Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2020
Avril 2020 (volume 21, numéro 4)
titre article
Laurence Mall

Chausser plus bas le cothurne : le héros plébéien dans la tragédie au XVIIIe siècle

Putting on a lower cothurn: the plebeian hero in eighteenth-century tragedy
Renaud Bret‑Vitoz, L'Éveil du héros plébéien (1760‑1794), Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2018, 446 p., EAN : 9782729709440.

1Comment le peuple a‑t‑il pu pénétrer dans le genre aristocratique de la tragédie au xviiie siècle, y vivre des passions nobles, accéder même à l'action politique ? Déjà Corneille estimait que si de grandes actions le justifiaient, il n'était peut‑être pas exclu de « chausser le cothurne un peu plus bas »1. Dans son Don Sanche d'Aragon (1650), il avait conféré mérite et valeur guerrière à un personnage de modeste naissance. Mais l'incompatibilité entre le peuple et la tragédie est une telle évidence pour les sociétés hiérarchiques qu'il faut attendre le siècle des Lumières pour que la contradiction s'assouplisse en tension. L'ouvrage de R. Bret‑Vitoz vise à répondre à ces questions : qu'est‑ce qu'un héros plébéien dans le genre spécifique de la tragédie ? À quelles conditions un personnage — ou plusieurs dans le cas des groupes — peut‑il être qualifié de héros dans un tel genre, et comment ces conditions modifient‑elles le genre même ? Quels types de déplacement, donc, opère‑t‑il dans l'univers théâtral comme dans l'imaginaire social ?

2Dans la fiction romanesque, dans la comédie puis bientôt le drame bourgeois, dans les écrits philosophiques même, l'intérêt va s'élargissant envers une gamme de conditions sociales toujours plus étendue. Le roman surtout offre à la bourgeoisie une représentation de sa dignité, de sa sensibilité et de son importance. Au théâtre, l'inévitable Figaro, « pour toujours l'homme du peuple vainqueur » (p. 24), montre à lui seul à quel point la « disconvenance sociale » est au cœur de la comédie. De leur côté, Denis Diderot dans son drame bourgeois et plus encore Louis‑Sébastien Mercier, qui propose de mettre sur la scène jusqu'à l'« indigent laborieux »2, repoussent les modèles héroïques traditionnels. Mais contrairement au roman, à la comédie ou au drame, où l'intérêt est situé dans la famille ou repose sur la trajectoire d'un parvenu, la scène tragique offre à ses personnages plébéiens l'occasion d'exercer des qualités héroïques (grandeur, courage, gloire) et des rôles véritablement politiques, à l'échelle d'une nation et jusque dans des époques reculées. Thersite, dans l'Iliade, est un simple soldat, difforme, rebelle, et qui, châtié par Ulysse, est ridiculisé. Sur la scène française du xviiie siècle, celui que Lessing avait imaginé non plus ridicule mais terrible se dresse comme l'emblème de cette valorisation nouvelle. Par son insubordination contestatrice des privilèges et des soumissions, il constitue une alternative populaire au grand homme.

« L'épreuve de la plèbe »

3L'échange provisoire de place entre maître et serviteur, dont Marivaux a tiré des implications ambivalentes, ne doit pas être confondu avec ce que R. Bret‑Vitoz appelle l'épreuve de la plèbe ou « tragédie de la royauté dégradée » (p. 111), première étape du parcours ici établi. Ainsi, François‑Joseph Lagrange‑Chancel, qui écrit entre 1694 et 1732, fait figurer dans Athénaïs (1700) des seigneurs corrompus contrastés avec un personnage du peuple distingué par sa sagesse et sa critique des préjugés sociaux. Cette topique, qui joue sur une tension entre la grandeur d'un rang et d'une fonction et l'état affaibli ou dégradé de celui qui l'incarne, va se décliner en exil, déchéance, ou encore changement d'identité. Dans Ino et Mélicerte (1713) du même Lagrange‑Chancel, « vaste tableau des classes sociales en crise » (p. 97), un roi sans noblesse, un favori vertueux, une esclave et un guerrier sans rang qui se révéleront d'origine royale, assurent tous l'efficacité du basculement social, même temporaire, du haut vers le bas, et vice‑versa. Six décennies plus tard, Pierre‑François‑Alexandre Lefèvre, dans sa pièce Zuma (1777), va plus loin : l'héroïne, une reine péruvienne en fuite et forcée de vivre dans la misère d'une caverne, choisira d'y rester alors même que son ennemi est vaincu. R. Bret‑Vitoz décèle ici une transformation dans la signification de cette épreuve. À la figure malheureuse du prince malade ou privé de sa dignité, dans la première moitié du siècle, succède une épreuve formatrice pour le héros ou l'héroïne. La perte du rang, qui entraîne un rapport nouveau au monde, ouvre sur l'apprentissage d'une nouvelle subjectivité.

Valeur des faire‑valoir

4Dans la tragédie du xviie siècle, tout un personnel (nourrices, précepteurs, conseillers etc.) occupe une fonction de toute évidence subalterne. Or la scène tragique du xviiie siècle voit la valorisation de certains de ces personnages faire‑valoir, suivant le développement de convictions (plus) égalitaires. Juste avant la Révolution, dans le discours préliminaire de sa célèbre pièce Charles IX, Joseph‑Marie Chénier affirmera : « J'ai banni de ma pièce ces confidents froids et parasites qui n'entrent jamais dans l'action »3, au nom de la suppression de « ces distinctions antisociales, ces différences absurdes qu'on n'a point rougi de reconnaître entre l'homme et l'homme [...] »4. Mais point n'est besoin d'attendre la Révolution pour voir apparaître des subalternes supérieurs, « auxiliaires héroïques » susceptibles de passer au premier plan pour rediriger l'action. Variante ou plutôt mutation du valet de comédie, le « faire valoir probe et industrieux est devenu le signe tangible d'un discours social émancipateur et réformateur au cœur du système classique » (p. 120), tout particulièrement dans les tragédies nationales. Dans Les Deux Reines (1770) de Claude‑Joseph Dorat, par exemple, le personnage de Ricomer, officier judicieux et conseiller du roi Pépin, est doté d'un paradoxal « héroïsme subalterne » (p. 140) qui peut sembler se fondre dans une sagesse politique. Mais Pépin confère à son conseiller une valeur autrement plus exaltée : « il semble que l'âme entière d'une nation lui soit transmise, et revive dans un seul homme »5. Le personnage de Ricomer est d'autant plus intéressant que quatre ans plus tard le dramaturge récrit la pièce sous le titre d'Adélaïde de Hongrie (1774) où, jusque dans le frontispice de l'ouvrage, ressortent davantage encore le statut plébéien du personnage, l'importance de son rôle et de sa dignité.

Corps et armes

5Le véritable héros plébéien, affirme R. Bret‑Vitoz, naît dans cette « année héroïque » qu'est 1760. Qu'on en juge par ces trois créations : 1) le Spartacus de Bernard Joseph Saurin joué par Lekain (et plus tard par Talma) ; 2) le modèle de la statue de Louis XV par Jean‑Baptiste Pigalle avec sa figure du Citoyen heureux ; 3) L'« Épître au peuple » d'Antoine‑Léonard Thomas, qui a pour but de « rendre le peuple respectable aux yeux des autres »6. La scène voit surgir un type, celui du héros social émancipateur dont la trajectoire ouvre sur une destinée collective. Tel est l'esclave Spartacus dans la tragédie de Saurin : « Fût‑il formé d'un sang que l'orgueil nomme abject / Il en serait plus grand, plus digne de respect » par son audace ; « Que l'on naisse monarque, esclave ou citoyen / C'est l'ouvrage du sort ; un grand homme est le sien »7. Meneur, « Les esclaves sous lui deviennent des héros »8, et par lui, en contraste, les dignités romaines ne sont qu'indignité. Le gladiateur « raboteux »9 avec son « énergie féroce »10 est mis en parallèle avec un autre guerrier initialement obscur mais bientôt intrépide, le Guillaume Tell d'Antoine‑Marin Lemierre (1767, avec reprises en 1776, 1787, et 1793). Importent ici la matérialité des accessoires et la physicalité du jeu dans la constitution de ce type de héros fort, engagé dans un combat actif contre la tyrannie. L'usage expressif du corps plébéien exige un jeu nouveau, d'où l'importance des acteurs. Parmi les plus grands, Lekain, Larive et Talma ont chacun façonné leur Spartacus, leur Guillaume Tell pour en rendre à parts égales l'héroïsme et le statut plébéien. De même, l'iconographie représentant Guillaume Tell à l'époque révolutionnaire permet d'identifier les traits et accessoires d'un héroïsme populaire, comme dans le Guillaume Tell renversant la barque sur laquelle le gouverneur Gessler traversait le lac de Lucerne de François‑André Vincent (1795) où figure au premier plan la rustique arbalète du héros. Friedrich Schiller dans son propre Wilhem Tell (1804) en fera aussi bien l'arme de la liberté.

Qu'est‑ce qu'un héros collectif ?

6C'est au cours de la période 1760‑1794 que le peuple, compris ici comme la foule sur la scène, commence véritablement à figurer dans sa dimension collective et politique. Techniquement, la libération de l'espace scénique en 1759 va permettre de plus larges figurations. Mais quel rôle dramatique donner à la multitude ? Dès 1718, dans le chœur qu'il introduit dans Œdipe, Voltaire avait médité sur la présence utile d'un personnage collectif qui néanmoins restât « à son rang »11. C'est à partir de 1760 que le groupe devient véritablement une composante de l'action, en interaction dynamique, conflictuelle parfois, avec le héros. Aux figurants, désormais, de faire figure sur la scène. Ainsi dans la tragédie de Dorat, Régulus (1765 ; jouée en 1773), le peuple s'oppose aux décisions du héros éponyme. Dans Le Siège de Calais (1765) de Dormont de Belloy, une des pièces les plus populaires de l'époque et qui sera encore jouée en 1797, les célèbres « bourgeois », hommes obscurs d'origine populaire, fonctionnent eux aussi comme un personnage collectif pour inaugurer une vertu nationale détachée de l'individu singulier.

7Ni don d'exception, ni passion de l'âme, ni essence universelle, l'héroïsme plébéien peut se propager parce qu'il est désacralisé et démocratisé. Parmi les tragédies républicaines qui apparaissent sous la Révolution, R. Bret‑Vitoz retient une pièce de Marie‑Joseph Chénier, Caïus Gracchus (1792) inspirée de Plutarque, et Quintus Fabius (1794) de Gabriel Legouvé : le peuple y entre progressivement en scène et finit par se révéler indispensable à la mise en valeur du héros individuel avec qui il fait corps. Ce dernier en retour héroïse l'assemblée. Témoin Gracchus, qui dans son éloge du peuple offre une vibrante défense des soldats ordinaires et précisément inconnus : « Vos chefs ont triomphé quand vous avez vaincu / [...] Ils ne vous ont laissé que le partage affreux / De travailler, de vaincre et de mourir pour eux / [...] Mais que sont, après tout, aux yeux des patriciens / Les travaux, les sueurs, le sang des plébéiens ? »12. Le public peut à son tour communier avec la foule sur la scène, « étant lui‑même une assemblée d'individus » (p. 260).

« La petite société héroïque »

8Dans la section consacrée à Voltaire tragédien, « hanté par la présence du peuple agissant » (p. 309), l'auteur se penche sur les façons dont le philosophe a fait jouer les tensions sociales à l'intérieur de petites sociétés agrestes. « Le scénario du plébéien émancipé se joue ainsi à l'intérieur de la communauté paysanne ou militaire, dans laquelle chacun peut devenir héros » (p. 309). On ne s'étonnera pas qu'une œuvre dramatique aussi étendue que celle de Voltaire (de 1718 à 1769) marque une évolution. Dans une première période (jusque dans le milieu des années 1760), le peuple ne figure pas au premier plan mais, sous l'influence anglaise, c'est une véritable diversité sociale qui règne dans des « tableaux de mœurs », comme dans la Rome sauvée (1752) avec ses mouvements d'ensemble. Dans une seconde période (1766‑1769), le patriarche de Ferney (depuis 1758) découvrant la misère paysanne donne la préférence à la ruralité. Deux pièces moins connues, Les Scythes (créée en 1766 et qui fut un échec) et Les Guèbres (jamais jouée), fournissent le terrain d'une exploration fine de ce que R. Bret‑Vitoz découvre chez Voltaire : une répartition généreuse des « valeurs méritantes entre les protagonistes, les seconds rôles et les figurants » (p. 294), quand, selon la formule de Voltaire, « presque tous les rôles [sont] principaux »13 dans des communautés de bergers ou de cultivateurs.

Caïn, le héros plébéien par excellence

9Le grand succès de La Mort d'Abel du jeune Gabriel‑Marie Legouvé (dit Legouvé fils) en 1792 (pièce jouée jusqu'en 1817) montre combien le public voit dans le héros de cette tragédie le type pur du plébéien révolté, « un ancêtre de l'homme sans naissance ni fortune qui assoit et légitime ses revendications » (p. 312). Cette tragédie en alexandrins prouve aussi que le genre survit à l'Ancien Régime en adoptant des procédés neufs, un registre plus naturel et surtout en se chargeant d'enjeux politiques nouveaux. Le goût de l'effusion sentimentale avait favorisé le succès de Salomon Gessner et de ses idylles ; son poème La Mort d'Abel (1758), traduit de l'allemand dès 1760, enthousiasme par son primitivisme biblique. Avec Legouvé les bergers de la pastorale disparaissent, remplacés par un « mauvais sauvage », ou plutôt un Caïn « hurlant contre l'injustice de son état » (p. 314) de laboureur accablé. Mercier avait fait rouler une brouette sur la scène, mais son vinaigrier ne prétendait pas au statut tragique. Le Caïn de Legouvé déclame passionnément contre son sort la bêche à la main et la sueur au front. Comment alors respecter à la fois la « nudité morale » du personnage d'une époque primitive et sa dignité, autre version du problème de l'expression vraisemblable et convenablement théâtrale du héros plébéien ? La « simplicité majestueuse » convient à ce genre « hybride et paradoxal » qu'est la bergerie tragique (p. 342), annoncée par les pièces de Voltaire et qui ressurgira au début du xixe siècle.

Orateurs et lettrés

10Depuis la Renaissance le maniement du verbe importe au héros aristocratique autant que celui de l'épée. Dans la comédie du xviiie siècle, le valet peut dire vrai, peut revendiquer une place sociale plus justement sienne, mais le comique affaiblit la portée de son discours. Bien différents sont les « parrhêsiastes » (p. 355) des années révolutionnaires. R. Bret‑Vitoz privilégie les tragédies qui, entre 1790 et 1794, mettent en scène des « hommes du peuple pourvus de qualités propres aux grands orateurs » (p. 353), actifs dans des débats ou des procédures judiciaires. Pierre Frantz avait souligné que six tragédies de Chénier après 1789 ont pour thème central un procès politique14. Le Jean Calas ou l'Ecole des juges (1791) du dramaturge fait l'objet d'une analyse détaillée, en particulier la figure du juge La Salle (interprété par Talma) qui seul parmi les juges toulousains en 1762 avait publiquement soutenu Calas. Ce « héros de la parole franche », d'une condition sociale simple, est héroïque par la puissance généreuse de son éloquence, véritable avocat de la défense avant la lettre, d'autant plus que Chénier, télescopant les années, lui permet d'anticiper sur la réhabilitation qu'opère Voltaire.

11La dernière pièce analysée en détail est Epicharis et Néron ou Conspiration pour la liberté de Legouvé, inspirée par la conspiration de Pison. La pièce, créée en février 1794, est un succès jusqu'en 1799. Epicharis, dans la pièce « salonnière influente et femme savante » (p. 377), égérie du complot contre un pouvoir tyrannique, est plus intéressante par son sexe que par son statut de plébéienne, ici assez peu présent. De fait, ce qui permet à ce personnage féminin agissant d'accéder à l'héroïsme serait la fusion des vertus masculines et féminines. Un bref parallèle avec Charlotte Corday dans trois représentations picturales inscrit le personnage d'Epicharis dans une lignée de « femmes viriles »15.

Prolongements

12Alors qu'à plusieurs reprises, au cours de cette étude très richement documentée, R. Bret‑Vitoz avait souligné ce qui, dans les tragédies considérées, laissait anticiper divers développements à l'époque romantique, une ample conclusion ouvre plus pleinement encore sur le xixe siècle. En effet, parallèles et différences sont méticuleusement dessinés entre le héros plébéien de la tragédie du xviiie siècle et le héros des drames ou mélodrames du siècle suivant. « Le héros populaire du xviiie siècle n'est donc pas que la forme timide ou balbutiante du héros romantique, il en anticipe le corps et le comportement sous une forme complète et cohérente » (p. 343). Avant la désillusion, l'ironie, voire le défaitisme qui pourront caractériser le héros dramatique du xixe siècle, l'originalité des héros populaires de la tragédie à l'époque des Lumières et durant la période révolutionnaire aura été une confiance dans les possibles de l'affranchissement et dans leur capacité à changer le cours de l'histoire.


*

Plebs et populus

13L'étude enrichit indéniablement la connaissance d'un imaginaire social en pleine mutation au xviiie siècle, celui du peuple, tel qu'un genre théâtral spécifique, la tragédie, a pu lui donner forme. Mais les implications politiques des termes de « peuple » et de « plébéien », entre plebs et populus, auraient pu être plus nettement et plus systématiquement établies, alors pourtant que se dégagent du commentaire les principales significations du terme telles que Gérard Bras, par exemple, a pu les distinguer : le sens social désignant une population au bas de l'échelle économique, le sens politique de masse de citoyens, le sens culturel et national : le peuple français16. D'autre part, le chevauchement fécond entre « peuple » et « public » aurait pu enrichir la discussion du « héros collectif » et de la présence de plus en plus visible de la foule sur scène. Si dès les années 1770 « Le “peuple” désigne l’allocutaire idéal du théâtre »17 chez un dramaturge comme Mercier, si surtout, à la Révolution, le peuple se fait lui‑même héros orateur et public de son propre spectacle, quelles relations sont susceptibles de se nouer entre les figures plébéiennes sur scène et un parterre si nouvellement actif et si radicalement politisé ? La question est effleurée, mais à propos de drames du début du xixe siècle, lorsque « le public assiste à une communion sur la scène et se joint physiquement à la multitude active » (p. 260). Et qu’en est‑il du peuple comme public face aux héros qui lui ressemblent18.

14L'angle socio‑historique, qui a les faveurs de l’auteur, permet toutefois de mettre efficacement en lumière la flexibilité, les nuances de la hiérarchie sociale de l'Ancien Régime à partir du règne de Louis XIV19. R. Bret‑Vitoz jalonne ses analyses de renvois aux transformations sociales du xviiie siècle. Mais on relèvera parfois comme un flottement dans la considération du rapport entre le théâtre, l'univers culturel des représentations du peuple dont il a pu se faire l'expression ou l'éclaireur, et la réalité des rapports sociaux considérés. L’auteur écrit ainsi par exemple que la tragédie fait « écho » « aux déplacements des gens du peuple dans la société contemporaine, qu'ils soient réels ou en partie fantasmés » (p. 102). Certes, le centre d'intérêt est ici avant tout d'ordre littéraire. C'est du corpus lui‑même, et non des réalités sociologiques de l'époque, que naît, se nuance, s'enrichit la notion de « plébéien ». Mais sur ce plan même, dans les situations fictives, mythiques ou historiques du corpus important utilisé, l'adjectif recouvre des réalités sociales parfois disparates. Puisqu'importe ici la promotion de personnages non‑aristocratiques au rang de héros dans un genre qui les excluait, non seulement les individus de basse extraction, mais aussi tout homme ou femme dit « obscur » ou « quelconque », tout bourgeois — fût‑il de Calais — peut être qualifié de plébéien. Les contours de la figure héroïque novatrice s'en trouvent parfois un peu obscurcis. Fénelon lui‑même ne paraît‑il pas enrôlé sous la bannière du « héros plébéien » — sous la caution, il est vrai, de Chénier qui se fait de lui une conception très personnelle dans son Fénelon ou les religieuses de Combrai (1793) ? Simple et vertueux, le personnage tiendrait « de l'homme populaire par sa proximité avec le public contemporain et par sa familiarité [...] » (p.147). De « l'héroïsme familier » et sans éclat du grand homme à l'héroïsme plébéien, cependant, il y a un pas qu'il est peut‑être excessif de franchir20 ?

« Seule tu fus un homme »

15Dans cette pièce de Chénier, R. Bret‑Vitoz étudie le « duo complémentaire » (p. 153) que forment le personnage de Fénelon et la jeune et intrépide novice, Amélie, qu'il aide à fuir du couvent. Avec son « héroïsme juvénile, féminin et romanesque » (p. 152), cette dernière est un « bel exemple de fille vaillante » (p.150). Mais c'est parce qu'elle illustre la structure du personnage subalterne accédant au rôle de premier plan que cette figure est traitée, non pas à cause de son genre (sexué)21. Lorsque la question du genre figure au premier plan, par exemple à propos de la tragédie de Gabriel‑Marie Legouvé Epicharis et Néron ou Conspiration pour la liberté (1794), l'analyse ordinairement si ferme vacille un peu, et l’on demeure incertain entre « l'alternance entre les marques des deux sexes dans un même personnage », « l'indistinction sexuelle », « une inversion des sexes », et la « dés‑attribution d'une identité sexuelle » qui serait « caractéristique de la rhétorique révolutionnaire » (p. 386). Des vers extraordinaires comme « La femme a disparu pour n'offrir qu'un héros »22 ou « Seule tu fus un homme, et vengeas les humains »23 (il est vrai dans un poème d'André Chénier sur Charlotte Corday) méritaient sans doute une considération plus soutenue. Dans la même veine, un rapprochement avec la Cléofé du Guillaume Tell de Lemierre, pièce étudiée dans une section précédente, ouvre sur l'idée essentielle rendue dans ces deux vers qu'elle adresse à son mari : « Tu parles de tyrans ; que nous importe à nous/D'être esclaves par eux, ou de l'être par vous ? »24. Inscrite dans la structure familiale, cette figure féminine jouerait, en somme, le rôle du prolétariat — perspective que ne fait que suggérer R. Bret‑Vitoz, malgré sa forte analyse d'Epicharis qui, par sa droitureet son courage, serait « comparable, dans ses effets, à l'apparition du héros plébéien tant sur le plan symbolique que sur le plan politique » (p. 383).

Parallèles

16Ce qui rend ce théâtre historiquement intéressant est aussi ce qui le rend moins attrayant pour le lecteur moderne : son souci didactique. Le héros plébéien est chargé de démontrer la validité d'un principe (égalité, liberté, voire fraternité) dans un schéma d'action et par une symbolisation spécifiques. La Harpe, par exemple, voit dans le Spartacus de Saurin un véritable « héros philosophique » : « tout son rôle est une suite de maximes de philanthropie et d'exemples de vertu »25 — de quoi décourager les lecteurs les mieux intentionnés. Or l'étude de Bret‑Vitoz réussit ce tour de force de rendre passionnantes les lentes transformations de ce type de héros sur la scène tragique des Lumières et de la Révolution, et ce, grâce à la variété des ressources mobilisées. Dans le commentaire est en effet opéré un travail continu d'équilibrage entre l'analyse souvent brillante des textes, de ces pièces pour beaucoup peu connues des non‑spécialistes et qui ne nous sont plus données qu'à lire, et l'étude de tout ce qui à leur époque a fait vivre ces textes et vibrer un public. Ainsi les mises en scène et leur décor, les costumes, le jeu des acteurs font pour certaines pièces l'objet d'études détaillées, élaborées à partir des témoignages de spectateurs de l'époque, des gravures représentant les acteurs en costume, et de leurs propres réflexions sur leur art26. Un autre grand intérêt du livre a trait aux récritures de tragédies adaptées non pas tant au goût du jour qu'à la situation politique contemporaine. Ainsi de la Zuma de Lefèvre, d'abord jouée en 1777. Le dramaturge lui‑même signale que l'invraisemblance éventuelle d'une reine exilée dans les bois s'atténue fortement lorsqu'un parallèle surgira aisément avec la situation des émigrés nobles lorsque la pièce est reprise en 1793. La réception contemporaine de certaines pièces attire elle aussi l'attention du chercheur. La première d'Epicharis et Néron, par exemple, a lieu au cœur de la Terreur le 5 février 1794 au théâtre de la République, et se voit doublée d'une extraordinaire scène en miroir : Robespierre est dans la salle bondée, ainsi que Danton qui « excitant les cris du parterre [...] semblait rejeter sur Robespierre chaque parole contre Néron »27.

17On appréciera encore et surtout les nombreux rapprochements entre le théâtre et la peinture, la gravure ou la sculpture, connections qui diversifient, enrichissent et dynamisent le commentaire. L'analyse suggestive de représentations picturales de Caïn, de Guillaume Tell, de Calas, etc., permet d'apprécier les résonnances culturelles des personnages théâtraux. C'est d'ailleurs la statue frappante du Gaulois mourant au musée du Capitole à Rome qui offre au livre sa belle couverture. Découverte au xviie siècle dans des travaux d'excavation à la Villa Ludovisi, elle est très appréciée à Paris dans sa copie en marbre aux xviie et xviiie siècles, explique R. Bret‑Vitoz (p. 202‑203). La force tragique du stoïcisme émanant de cette figure évoquerait bien celle des héros plébéiens présentés avec tant de talent par R. Bret‑Vitoz dans son superbe ouvrage, si la défaite de la figure antique n'avait été chez eux inversée et convertie, tout au long du xviiie siècle, en une pulsion de victoire.