Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mars 2020 (volume 21, numéro 3)
titre article
Céline Fournial

L’écrivain : sa Vie, son œuvre

The writer: his life, his work
Élodie Bénard, Les Vies d’écrivains (1550-1750). Contribution à une archéologie du genre biographique, Genève : Droz, coll. « Travaux du Grand Siècle », 2019, 440 p., EAN 9782600058957.

1Si le genre biographique, abondamment pratiqué, a donné lieu à de nombreux travaux synthétiques, il n’en est pas de même de l’un de ses ascendants, le genre de la Vie d’écrivain, qui n’avait pas encore fait l’objet d’une étude d’ensemble spécifique. En se proposant de combler ce manque, l’ouvrage d’Élodie Bénard consacré aux Vies d’écrivains de 1550 à 1750, issu de sa thèse de doctorat, apporte une contribution importante à l’histoire du genre et plus largement à l’histoire de la littérature. Dans une approche générique et génétique, cette étude met au jour les modalités changeantes de la fabrique des Vies d’écrivains, en retraçant le développement, les variations formelles et l’évolution du genre, durant deux siècles au cours desquels le statut de l’écrivain connaît de sensibles mutations. Partant, celles-ci engagent une conception renouvelée de la littérature et de son champ, du rapport de la Vie de l’écrivain à son œuvre et de la fonction assignée au travail du biographe.

2Tout l’intérêt d’analyser un corpus en pleine mutation a pour corollaire sa difficile saisie : les textes qui le composent1, leurs étiquettes, leurs modes de publication (circonstancielle, autonome, paratextuelle dans l’édition des Œuvres de l’écrivain, ou au sein de périodiques) sont nécessairement disparates. La définition de la Vie donnée par Bernard Beugnot — « recueil d’événements, de gestes et de traits »2 —et sur laquelle Élodie Bénard fonde son enquête en témoigne. L’examen précis et nuancé des textes, le souci de rendre compte de leur singularité, par-delà les convergences mises au jour, conduisent l’auteur de l’ouvrage à réexaminer régulièrement les critères distinctifs du genre, mais aussi à prendre en considération les différents modèles qui informent les Vies d’écrivains selon les périodes. Précisément, — et c’est l’un des apports de ce travail — cet ouvrage structuré selon un plan chronologique revoit la périodisation de l’histoire du genre biographique en réévaluant la rupture traditionnelle entre le xviie et le xviiie siècle. Les premières Vies d’écrivains français demeurent rares dans la seconde moitié du xvie siècle avant de connaître un véritable essor au cours du second xviie siècle puis au xviiie siècle, et de gagner progressivement en autonomie par rapport aux autres types de Vies. Élodie Bénard dégage ainsi trois moments dans l’histoire du genre : « la période rhétorique, où la Vie d’écrivain est associée à la tradition de l’éloge, la période mondaine, où elle se détache de la Vie d’homme de lettres et prend comme modèle la conversation, et la période historique, où l’exigence de véridicité se combine à un goût croissant pour l’anecdote et le secret »3.

3Plusieurs paramètres varient d’une période à l’autre, que ce soit le but et le destinataire assignés à la Vie, la conception du champ littéraire et de l’écrivain ainsi que sa distinction d’avec l’homme de lettres, l’idéal social, ou encore les genres littéraires et culturels à la mode. L’écriture des Vies en porte la marque, tant sur le plan poétique que stylistique, comme le montre Élodie Bénard, qui s’intéresse en outre tout particulièrement à la place accordée au récit, dont l’expansion caractérise l’évolution du genre. Ce travail replace également les Vies dans le contexte du développement du genre des Mémoires et dans celui des réflexions que connaît l’historiographie entre le xvie et le xviie siècle. Ce corpus aux bornes étendues permet de révéler les constantes et les variations qui traversent le genre, originellement calqué sur le modèle de la Vie d’illustre, dont il reprend les topoï structurels, anecdotiques et encomiastiques. Les lieux communs ainsi introduits dans l’histoire littéraire sont cependant soumis à des régimes d’écriture différents et révèlent l’évolution des représentations d’un même écrivain au cours de la période étudiée (le cas de Molière est à ce titre révélateur). De même, la manière dont l’œuvre littéraire informe l’écriture de la Vie et dont la Vie cherche à éclairer l’œuvre connaît des variations significatives, dont cette étude riche, au propos toujours clair et organisé décrypte le fonctionnement et les enjeux.

La Vie rhétorique : « l’exemple vivant »4

4Grand genre historique hérité de l’éloge rhétorique antique, la Vie, au xvie et dans la première moitié du xviie siècle, a pour principal objet les hommes d’État et les saints. Selon le parallèle traditionnel entre l’homme d’action et l’homme de lettres, les codes d’écriture de la Vie du premier sont appliqués à la Vie du second. Celle-ci « présente les principaux traits de l’histoire éloquente : l’optique panégyrique et exemplariste, le bel ordonnancement des faits, le matériau épique et merveilleux »5, comme en témoignent la Vie de Ronsard par Binet et la Vie de Sainte-Marthe par La Rochemaillet. Prolongeant la translatio studii accomplie par ces écrivains, leurs biographes se saisissent du genre antique de la Vie d’illustre et se font les émules des Anciens tels que Tacite afin d’illustrer la gloire littéraire française. Discours orné hérité de l’enkômion, la Vie éloquente s’organise chronologiquement selon une série de lieux communs émaillés d’événements ou de circonstances qui signalent le destin hors du commun du biographié et lui assignent un but moral. L’auteur construit un ethos d’historien que renforce sa qualité de témoin, voire d’intime.

5La Vie rhétorique offre une autre voie, héritée de Plutarque et de Montaigne, celle de la Vie savante écrite en latin, qui fonde quant à elle son autorité sur l’exhaustivité, l’érudition et l’examen critique : « Ses auteurs se prévalent aussi du rôle de témoin, mais ils y associent l’exigence d’exhaustivité, l’analyse philologique des textes et la simplicité du style »6. La très ample Vita Peireskii de Gassendi en est l’illustration. Si la relation d’amitié, l’exemplarité et les lieux communs à l’œuvre dans la Vie éloquente y sont représentés, ils se trouvent rationalisés. Une narration simple, garante de vérité, se substitue aux « emphases artificielles »7 critiquées par Gassendi.

6Une autre pratique héritée de l’Antiquité et reprise par les Humanistes, l’insertion de la Vie en préambule dans l’édition des Œuvres, n’est pas sans conséquences sur les modalités d’écriture. L’abrégé est préféré à l’exhaustivité, le texte biographique devient une sorte de captatio benevolentiae apte à légitimer et à promouvoir l’œuvre, qui du reste informe le contenu de la Vie, son style, l’ethos du biographié8. L’exemplarité et l’éloge restent de mise, mais la simplicité de la narration vise à en garantir la vérité, tout comme l’intérêt pour le « trait curieux ». Cette promotion du singulier s’allie néanmoins aux topoï, si bien que, comme l’écrit Michel Jeanneret, la Vie est utilisée comme une « banque de données »9, les mêmes motifs biographiques reparaissant d’une Vie à l’autre.

La Vie mondaine ou l’art de plaire

7Le genre de la Vie d’écrivain prend son essor dans la seconde moitié du XVIIe siècle, car des modèles nouveaux sont substitués à la figure de l’écrivain érudit et de son public restreint : « La Vie d’écrivain se développe à la faveur de ce point de rencontre entre l’écrivain-galant homme et le public des honnêtes gens »10, réunis autour de valeurs communes. Le grand style et le genre héroïque cèdent dès lors la place à la promotion du petit, du facile, de même que s’impose une nouvelle finalité, le plaisir. C’est désormais l’idéal de la conversation mondaine qui informe la Vie d’écrivain11, dès lors caractérisée par l’échange familier avec le lecteur, l’insertion de dialogues et de lettres, la pratique mondaine du portrait, les anecdotes et les bons mots. Écrivains et biographes se voient attribuer les mêmes qualités mondaines : « le naturel, la complaisance et l’enjouement, qui caractérisent, à des degrés divers, l’écriture des Vies d’écrivains, sont convertis en traits constitutifs de l’ethos du biographe »12. L’autorité du discours n’est plus fondée sur l’érudition ou l’exhaustivité. Le lecteur et la satisfaction de son goût sont seuls juges.

8Le second xviie siècle voit la Vie d’écrivain se fixer comme genre autonome par rapport à la vie d’homme de lettres et prendre ses distances avec la Vie d’illustre. Si les topoï respectifs des Vies de saint, de philosophe et d’homme d’action demeurent, ils sont adaptés aux codes nouveaux du genre qui possède désormais ses traits spécifiques. L’emplacement en tête des Œuvres, de plus en plus courant, joue un rôle important dans leur réception immédiate. Plus largement, cet essor s’explique par la place nouvelle de l’écrivain dans la vie littéraire, à une période où se développent les académies, la théorie et l’histoire littéraires. De ce fait, les périodiques, au moment de la mort de l’auteur, publient aussi des Vies. Le goût pour l’anecdote et la vie ordinaire accompagnent la peinture d’un caractère, qui fournit la clé d’explication de l’œuvre.

La Vie historique « et critique tout ensemble »13

9Au XVIIIe siècle, la Vie d’écrivain gagne en ampleur car elle est à nouveau publiée de manière autonome, qui plus est sans que les circonstances en dictent l’écriture. Le plaisir du lecteur s’allie au souci de vérité à cette époque de « pyrrhonisme historique »14 : les biographes, dont l’ethos se fonde sur le rapport au savoir, rassemblent des documents et confrontent les informations, ce qui n’exclut certes pas la fiction, mais celle-ci doit avoir l’apparence de la vérité. La Vie cherche à diffuser le savoir littéraire et les biographes, souvent éditeurs ou journalistes, se considèrent comme des historiens.

10Le genre subit une double influence, celle de la nouvelle historiographie et du roman à la mode. L’intérêt se porte donc vers le privé, le regard singulier de l’écrivain, le rôle des passions. L’œuvre de l’écrivain est alors lue au prisme de sa vie privée, car il s’agit de révéler les secrets, cachés par l’histoire traditionnelle, à l’origine des événements. Les lectures à clés de l’œuvre15 se multiplient. L’œuvre « n’est pas perçue comme un matériau pour l’historiographie littéraire, mais comme un prétexte à la révélation des petits faits plaisants et secrets qui entourent son élaboration […]. C’est le paradoxe de cette nouvelle historiographie : tout en se plaçant résolument du côté de la vérité, elle bascule dans le roman »16 et en utilise les procédés (dialogues, récit dans le récit, analepse, digression…). Comme le montre clairement cet ouvrage, deux régimes narratifs coexistent, celui des Mémoires et celui du petit roman.

11Le statut de l’anecdote, clairement placée du côté du savoir, illustre la perméabilité entre réalité et fiction. Élodie Bénard décrypte les différents procédés mis en œuvre pour donner l’illusion du vrai. L’écrivain est représenté dans son espace privé, en bien des points comme un homme ordinaire, car cet espace devient celui de la vérité. Le biographe est celui qui comprend et sait expliquer, par sa démonstration, les véritables causes des faits littéraires. Son propos prétendument démystificateur satisfait la curiosité du lecteur et applique aux œuvres une lecture autobiographique. « Loin de faire affleurer ce qui était enfoui, les biographes constituent comme privé et intime ce qui était à la surface, dans l’œuvre, et qui, par conséquent, bénéficie de la caution de l’écrivain »17.

12Durant ces deux siècles, l’écrivain demeure en grande partie et selon des modalités variables l’auteur de sa propre Vie, par l’entremise de ses œuvres.