Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Janvier 2020 (volume 21, numéro 1)
titre article
Laurent Angard

« Regardez tous ! Voilà l’homme rouge qui passe ! » Le Richelieu de la fiction

"Regardez tous ! Voilà l’homme rouge qui passe !" The Richelieu of fiction
Caroline Julliot, Le Sphinx rouge. Un duel entre le génie romantique et Richelieu, Paris, Classiques Garnier, 2019, 244 p., EAN 9782406081067.

1Dans sa thèse de doctorat consacrée à La Légende de Richelieu, Laurent Avezou1 affirmait que « la génération romantique malmena la figure du Cardinal [de Richelieu], […] un examen attentif de leurs legs littéraires tend à démontrer que les romantiques le font moins uniformément noir qu’il n’y paraît. » C’est à cet « examen attentif », entre « complexité » et « ambivalence » (p. 16) que nous invite Caroline Julliot dans son étude sur Le Sphinx rouge. Un duel entre le génie romantique et Richelieu, publiée aux éditions Classiques Garnier, en 2019.

 « Regardez tous ! Voilà l’homme rouge qui passe2 ! » Richelieu dans les textes

2C. Julliot prévient d’emblée que son travail n’est pas destiné à « distribuer les bons et les mauvais points » aux historiens et aux littéraires qui traitent souvent de manière paradoxale la figure de Richelieu. Elle cherche « moins à dénoncer les erreurs des représentations romantiques qu’à comprendre pourquoi celles-ci apparaissaient, à leurs propres yeux et à ceux du public, sinon vraies du point de vue factuel, du moins pertinentes au moment de l’écriture, et porteuses d’une forme de vérité plus essentielles » (p. 18). Le pari est donc « de voir dans le discours romantique sur Richelieu plutôt des intuitions que des divagations » qui permettraient « aux écrivains de mieux interroger leurs propres représentations, et la fonction de chacun, […] en tant qu’acteurs de l’histoire » (p. 19). L’homme en rouge est donc dans l’imaginaire des romantiques un des moyens de réinterroger leur présent, héritier de la Révolution française. Figure atypique, mais aussi de transition, Richelieu permettrait « de penser la rupture moderne du théologique et du politique » (p. 27-28). Saisir son portrait permettrait « de [comprendre] l’évolution des formes du pouvoir et la place qu’ils [les écrivains] cherchent […] à occuper, dans la société postrévolutionnaire en train de se construire » (p. 20). Il devient par conséquent la problématique autour de laquelle se cristallisent toutes les réflexions contemporaines.

3L’ouvrage est charpenté en trois parties. La première, relativement descriptive, pose les fondements des jugements contemporains ainsi que le corpus général dans lequel l’image du Sphinx rouge est dessinée. Souvent il apparaît « comme un démon » (p. 31), car c’est dans l’air du temps (« le satanisme est “à la modeˮ »), un topos à cette période (vers 1830). Cependant, rappelle C. Julliot, cette « aura démoniaque n’est pas forcément à interpréter comme une caractérisation uniquement négative ». Elle signifie aussi « la marque de sa grandeur […] : défi permanent à l’ordre établi, détachement à l’égard des passions basses, solitude sublime » (p. 32). Force est alors de constater que la diabolisation de Richelieu n’est pas si patente que cela, et même si dans « le dispositif fictionnel, les écrivains prêtent à leurs personnages […] des considérations superstitieuses », le cardinal échappe « très largement à ce cadre de pensée. » Qu’incarnerait-il alors ? L’hypothèse de la critique serait que Richelieu symboliserait « un pouvoir nouveau » (p. 40) contrairement à ses conseillers, notamment au Père Joseph. S’appuyant sur une citation de Victor Hugo dans La Préface de Cromwell, C. Julliot le dit clairement : « Richelieu se révèle l’incarnation d’un pouvoir d’une étonnante modernité », car il n’est « ni hypocrite machiavélien, ni jouisseur débauché, ni fanatique religieux. » Ce seraient ses « divers “instrumentsˮ » (comprenons les sbires de Richelieu) qui feraient peur et créerait « le spectaculaire » dans les récits, car l’homme d’Église serait quant à lui « très largement en retrait dans les fictions » (p. 51). En effet, il gouverne et n’agit pas, en véritable homme de pouvoir. L’on s’aperçoit alors dans les fictions romantiques que ce n’est pas lui « qui ordonne directement les détails de ces entreprises » macabres (ibid.). D’où cette autre hypothèse – qui paraît assez évidente toutefois : la figure de Richelieu « exprime quelque chose de beaucoup plus profond qu’un simple “méchantˮ de comédie » (p. 52). Pour étayer son idée, C. Julliot s’attache à montrer qu’« il incarne un pouvoir dépersonnalisé », en se mettant « à distance de tout sentiment personnel », qu’il « est un être dépassionné » et que son « intériorité […] nous échappe » (p. 63). « Aucun texte romantique, ajoute-t-elle, même les plus à charge, ne nie que Richelieu soit avant tout motivé par l’idée d’accomplir une œuvre politique qui le dépasse » (p. 60).

4Et même s’il s’humanise, a priori d’une œuvre à l’autre (des Trois Mousquetaires au Comte de Moret), « cela ne change absolument pas sa manière d’aborder la politique » (p. 61). La question que pose le personnage « est celle de l’immoralité ou de l’anormalité d’un État sans transcendance » (p. 63). Et c’est justement parce que « la figure du diable [est] dépouillée de toute implication morale » que la politique de Richelieu « devient synonyme d’ingéniosité » (p. 64) et que l’homme disparaît derrière l’hyperbolisation du pouvoir. Et C. Julliot de conclure avec force : « L’imaginaire romantique a donc paradoxalement su élever au rang de figure mythique un personnage conçu pour être, justement, sans relief ni intérêt, pris individuellement du moins » (p. 68). Ainsi Richelieu n’est-il pas ce fou sanguinaire et symboliserait davantage à la fois cette « figure de la transition, tournée vers la sortie du religieux » et « un nouveau rapport au monde » (p. 70). La politique doit se faire indépendamment de l’Église. Chez Dumas, par exemple, personne « ne cherche à agir pour de raisons authentiquement religieuses. […] La bannière du sacré n’est qu’un paravent commode, dissimulant d’autres motivations » (p. 79). Richelieu est alors une autorité qui échappe à l’emprise de la religion : la faute de « toute la diablerie de Loudun » (A. Dumas), par exemple, est attribuée au Père Joseph, celui, écrit le romancier, dont le nom « n’était jamais prononcé que tout bas, tant était grande la terreur qu’inspirait l’éminence grise3. » Aussi après Richelieu, « le politique ne pourra[t-il] plus prétendre à “la justification religieuse du pouvoirˮ, et devra se légitimer au nom d’autres valeurs. » Ainsi le Cardinal figure-t-il la transition « entre deux logiques politiques, de la monarchie théocratique à l’État moderne » (p. 87). Et c’est dans ce passage que les écrivains du xixe siècle « vont projeter toutes les angoisses et interrogations nées d’un passé beaucoup plus proche, et encore susceptible d’imposer à l’avenir ».

Du diable au politique ou « l’automate terrible » (A. Dumas)

5À travers Richelieu, c’est « l’essence du politique contemporain qui est en procès » (p. 87). On comprend alors les raisons qui poussent les romantiques à s’emparer de son image, car « il neutralise et contrôle le pouvoir royal, mais n’est absolument pas en mesure de triompher de lui » (p. 92). C’est « une autorité bicéphale et indissociable » qui émerge, et les romans du xixe siècle penseront davantage à cette complémentarité qu’à une rivalité, à proprement parler. D’ailleurs, « il est une abstraction », affirme C. Julliot, et l’on trouvera dans les textes ces images où Richelieu est une « machine », en lui ôtant même ce qui faisait de lui un « homme » (p. 96). Une partie du mythe est né à ce moment précis, celui du Cardinal de Richelieu (un Richelieu des romantiques pour reprendre le titre d’un ouvrage sur Corneille au xixe siècle4). En rendre compte, prévient la critique avec finesse, « c’est analyser à la fois “son emprise sur l’imaginaire collectif, sa force mythique, mais aussi sa capacité d’adaptation et de survieˮ » (p. 97). Et la mise en scène de Richelieu à l’époque romantique montre qu’il incarne « une angoisse centrale : celle de l’usurpation du pouvoir » à la fois chez les monarchistes réactionnaires, mais aussi chez les républicains progressistes. Car Richelieu personnifie « l’exécutif échappant à la source légitime du pouvoir […] jusqu’à trahir l’esprit des lois qu’il prétend appliquer » (p. 98). Tout un imaginaire symbolique se dessine autour de la figure tutélaire du Cardinal de fiction : le chat, dont la symbolique glisse de l’animal à l’homme (Vigny le compare à un « tigre de salon », dans Cinq-Mars) (p. 102). C’est sa soutane ensuite qui cacherait tous « les crimes d’État » et « la barbarie de ses procédures et des châtiments » (p. 107), symbole de la « dilution de la responsabilité morale de la peine de mort ». C’est le sens que prend la dernière réplique de Marion de Lorme dans le drame de Victor Hugo, qui sert de titre à cette recension (voir note 2). « La filiation sanglante » n’est pas oubliée, de Louis XI à Robespierre, point d’aboutissement aux horreurs de la Terreur (p. 109). Richelieu offre par conséquent l’occasion de mettre en perspective cette question essentielle des débats politiques postrévolutionnaires, et de réfléchir aux circonstances qui favorisent les dérives politiques. Nombreux sont ceux qui ont palabré à propos du ministre de Louis XIII et toute cette littérature montre « la complexité du jugement historique, face à un pouvoir contraint par des circonstances critiques à prendre des mesures extraordinaires, et à se montrer implacable » (p. 117). Richelieu est, nous venons de le voir, celui qui est capable des pires exactions criminelles (« Que pèsent quelques morts, au regard d’un avenir meilleur » (p. 119)), mais il est aussi celui qui est capable de clémence « qui marque, continue-t-elle, sa totale autonomie et sa capacité à se réinventer et à se jouer des règles ». C’est aussi là que « se manifeste son pouvoir transgressif, et authentiquement créateur » (p. 124). Autre symbole, donc, celui d’un Richelieu qui instaure « l’égalité de tous devant la loi » (p. 125). Certains auteurs iront plus loin, car ils franchiront le pas qui fait du Cardinal un « précurseur de la Révolution française », à l’instar de Vigny mettant en parallèle la Terreur et la Révolution française. Inquiets, les nobles voient en Richelieu la fin de leurs privilèges et cette lutte contre ces derniers – que cela soit de manière explicite ou non – est assurément à l’origine du « mouvement historique qui aboutira pleinement à 1789 » (p. 137). À force d’ailleurs de le transformer en porte-flambeau des révolutionnaires, les écrivains, parfois à contre-courant historique, en oublient la nature « aristocratique » (p. 138). Mais adossé à cette figure clémente, il n’est pas à nier qu’il incarne la plupart du temps, « l’institution qui broie les âmes romantiques » (p. 144), mais, écrit C. Julliot, analysant à la fois les textes dumasiens et ceux de Michelet : « une telle nature inhumaine était […] à ce moment de l’histoire, nécessaire au progrès, et a accompli le dessein de la Providence » (p. 145). Richelieu a donc bouleversé les marges de l’État-nation, et, seul, à la même époque, Corneille l’avait fait à travers ses pièces de théâtre qui, elles aussi, avaient bouleversé « les codes esthétiques académiques en vigueur » (p. 149).

Le spectre rouge vaincu par l’esprit

6Si, pour la génération des romantiques, le « spectre rouge » incarne davantage le pouvoir politique que le religieux, Corneille, lui, symbolise l’esprit de contradiction, « l’espoir démocratique, en d’autres mots : l’avenir » particulièrement dans la mise en scène de ses démêlés à propos du Cid avec Richelieu (p. 151). Dumas, dans Louis XIII et Richelieu, ira jusqu’à lui refuser la paternité de la République des Lettres au profit de Valentin Conrart (1603-1675). Ainsi, écrit C. Julliot avec justesse, apparaît-il « un nouveau pouvoir spirituel, déjà autonome, celui de l’intelligence – pouvoir dont le temps est venu à l’ère romantique » (p. 153). Le pouvoir de l’ecclésiastique est donc mis à mal, voire en « échec » (p. 153), ce qui proclame « la supériorité du génie littéraire sur le génie politique, en récréant par l’écriture la genèse de la prise de pouvoir progressive des écrivains – processus à l’aboutissement duquel ils se situent » (p. 153). Le pouvoir spirituel de l’écrivain détrône par conséquent les autorités anciennes, et c’est cette idée qui s’impose petit à petit chez les romantiques (c’est ce qu’affirme dès 1831 Hugo dans Marion de Lorme, comme le rappelle ailleurs C. Julliot5). Le peuple, de spectateur qu’il était, devient acteur (p. 164) : « je veux faire penser quelquefois », écrivait Alexandre Dumas, dans Les Trois Mousquetaires (cité par C. Julliot). Le duel est lancé à travers la représentation des deux illustres hommes : Richelieu et Corneille. Le génie de l’esprit devra par conséquent se désolidariser de l’esprit politique, « trop souvent synonyme de tyrannie », en affirmant alors sa volonté de « guider le peuple, pas à pas, vers son autonomie » (p. 174). C’est la théorie d’un Guizot qui affirmait qu’à l’intérieur d’un régime autoritaire, la liberté des gens de Lettres « constitue les conditions idéales d’une création profondément originale » (p. 175). Ainsi, termine la critique sur ce duel de titans : « revendiquant avec énergie son indépendance d’écrivain, [Corneille] a fait reculer la tyrannie de Richelieu » (p. 176) : Le Cid a terrassé Richelieu et sa politique. En réponse, apprend-on, le Cardinal aurait créé l’Académie française, qui – prétendent les romantiques – est alors devenue « un instrument servile de la vengeance » cardinalice (p. 179). Finalement, le rôle attribué au dramaturge le /sur/passe même, puisqu’il devient par la force fictionnelle le porte-flambeau des nouvelles missions des écrivains, à savoir « faire le lien entre la Terre et le Ciel », défiant par-là « le spectre du Cardinal. »

7Le peuple assiste au triomphe du Romantisme : Richelieu est écrasé par le talent des écrivains et devient subséquemment « matière à dévoiler, contre lui, le sens de l’histoire, il assiste, impuissant, à l’édification de sa propre légende » (p. 199).


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8Richelieu n’est pas cette figure tout à la fois trop diabolique ou trop salvatrice. Sa mise en scène au fil du temps montre cette nécessité de saisir les nuances que propose ici C. Julliot. Se dessine, écrit-elle encore, « une figure beaucoup plus subtile qu’un jugement sans nuance » (p. 219). Comme d’autres figures tutélaires de notre histoire française, le Cardinal a servi de prétexte à des écritures militantes, dont les enjeux étaient de diffuser des stratégies de légitimation plurielles. S’il apparaît souvent comme un infâme personnage, sans scrupules, il reste aux yeux de nombreux romantiques un homme digne d’hommages sincères. Pour preuve : son successeur, Mazarin, ne bénéficiera pas de cette aura romanesque et romantique. Le Sphinx rouge, entre l’image du monstre et la légende patriotique, se décline dans un large camaïeu de valeurs, mais il serait aussi et in fine « une parfaite incarnation de la condition de l’individu moderne » (p. 226).