lors pas étonnant que la revue Critique publie à l’automne un numéro consacré au montage documentaire, sous la direction de Muriel Pic, qui rappelle que, selon Hans Magnus Ensenzberger (dont le montage est la technique littéraire principale), « l’esprit critique devient la féconde inquiétude du processus poétique », impliquant une attitude elle-même critique de la part du récepteur de l’œuvre — « l’horizon de tout montage » étant « une réception active qui conduit le spectateur/lecteur à inventer », à « s’impliquer », à « produire des liens2 ».


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2C’est dans une perspective semblable que, dans Les Théâtres documentaires, à l’entame de son très complet article de présentation, Béatrice Picon-Vallin place l’ensemble du volume sous le signe d’une « science sociale qui captive » (p. 11), dans une épigraphe empruntée à l’historien Ivan Jablonka. Il faut ajouter qu’il s’agit là d’une science sociale publique, et éminemment politique, sans discrimination a priori par le biais d’une adresse à un lectorat spécialisé, et qui ne renonce à aucun des moyens des arts de la scène — l’expérience des théâtres documentaires s’inscrivant dans le prolongement des avant-gardes du début du xxe siècle. On sait Béatrice Picon-Vallin éditrice de V. Meyerhold et de T. Tretiakov dans la précieuse collection « Théâtre années vingt » (La Cité — L’Âge d’Homme) dirigée jadis par D. Bablet, lui-même directeur d’un volume intitulé Collage et montage au théâtre et dans les autres arts3; et c’est bien à l’intersection de la recherche en sciences sociales et des arts de la scène que se situe cette branche des arts performatifs contemporains, dont Les Théâtres documentaires parviennent à faire apparaître la vigueur tant dans sa durée que dans son étendue.

3Tout en ne prétendant pas à l’exhaustivité, Les Théâtres documentaires n’en couvrent pas moins une période d’une centaine d’années, qui s’étend des Derniers jours de l’humanité de Karl Kraus à l’époque immédiatement contemporaine (marquée par la création de Dau par Ilya Khrzhanovskyà Paris en février 2019), avec des étapes particulièrement importantes consacrées à Piscator, Tretiakov, Peter Weiss, Peter Brook, ou encore le Théâtre du Soleil. Certains moments importants n’ont pu être traités dans un texte autonome — on ne trouve par exemple pas d’articles consacrés spécifiquement à Brecht ou à Gatti —, mais l’on ne saurait voir là un manque, puisque leurs œuvres sont évoquées et parfois longtemps méditées dans des articles de synthèse — Rwanda 94, du Groupov dirigé par Jacques Delcuvellerie, étant par exemple abordé durant plusieurs pages dans l’article de présentation de Béatrice Picon-Vallin. L’une des grandes qualités des Théâtres documentaires est ainsi de réunir une large palette d’articles évoquant des expériences très diverses, et ce dans des régions du monde elles-mêmes très variées, tout en étant sous-tendu par une série d’études rédigés par les deux directrices de l’ouvrage, Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin, qui permettent d’établir des transitions et des synthèses entre les différentes tendances. Dans ce sens, il est rare de découvrir un ouvrage collectif aussi cohérent, sans que la diversité des pratiques des théâtres documentaires soit pour autant subsumée sous un point de vue exclusif. Les directrices de l’ouvrage se montrent attentives à la dimension éminemment plurielle des pratiques théâtrales, à la diversité des collectifs et des projets. De la même façon, le parcours qu’elles proposent permet de découvrir des processus de documentation qui vont amener dans de très nombreux cas les performeurs et les metteurs en scène à rencontrer les êtres humains les plus divers, dans des situations elles-mêmes fort dissemblables les unes les autres — jusqu’aux marges des sociétés, dans les prisons ou les camps de migrants, les espaces coloniaux, les lieux de génocide (camps d’extermination nazis, Rwanda…).

4La cohérence de l’ouvrage est assurée également par la présentation de textes, imprimés sur des pages grises, qui n’ont pas été conçus pour cet ouvrage collectif, mais qui constituent une série de « documents sur le document » et complètent l’ensemble du parcours, en le transformant en une sorte d’exposition. Parmi ces textes : un très intéressant inédit de Jacques Le Goff, « Monument / Document » — qui évoque l’étymologie du mot document et son utilisation dans les sciences de l’histoire, du positivisme à nos jours ; des réflexions sur les relations entre document et histoire de Marc Bloch ; des extraits du Théâtre politique de Piscator sur le dokumentarische Drama ; la réédition d’un article de 1987 de Derek Paget sur les origines du théâtre Verbatim en Angleterre ; des pages de Peter Brook parues dans Points de suspension sur US — qui interrogeait la relation de nous (us) par rapport aux États-Unis (US) et au Vietnam ; des notes de créateurs à l’occasion de tel ou tel spectacle (par exemple de Stéphanie Loïk) ; ou encore des comptes rendus de spectacle particuliers. Le tout est complété par un glossaire, organisé selon l’ordre alphabétique, mais qui commence par présenter les différentes définitions du mot « document » dans le TLF — en s’efforçant ainsi d’en déployer la diversité. Les « théâtres documentaires » constituent ainsi un phénomène pluriel (p. 16), et il n’a nullement été question de les considérer de façon étroite, à l’exclusivité d’autres formes documentaires — si bien que le volume présente également dans sa première partie des chapitres sur le webdocumentaire et le cinéma documentaire. À l’autre extrémité, l’ouvrage se termine en abordant des expériences dépassant très clairement le cadre restreint du théâtre pour rejoindre l’espace large de la performance et de la vie. Tel est exemplairement le cas de Dau, projet fondé sur une performance extrême, d’une durée de trois ans (2009‑2011), où environ 400 participants ont vécu à l’Institut Landau de recherche scientifique de Moscou (reconstitué pour l’occasion) selon la vie soviétique de 1935 à 1968, chacun des participants exerçant par ailleurs son activité professionnelle « normale » — l’expérience ayant donné lieu à quelques 700 heures de films et ayant été présentée au Théâtre du Châtelet et de la Ville ainsi qu’au centre Pompidou en 2019. Ainsi, les théâtres documentaires sont situés dans le paradigme plus large des arts documentaires du temps ; et ils sont abordés même lorsque leurs créateurs les désignent par d’autres noms — Milo Rau, qui a par exemple développé un projet autour du rôle joué dans le processus génocidaire au Rwanda par la Radio des mille collines (Hate Radio), plaçant son propre travail sous le signe du « théâtre du réel ». Par là même, les directrices de l’ouvrage ont agi comme des femmes de théâtre lors de la création d’un spectacle. En respectant une terminologie cohérente mais non univoque, elles ont assuré une unité d’ensemble qui met en valeur les réflexions singulières menées par les différents contributeurs, tout en permettant entre elles un dialogue ou des échos. Ainsi ont-elles réalisé un travail de mise en scène à l’échelle de l’ouvrage, qui présente les « décors » dans lesquels s’inscrivent ces démarches — rendant possible la réception des performances étudiées même lorsqu’elles n’ont pas pu être vues.

5Et, en effet, dans bien des cas, du fait du caractère circonstanciel de mainte expérience de théâtre documentaire, ces performances n’ont pu être vues. Béatrice Picon-Vallin le précise : « Le théâtre documentaire ne peut voyager loin de son public ». Se présentant souvent comme une « autre information », différente de celle que présentent les organes officiels de communication — tout en étant liées à des situations particulières —, les démarches de théâtre documentaires sont vouées à constituer des interventions dans tel ou tel lieu, à tel ou tel moment historique. « Pour Brecht », rappelle Erica Magris, « le théâtre de Piscator est documentaire en ce sens qu'il corrige les narrations dominantes de la presse capitaliste » (p. 350), ce qui revient à dire qu’il s’adresse à tel lectorat particulier de tels organes de presse. Il arrive certes que des projets soient amenés à voyager, lors de tournées ou par captation vidéo (comme dans le cas de Rwanda 94 par Groupov). Mais du théâtre documentaire, basé lui-même sur des traces et des lambeaux, il ne reste souvent que des vestiges, des fragments, des souvenirs.


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6Après un bref avant-propos, l’ouvrage s’ouvre par un long article de B. Picon-Vallin (p. 11‑52) intitulé « Le théâtre face à un monde en mutation », qui consitue une présentation synthétique très complète des aventures du théâtre documentaire et sert de prologue à l’ensemble du volume. Une deuxième partie (p. 55‑85) problématise la question du document, à travers les textes déjà cités de Le Goff et de Bloch, et en s’ouvrant à d’autres pratiques documentaires des arts visuels et du mouvement — Martin Goutte abordant les « cinémas documentaires », tandis que Laurence Allard se consacre au « webdocumentaire ». L’ouvrage se poursuit par une partie consacrée à « l’histoire du documentaire au théâtre » (p. 135‑260), qui étudie des « moments forts au xxe siècle », abordant successivement la « technique de la citation dans Les Derniers jours de l’humanité de Karl Kraus » (Gerald Stiegel), le montage documentaire chez Peter Weiss, l’auteur des célèbres « notes sur le théâtre documentaire4 » (Jean-Louis Besson), ou la « première mise en scène de L’Instruction » du même Peter Weiss (Erica Magris). Il est ensuite fait place à la partie la plus étendue du volume (p. 135‑259), qui fait apparaître les pratiques de théâtre documentaire comme un « phénomène mondial ». C’est un parcours international qui est alors entamé, qu’il n’est possible ici que de résumer très succinctement. Kristina Matvienko aborde les expériences de théâtre documentaire en Russie (de Tretiakov dans les années 1920 au Teatr.doc des années 2000) ; Erica Magris rend compte du théâtre documentaire britannique (de Joan Littlewood au Verbatin) ; Marie Pecorari évoque les arts performatifs documentaires aux États-Unis (des« Living Newpapers » des années 30 au Tectonic Theater Project) ; Mirella Patureau se penche sur les « visages et les voix du réel sur les scènes roumaines » (par exemple lorsque le groupe Dramacum interroge les conflits entre populations hongroise et roumaine à l’intérieur de la Roumanie) ; Bérénice Hamidi-Kim étudie le théâtre documentaire postcolonial (dont Vive la France de Mohamed Rouabhi) ; Bruno Tackels présente les expériences menées en Colombie par le Mapa Teatro et le Teatro Varasanta (entre autres à propos de prises d’otage par les paramilitaires ou de massacres commis par les FARC) ; enfin, Athéna Hélène-Stourna retrace des projets de « théâtre de vérité » en Grèce » (sur le « procès des six » de 1922, ou sur Anestis Azas, un Syrien tout d’abord condamné à 145 ans de prison, puis acquitté après le spectacle, qui aura amené à la réparation d’une erreur judiciaire). Il ressort de tous ces projets que le théâtre documentaire ne cesse d’interroger l’histoire, de la réécrire du point de vue des opprimés — ou en faisant apparaître des points de vue antagonistes et irréductibles —, permettant de briser des tabous, de faire entendre les lacunes de la mémoire historique, les traumatismes des victimes collectives. La technique par excellence est le montage de documents, dont on regrettera certes qu’il ne soit pas parfois décrit plus précisément ; mais, dans les expériences contemporaines de théâtre documentaire, ce sont moins les techniques qu’elles convoquent que les processus par lesquels elles se forment qui retiennent actuellement l’attention des créateurs et des critiques.

7La partie suivante est consacrée à la « recherche de formes » (p. 261‑344). Rita Freda analyse comment Nalini Menamkat, présentant un spectacle à la Comédie de Genève retraçant le parcours d’Olga Wormser-Migot, l’une des premières historiennes des camps de concentration, en arrive à refuser de présenter toute image — le document étant par conséquent à la fois évoqué, parlant, et absent. En étudiant la création du Dernier Caravansérail par le Théâtre du Soleil, consacré aux expériences des migrants, Béatrice Picon-Vallin se focalise plus sur le processus de recherche qui a mené au spectacle final que sur ses formes : elle retrace une démarche où les membres de la troupe se font documentaristes, menant des entretiens multiples avec des migrants (camps de réfugiés australiens, centre d’accueil de Sangatte) ou avec des fonctionnaires (douaniers, personnel de la SNCF), et elle relève comment se met en place un dialogue et des relations approfondies entre les acteurs et les migrants (Ariane Mnouchkine devenant tutrice de l’un des réfugiés). Éliane Beaufils évoque les « laboratoires sociothéâtraux » de Rimini-Protokoll, qui, dans Cargo Sofia-Basel, proposent aux spectateurs de s’installer « dans un camion dont une paroi a été remplacée par une grande vitre […] pour voir le monde à partir du point de vue des camionneurs » (p. 303) ; ou qui, dans 50 Aktenkilometer, entraînent les spectateurs dans un parcours de 125 étapes à travers Berlin, les spectateurs y découvrant in situ des fragments des cinquante kilomètres d’archives de la Stasi. Dans un entretien mené avec Baert Baele, cofondateur du collectif anversois BERLIN — qui a entrepris de dresser des portraits de villes —, Aude Clément souligne le caractère intermédial des spectacles, mêlant sur le plateau installations plastiques, comédiens et musiciens, tandis que les écrans jouent un rôle majeur — trois d’entre eux symbolisant les trois religions principales dans Jérusalem. Enfin, Simon Hagemann se penche sur les œuvres hybrides de Walid Raad, qui usent parfois de la conférence performance, parfois du spectacle déambulatoire à travers une exposition, et qui se focalisent sur le processus même de la documentation.

8La dernière partie de l’ouvrage est intitulée « Oralité et performance documentaires » (p. 347‑433). Tout en rappelant les dispositifs de Piscator — en qui elle situe le début du « théâtre du réel » —, Carol Martin évoque le rôle de la table dans les spectacles documentaires, lieu de croisement de tous les discours, et souligne en quoi il s’agit là d’un théâtre profondément non aristotélicien, puisque le spectacle arrive après la peripeteia (p. 351). Erica Magris évoque un projet théâtral visant à alerter le public sur la réalité du changement climatique, qui a amené la metteuse en scène Katie Mitchell à effacer de l’espace scénique tous les professionnels du spectacle pour y laisser la place à Stephen Emmott — parce que cela obligerait le public « à prendre vraiment au sérieux la parole prononcée » par ce scientifique à la renommée internationale (p. 363). Clarisse Bardiot analyse le développement de la conférence-performance dans les années 2000 et évoque le projet de Robert Cantarella, Faire le Gilles, visant à reproduire le plus exactement possible des cours de Gilles Deleuze, jusqu’à ses tics ou à ses mimiques. Erica Maris se penche ensuite sur les pratiques théâtrales contemporaines du documentaire en Italie, où se développe un « teatro di narrazione », les auteurs‑acteurs étant généralement seuls sur scène et évoquant, à travers des récits en partie autobiographiques, des éléments de l’histoire de l’Italie au xxe siècle (tel Marco Paolini dans ses Albums). Béatrice Picon-Vallin présente alors un bref compte rendu de La Bellezza e l’inferno, de et avec Roberto Saviano, spectacle réalisé à partir d’articles écrits entre 2004 et 2009, et évoquant des personnalités contemporaines engagées dans des œuvres de résistance. Puis elle consacre un article au travail de la compagnie Notoire (du latin « notorius » : « information »), qui s’est engagée à faire connaître la violence sous toutes ses formes. Ainsi, 47 est consacré au massacre perpétré en 1947 par les forces coloniales françaises contre la population de Madagascar (60 000 victimes), tandis que Blow up ! évoque les bidonvilles du monde entier, avec un dispositif simple soutenu par quelques accords de guitare — Béatrice Picon-Vallin soulignant que les descriptions sont « insoutenables, inoubliables quand on les a entendues une fois » (p. 405).

9Le dernier chapitre de cette partie, « La fin des années dix », a lui aussi été rédigé par Béatrice Picon-Vallin, comme l’avait été le chapitre initial de l’ouvrage. Tenant lieu de conclusion d’ensemble, il constitue une synthèse des tendances récentes du théâtre documentaire. Béatrice Picon-Vallin en souligne l’extraordinaire vigueur dans la période contemporaine et aborde de nombreux spectacles récents (dont Retour à Reims de Thomas Ostermeier, qui examine dans un spectacle multilingue le processus de disparition des gauches). Ce faisant, elle s’interroge sur le sens de ces pratiques, en particulier à propos de l’expérience de Dau, qui constitue à n’en pas douter un projet hors du commun :

De quoi s’agit-il donc ? De reenactment ? D’exposition gigantesque sur la nature humaine ? De téléréalité décalée dans le passé ? D’un parc d’attraction avec une machine à remonter le temps […] ? […] D’une expérience sociologique […] ? […] D’une série documentaire en multiples saisons […] ? […] D’un témoignage […] ? […] Ce n’est jamais cela, c’est tout à la fois [sic] et sans doute plus encore… » (p. 432).

10Dans cet article conclusif, Béatrice Picon-Vallin rappelle également certains spectacles déjà évoqués dans d’autres parties des Théâtres documentaires, telle L’Histoire de mon père, réalisé par le groupe Mabel Octobre à partir de témoignages sur la guerre d’Algérie. Et elle revient sur La Supplication : Tchernobyl, Chronique du monde après l’apocalypse, mis en voix et en scène par Stéphanie Loïc à partir du livre de Svetlana Alexievitch, fondé sur des témoignages de survivants à la catastrophe nucléaire (pour rappel : soldats de retour d’Afghanistan… et immédiatement remobilisés pour devenir « liquidateurs » ; mères accouchant d’enfants aux déformations et aux pathologies multiples obligées de leur presser les urines toutes les demi-heures ; professeure de littérature dans la région de Tchernobyl se rendant compte de l’impossibilité de transmettre la culture à une génération apathique qui ne peut plus se réjouir des beautés de l’automne avec Pouchkine). Ainsi, les théâtres documentaires (cet adjectif ne les empêchant nullement d’adopter des tons divers : lyrique, épique, tragique…) s’efforcent de « faire crever les abcès de l’histoire » (p. 419). Mais il arrive que ce travail thérapeutique soit douloureux, comme en témoigne la polémique déclenchée autour de Kanata. Épisode I : la controverse, créé par Robert Lepage autour de la mémoire des autochtones au Canada — ces derniers lui ayant reproché de s’emparer de leur histoire et de la dire à leur place. Désireux de « porter la voix de l’autre » (p. 419), les créateurs prennent le risque de confrontations multiples, tant avec des forces luttant contre le travail de dévoilement des historiens et des sociologues, qu’avec des victimes ne supportant pas que leurs traumatismes soient exprimés par d’autres. C’est pourquoi les expériences de théâtre documentaire ne se terminent pas avec les performances et se poursuivent souvent par des débats et des confrontations (avec le public ou dans l’espace public). Dans le cas de Kanata, la polémique a entraîné Robert Lepage à rencontrer des autochtones, puis à repenser et à modifier son spectacle.


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11Le lecteur l’aura saisi : il n’eût pas été possible de rendre compte des Théâtres documentaires sans parcourir l’ensemble de l’ouvrage et de ses chapitres, dont la polyphonie est indispensable pour rendre compte du phénomène pluriel qu’est le théâtre documentaire. Alors que, depuis la Grèce antique, le théâtre faisait apparaître de façon dominante les points de vue irréductibles de sujets singuliers (Créon et Antigone, Les Troyennes constituant une exception), le théâtre documentaire retrace, énonce, éclaire, interroge, commémore les histoires plurielles, tentant d’amener le public — en principe divers dans sa composition — à une compréhension ou une déploration commune des phénomènes historiques, en tenant compte de l’histoire des victimes, des vaincus et des opprimés. Ces démarches ambitionnent d’amener les spectateurs (dont les points de vue sont par définition limités) à découvrir l’histoire des autres, et par conséquent celle de l’humanité tout entière, avec ses sociétés diverses et leurs histoires singulières, mais aussi son indivisibilité en tant qu’« espèce humaine » (Robert Anthelme). Les théâtres documentaires ont pour vertu de présenter une critique des représentations (historiques ou médiatiques), tout en permettant parfois de briser les frontières séparant « nous » et « les autres » — l’« étranger » cessant alors de l’être au cœur d’une déploration commune. Nés sur les décombres de la Première Guerre mondiale (Piscator), qui a impliqué les populations civiles à un niveau qui n’avait jusqu’alors jamais été atteint, les théâtres documentaires se penchent sur de multiples conflits du xxe et du début du xxie siècles, pour interroger désormais les menaces les plus contemporaines (accidents nucléaires en chaîne, crise climatique et écologique…). D’Allemagne aux États-Unis, du Rwanda en Biélorussie, d’Algérie au Brésil, d’Angleterre en Roumanie, ils font apparaître l’immense plaie du monde et tâchent de la désinfecter. Le théâtre documentaire se situe à l’envers de la société du spectacle, s’oppose au divertissement et à la « fausse parole » (Armand Robin) véhiculée par les propagandes diverses.

12Et l’on comprend pourquoi la poétique du théâtre documentaire se situe après la peripeteia : c’est qu’il n’est pas question ici de tenter d’échapper aux tragédies — celles-ci ayant bien eu lieu —, mais d’en montrer les décombres, le spectacle se muant parfois en cérémonie du souvenir, en liturgie des morts — comme dans Rwanda 94 ou dans La Supplication. D’où la mise en place d’une poétique procédant par montage, polyphonie et choralité, renonçant à la fable pour lui opposer des « rimes » (souvent dissonantes) entre des documents épars, rassemblant les décombres, souvent de façon critique (en faisant apparaître les collisions monstrueuses entre des éléments, des « images dialectiques5 »). Et peut-être pourra-t-on regretter que l’usage des documents soit évoqué sans être reproduits au sein des articles, et qu’il soit fait très peu de place aux citations des textes des spectacles, ce qui eût permis de mettre au jour plus clairement la ou les poétiques des théâtres documentaires. Mais comme un cahier de photographies en couleurs vient compléter ce que les articles ne disent qu’imparfaitement, et que nombreux sont les projets évoqués dans Les Théâtres documentaires dont il est possible de se faire une idée très concrète sur Internet, les lecteurs pourront continuer le parcours exposé dans ce volume, et découvrir à leur tour sa très grande richesse.