Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mars 2020 (volume 21, numéro 3)
titre article
Marie Vigy

Pierre Michon et le devenir-œuvre

Pierre Michon and the work in progress
Annie Mavrakis, L’Atelier Michon, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « L’imaginaire du texte », 2019, EAN : 9782379240003.

1Poursuivant son exploration des correspondances entre écriture et peinture1, Annie Mavrakis propose une monographie consacrée à l’œuvre de Pierre Michon, envisagée comme un édifice à l’équilibre secret et à l’architecture encore ouverte. Car si c’est bien la métaphore proustienne de la cathédrale et « l’instinct du constructeur2 » qui dominent le propos introducteur, le cœur de l’ouvrage porte sur les vies de peintres3 et a pour horizon l’impossible biographie du maître fictif des Onze. En interrogeant ces textes où la naissance du tableau est encore incertaine et reste parfois seulement en germe, A. Mavrakis cherche ainsi à mettre au jour ce qui, dans l’atelier des artistes, fait écho à l’élaboration de l’œuvre littéraire, entre la pesanteur du doute et la fulgurance du coup de grâce. L’Atelier Michon, qui réunit autour d’une même ligne directrice des chapitres inédits et des études déjà publiées en partie ou remaniées, se présente donc également comme un « atelier de la critique ».

2A. Mavrakis part du constat que la critique michonienne, dont on retient principalement les grands ouvrages collectifs4, a consacré peu de monographies à l’auteur5, et que la cohérence, voire l’organicité, de cette production étalée sur plusieurs décennies reste encore peu étudiée. Dans la continuité des travaux de J.-P. Richard, à qui elle se réfère en exergue, ceux d’A. Mavrakis s’appuient autant sur ses propres échanges avec l’auteur et sur les entretiens publiés que sur une analyse méticuleuse des textes ; elle reprend ainsi certaines pistes des Chemins de Michon6, où la question de l’origine de l’œuvre était déjà centrale, tout en les réévaluant à la lumière de la parution des Onze.

Interroger ce qui fait œuvre

3En mobilisant l’image du « monument invisible », A. Mavrakis affirme qu’il existe une organicité ordonnant et unissant entre eux les textes publiés par Michon, un « secret principe organisateur » qui présiderait à leur écriture et dont l’auteur lui-même n’aurait pas pleinement conscience. Les huit chapitres de l’ouvrage sondent cette nécessité latente, en abordant chaque texte et chaque destinée de créateur à l’aune d’une même hypothèse : tous seraient traversés par un dilemme entre le primat de la vie ou celui de l’Œuvre. Les deux premiers chapitres sont ainsi respectivement consacrés à la composition des Vies Minuscules et au cycle des vies de peintres, que l’autrice rebaptise « triptyque de saint Vincent », soulignant par là le double horizon pictural et architectural de son approche. Après une brève étude portant sur Rimbaud le Fils, le laborieux processus d’écriture des Onze et la biographie lacunaire de François-Élie Corentin font l’objet des trois chapitres suivants. Bien qu’elle consacre quelques microlectures à d’autres textes, comme Mythologies d’Hiver ou Abbés, dans le dernier chapitre notamment, A. Mavrakis adopte donc une perspective de lecture forte, sans doute orientée par son intérêt pour Les Onze, qui ne l’autorise peut-être pas à se pencher aussi longuement sur l’ensemble des récits michoniens7. Sans considérer que l’œuvre de Michon soit achevée, elle envisage en effet le « processus de maturation » des Onze comme la résolution d’une question ouverte avec les Vies Minuscules et relancée par chaque nouveau projet d’écriture : l’œuvre est-elle le moyen suprême pour jouir du monde, ou n’est-elle qu’un leurre ?

4Bien que le sommaire semble, au premier abord, indiquer une lecture chronologique de l’œuvre, ce n’est pas tout à fait la méthodologie adoptée par l’autrice. Selon A. Mavrakis, il faudrait en effet envisager chaque livre comme le contemporain des autres, du fait que les dates de publication ne correspondent pas aux périodes de composition des textes. Puisqu’il n’est pas possible de se fier à la chronologie pour repérer les « éléments d’une hypothétique évolution », il serait donc préférable de repérer, à la faveur d’analyses minutieuses, le réseau d’échos thématiques et de reprises formelles prouvant qu’une même réflexion est en germe depuis les Vies minuscules. Elle se confronte donc à la tâche délicate de conserver une approche synthétique tout en commentant plusieurs textes séparément, chapitre après chapitre, et de refuser le point de vue purement rétrospectif tout en décelant dans les œuvres qui précèdent Les Onze les « signes » d’un « instinct sûr qui a préparé le tournant »8 du texte paru en 2009.

L’autobiographie à tâtons : prendre à rebours la narration du devenir-écrivain

5« Vaincre le démon de l’absence », premier chapitre de l’ouvrage, porte donc sur le récit des Vies Minuscules, conçu comme une composition organique et non comme une collection ouverte de courtes biographies. L’originalité de ce chapitre est d’intégrer à la lecture critique ce qu’A. Mavrakis appelle le « point de vue du devenir » — point de vue de l’auteur qui n’est pas encore sûr de « réussir son coup » et ne pense pas la structure de son œuvre en amont. Outre qu’elle permet d’éviter le regard confortable du connaisseur de l’œuvre, cette démarche favorise une étude plus attentive à l’élaboration progressive du livre. L’autrice interroge ainsi les différents stades de composition du recueil, la nécessité de l’ajout tardif de deux « vies » — celle des frères Bakroot et celle de Claudette —, et surtout l’importance de la « Vie de la petite morte », qui témoigne d’une confiance renouvelée dans l’Œuvre à venir en apportant au livre une conclusion plus assertive9. En tentant ainsi de se projeter dans la temporalité de la genèse du texte et de restituer les tâtonnements de l’auteur, A. Mavrakis rend également hommage à la singularité générique de cette autobiographie, où le narrateur ne peut pas encore parcourir sa vie rétrospectivement avec le regard de l’auteur établi et où sa voix propre se superpose presque systématiquement à celle du protagoniste.

6Pour sonder cette œuvre liminaire, une question directrice est posée : si le narrateur parvient à surmonter le non-écrire qui mine son quotidien, comment sa voix s’affirme-t-elle au cours du texte en même temps que sa foi croissante en l’Œuvre ? Le « point de vue du devenir » adopté par A. Mavrakis serait un moyen de « prêter attention, autant qu’à la complémentarité des histoires racontées, aux accents à la fois désespérés et euphoriques qui s’y font entendre selon que se ranime ou sombre l’espoir pour le narrateur de devenir un écrivain. » (p. 23) Plusieurs hypothèses apportent une réponse à cette interrogation, notamment par l’analyse des noms des personnages, selon qu’ils tiennent lieu de messagers ou de repoussoirs pour le narrateur, mais également par un découpage chronologique qui met en valeur les épiphanies annonçant une faille possible dans l’itinéraire malheureux de Pierrot. A. Mavrakis propose enfin plusieurs microlectures très éclairantes où elle relève dans l’emploi des temps et modes verbaux l’affermissement progressif de la voix narrative.

« À l’aube de la légende », le mystère de l’élection

7Les deux chapitres suivants se concentrent sur plusieurs récits qui, s’ils ne font pas office de suites aux Vies minuscules, reprennent les points d’interrogation « mis en circulation » par la fiction dans ce texte inaugural : qu’est-ce qui préside à l’élection d’un individu, qu’est-ce qui le met sur la voie du chef-d’œuvre et de la postérité, au lieu de le condamner au ratage ? C’est sur ce point qu’A. Mavrakis poursuit la réflexion entreprise par J.-P. Richard ; sa lecture d’ensemble, qui interroge une à une les destinées des six artistes concernés, lui permet de repérer plusieurs critères d’élection récurrents dans l’œuvre de Michon.

8L’étude du « triptyque de saint Vincent » se fonde sur les propos de l’auteur pour justifier le regroupement des cinq fictions sur les vies de peintres, puisque Michon aurait effectivement envisagé ce cycle comme un ensemble comparable aux Vies minuscules10. La métaphore picturale, si elle modélise la structure sous-jacente qui unit ces textes d’époques différentes, permet surtout de mettre en regard ces figures michoniennes du saint ou du damné et de repérer les constantes dans la mise en scène de l’élection de l’artiste, subitement touché par la grâce. Plaçant au centre du polyptique la Vie de Joseph Roulin, cette configuration fait de Vincent Van Gogh l’archétype du créateur dévoré par son désir d’Œuvre, « emblème de la modernité » déshérité de toute filiation artistique et érigeant à tort la peinture en absolu. L’autrice peut alors montrer que les destinées de Watteau, de Goya, de Lorentino et de Desiderii se construisent chez Michon en regard de cette figure cardinale, mais également en miroir les unes par rapport aux autres.

9Grâce à ce dispositif pictural, A. Mavrakis met au jour les correspondances et les jeux de rappel qui tissent la logique des « panneaux » du triptyque. Elle relève ainsi les motifs récurrents d’une « scénographie de l’élection » : épisodes de colère de l’artiste perdant foi en son art, détruisant parfois ses pièces, suivis de scènes de visitation et de rédemption annoncées par des déchaînements météorologiques ou par des éclats de trompettes. Deux couples symétriques figureraient de part et d’autre de « saint Vincent » : les figures glorieuses et antithétiques de Goya et de Watteau (orthographié « Vato » pour souligner l’effet de chiasme sonore), puis les figures mineures de Lorentino d’Arezzo, disciple de Piero della Francesca, et de Gian Domenico Desiderri, assistant du Lorrain. A. Mavrakis suggère ici que c’est la mise en correspondance de destinées contraires qui aurait permis à l’auteur de relancer sa réflexion sur l’avènement de l’œuvre d’art. Envisager cette série de fictions comme une structure dotée de sens la conduit en effet à dégager une constante dans ces vies de peintres, qui n’accèdent à la gloire et n’accomplissent leur chef-d’œuvre qu’en abandonnant la satisfaction des possessions terrestres. En comparant la renommée de Watteau et l’infamie de Desiderii, elle montre ainsi très pertinemment que le renoncement aux jouissances charnelles est préalable à la consécration de l’un, quand l’erreur de l’autre est de n’avoir jamais compris que la peinture d’un objet ne menait pas à sa possession.

10Une autre forme d’élection, complémentaire à la désignation du créateur par la « grâce », intéresse également A. Mavrakis : Michon déclinerait et interrogerait dans ses textes ce qui favorise la reconnaissance de l’artiste par ses contemporains. Déjà présente dans les vies de Van Gogh ou de Lorentino, peintres élus mais non consacrés de leur vivant, l’interrogation réapparaît dans Rimbaud le fils, auquel l’autrice consacre la troisième étude de son livre. Elle trouve en effet quelques éléments de réponse dans le nouveau dispositif narratif de cette « vie », où Michon n’a plus recours à la voix d’un témoin candide, tels Joseph Roulin ou le curé de Nogent-sur-Marne, modèle supposé du Gilles de Watteau, pour suivre la destinée du poète. Dans le cas de Rimbaud, même les plus brillants de ses contemporains sont aussi désemparés que ses lecteurs, incapables de cerner le jeune poète et « égaux devant l’énigme » de sa légende. De fait, le poète leur échapperait par son intempestivité : ni ancien ni résolument moderne, sa trajectoire inédite et son œuvre inouïe débordent une époque où les pairs/pères (incarnés par le ridicule de Banville) ne revêtent plus leur aura d’antan et ne sont plus en mesure d’assurer leur fonction de transmission artistique. Parmi les critères déterminant l’accès à la postérité chez Michon, et au-delà du caractère intempestif de l’œuvre, dont l’importance se confirmera dans les chapitres portant sur la figure de Corentin, A. Mavrakis met en avant le motif du paradoxe indépassable et cependant fertile. Elle rappelle en effet que le récit michonien présente Rimbaud tour à tour sous les traits de l’orphelin ou affichant la grimace de l’ogre, portant en lui une contradiction féconde entre deux pôles antithétiques, thématisés dans le texte par les « cymbales » que fait sonner sa mère, Vitalie Cuif.

11Ces chapitres centraux montrent ainsi que le recours à la démarche biographique sert à saisir ce qui, depuis l’obscur arrière-plan familial, dans le magma des déceptions et des aigreurs personnelles, favorise l’émergence d’une beauté classique dans des œuvres tout en contraste11.

L’Œuvre, par-dessus la vie 

12Dans la dernière partie de cette monographie, A. Mavrakis développe plus en profondeur le principe de l’Œuvre ogresse, qui est selon elle essentiel au récit michonien et accompagne le long processus d’écriture des Onze. Le dernier chapitre propose une étude du réseau de « reliques » présentes dans le corpus comme autant de signes protéiformes de l’attachement de l’auteur au modèle biographique et à ces témoins matériels qui permettent de fonder les légendes. Selon l’autrice, ce motif des reliques serait néanmoins régulièrement dépassé par l’avènement d’une œuvre née de leurs cendres. Cette tension entre la mémoire des vies passées et le chef d’œuvre à venir trouverait une résolution d’ampleur dans les Onze, récit dont le cheminement biographique inhabituel l’interpelle dès les premières publications du texte en revue12. En effet, il ne s’agit plus pour Michon d’y restituer le chemin de croix et les humeurs de l’artiste, François-Élie Corentin, mais bien de suggérer l’aura d’une œuvre-limite, indescriptible et fuyante. Elle propose à ce sujet une lecture très convaincante de la scène de commande du tableau légendaire où l’auteur aurait thématisé cette rupture par la mise aux flammes d’un insignifiant « sac d’os » immédiatement remplacé sur la table de l’échange par le « sac d’or » qui scelle le contrat entre le peintre et ses commanditaires13.

13Ces derniers chapitres ne font pas pour autant l’impasse sur les séquences biographiques des Onze, d’autant plus que ces bribes concernant l’existence et le parcours artistique de Corentin confirment les hypothèses avancées dans les chapitres précédents. Dans l’étude comparative intitulée « L’autre peintre de la Terreur », A. Mavrakis confirme ainsi la validité de certains critères proposés plus tôt en analysant la manière dont l’auteur des Onze construit la trajectoire glorieuse de François-Élie Corentin en opposition par rapport au destin d’Évariste Gamelin, un autre « citoyen-peintre » au service de la Convention mis en scène par Anatole France dans Les Dieux ont soif. Comme Rimbaud, Corentin n’est abordable qu’à travers sa légende et le « on dit » des commentateurs, et il reste irréductible à l’une des écoles picturales de son temps. Alors que Gamelin, « de stricte obédience néoclassique », « s’identifie sans reste à l’esprit du temps », Corentin est ainsi « stylistiquement insituable » (p. 149). Ce serait donc bien l’intempestivité qui caractériserait le grand artiste pour Michon, c’est-à-dire la capacité à mettre « son temps à son service » au lieu de « se mettre au service de son temps » (p. 125). Dans le chapitre intitulé « Corentin le fils », ainsi que dans « Devant le tableau », l’autrice s’intéresse en outre aux biographèmes qui permettent de saisir la complexité du personnage de Corentin et qui font de lui la synthèse des fils existentiels tissés par Michon. L’interprétation des passages généalogiques, des toponymes et des noms propres qui jalonnent les Onze est une piste pour combler le vide central creusé par l’auteur dans le cheminement artistique du peintre et pour trouver la solution de continuité entre le bonheur d’une enfance choyée et la sombre maturité du maître illustre. Grâce à ces analyses, A. Mavrakis met en lumière la dialectique du manque et du comble qui anime le personnage et que Michon reproduit dans l’ekphrasis impossible des Onze, chef-d’œuvre de ce « Tiepolo de la Terreur » imaginaire.

14Enfin, c’est à partir de ce dernier récit, en ce qu’il pose la question de l’œuvre (« Comment a-t-on pu peindre Les Onze ? ») plutôt que celle de la vie (« Pourquoi Corentin et pas un autre ? »), qu’A. Mavrakis déploie sa réflexion sur les modalités communes à la peinture et à la littérature, sur leur ambition partagée de « faire voir » ou de « donner à voir ». On connaît en effet le goût de l’auteur pour la notion de « visible »14, qui est ici déclinée comme une reconfiguration du réel par l’art et non comme un donné brut à partir duquel composer. Chez Michon, la peinture et l’écriture seraient donc sœurs en ce qu’elles représentent pour lui deux façons de rendre le monde habitable en faisant coexister l’incompatible et en figurant par là des contradictions personnelles indépassables. Elles seraient toutes deux des formes d’appropriation du visible par lesquelles « le moyen pour jouir devient la fin même » et grâce auxquelles l’artiste poursuivrait donc l’idéal de substituer l’œuvre, devenue « ogresse », à la vie. D’après A. Mavrakis, le miracle des Onze tiendrait alors au fait que ce chef d’œuvre ultime contienne et consume la biographie de Corentin tout en représentant le trop-plein de la Terreur, « ce qui ne peut se peindre : la virulence même de l’antagonisme » (p. 126). Cette invention par Michon d’un artiste absolu prenant sa « revanche sur le temps et la postérité », d’un géant qui s’incarne et disparaît dans son tableau en se riant de tous les « autres rejetons égarés de la littérature », pourrait constituer un pendant victorieux au Pierrot des Vies Minuscules qui se berçait d’idéaux mallarméens face à la page blanche15, et la boucle du combat titanesque entre l’artiste et son œuvre serait alors fermée.

15Dans la conclusion de L’Atelier Michon, l’autrice se garde pourtant de clore l’œuvre par sa lecture et, en reprenant le fil des métaphores architecturales, elle la définit comme « un édifice qui attend toujours sa clef de voûte » (p. 180). Elle consacre d’ailleurs les dernières pages de la monographie à un rapprochement des chutes michoniennes, et elle observe que celles-ci sont toujours pour l’auteur une manière d’« en finir » sans clore le texte, en laissant bruisser les « puissances » du monde — arbres, gerfaut, vent, cours d’eau — qui reprennent alors leurs droits mais veillent sur une relance toujours possible de la littérature, malgré l’achèvement du récit.