Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Julia Peslier

La Littérature déposée ou la grande Montre cassée de Bohumil Hrabal

Palabres et existence, textes réunis par Xavier Galmiche, suivi de  : Caïn, récit existentiel, inédit de Bohumil Hrabal, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002.

1Hrabal ? Ma dernière gourmandise littéraire, ma plus récente rencontre dans la famille des littérateurs, mon petit délice de prose quotidienne. Écrivain tchèque né en 1914 et mort en 1997, Hrabal invente livre à livre un roman-monde où de drolatiques personnages, mi-fous, mi-sages discourent à l’indéfini sur la cruauté de la vie et ses clins d’œil sardoniques avec une belle tendresse. Petite tzigane turquoise qui un jour ne revient pas, ivrognes qui palabrent au manteau des lampadaires, entrepreneurs contrits d’être entrepreneurs et ouvriers qui retourneront vigoureusement leur veste contre leur contre-maître déchu, femmes légères et rires dansants aux facéties de l’Oncle Pepin, l’univers de Hrabal est flamboyant comme une volute de la chevelure rousse de Mariska qu’il déploie dans La Chevelure sacrifiée1. Du fantasque des hommes parqués dans des prisons réelles ou imaginaires à la gloutonnerie malicieusement sans fin des femmes un peu follettes, de la confection du boudin à la malterie traditionnelle, de la violence d’un père à la passion d’une famille, du babil gueulard de l’oncle excentrique jusqu’à l’asile matérialiste où échouera sa vieillesse ravagée, voilà autant des beautés composites que Hrabal intrique dans ses longs poèmes de prose hétéroclite.

2Traduit pour la première fois en français en 1965, il faudra attendre la fin des années quatre-vingt pour commencer à lire Hrabal par le biais de traductions désormais régulières. Quoique déjà substantielle, la part de son œuvre traduite (près d’une vingtaine de livres) est loin de rendre compte de sa densité, d’où la situation singulièrement productive du lecteur assidu, qui en découvre les obsessions, les déboîtements et les arabesques à mesure des parutions, s’étonnant chaque fois d’originalités pour lui nouvelles et voyant confirmer des cheminements de lecture propres à Hrabal. Territoire d’écriture encore peu balisé en France, Hrabal s’aborde avec un regard forcément neuf et nous offre une belle opportunité d’explorer un univers sans trop d’a priori, sans catégories préconstruites, par une liberté bibliographique qui ouvre la voie à maints déploiements critiques comme à des contre-sens déjà fructueux ou à des clichés potentiellement stérilisants.

3Ouvrant le feu de la réception critique en France par le collectif Bohumil Hrabal, Palabres et existence, Xavier Galmiche propose une grande diversité de matériaux pour appréhender l’œuvre. De composition soignée, mêlant iconographie, inédits et commentaires, ce recueil s’ouvre sur un portrait et une photobiographie de l’écrivain. Le cœur du développement se distribue en trois grandes parties :

4I. Poésies et existence, avec la traduction d’un inédit de l’écrivain (Caïn récit existentiel) ;  

5II. Palabres, procédés, processus ;

6III. éditions, traductions et traditions, et diverses reproductions de couvertures et tapuscrits.

7L’ensemble se veut exhaustif et réussit son pari de complémentarité avec l’œuvre. Multipliant les outils d’analyse notamment bibliographique et filmographique, diversifiant les approches poétiques, philologiques et pluridisciplinaires, il constitue en fait un avantageux appareil critique aux écrits de Hrabal pour le public français. Plus précieuses encore, de nombreuses citations inédites où l’auteur revient sur son travail éclairent les interventions de façon dynamique, en soutenant les hypothèses de lecture mais aussi en déployant des dimensions plus intimes dans le jeu de l’écriture, comme par exemple le premier chagrin d’amour comme forge du poète.

8Cherchant à déconstruire l’ouvrage pour en redisposer de nouvelles configurations, le commentaire s’essaiera à dégager d’autres transversales suggérées par ces différents articles, ainsi qu’à mettre en lumière certaines marges moins explorées, non tant comme critique d’une lacune, mais plutôt comme l’effet et le fruit de ces pérégrinations critiques rapportées à l’œuvre de Hrabal.

9De la ronde des métiers qu’il pratique – contrôleur de gare, représentant de commerce, brigadiste aux fonderies, emballeur de vieux papiers pour une entreprise de récupération des matières premières, coulissier au théâtre, etc., on retiendra la ténacité hrabalienne à les tirer jusqu’à leur plus grande extension dans la fiction2. De ces “reportages” où il expérimente le réalisme total, il fera tout autant les fables et les figures de l’existence humaine dans un XXe siècle houleux, reproduisant leur geste de découpe et de tri dans sa poétique. De ses amitiés littéraires et artistiques on soulignera un compagnonnage assidu entre littérature et œuvre graphique, comme expérimentation contemporaine de nouvelles esthétiques. À la découverte passionnée des avant-gardes (surréalisme, dadaïsme et poétisme) succédera un enthousiasme inventif et communicatif : aux côtés d’amis comme le musicien et poète Karel Marysko (co-rédaction du Manifeste du néopoétisme) et le poète Egon Bondy (le lecteur exigent de Jarmilka qui le pousse à aller vers l’invention d’un “réalisme total”), et de personnalités du milieu artistique tchèque à commencer par Vladimír Boudník, le théoricien et l’expérimentateur de « l’explosionnalisme » et de Jiří Kolář, qui hérite du mouvement surréaliste et travaille le collage comme poésie visuelle.

10 Terreau de l’œuvre, la biographie de l’écrivain n’est pas le prétexte d’une lecture selon sa personne, où l’on s’attacherait à reconnaître Hrabal dans tout narrateur, ou à reconstituer une fiction biographique latente entre les lignes de ses textes. Les auteurs préfèrent mettre en avant la torsion des matériaux biographiques en motifs fictionnels et évoquent de temps à autres les quelques personnalités frappantes de son entourage qui ont nourri son œuvre de figures éclatantes (l’oncle Pepi, reconnu comme “le palabreur” étant le plus côté dans cette galerie de portraits). C’est d’ailleurs probablement le choix inaugural d’un propos entre palabre et existence, plutôt qu’entre œuvre et vie qui a autorisé ce contournement de l’écueil biographique. Même prudence quant au versant politique : les commentateurs cherchent davantage la critique des régimes dans ses œuvres plutôt que de stigmatiser ses publications après censure, voire de prendre position pour un engagement militant qui a été le fait d’autres contemporains. Ils rappellent ses pointes de provocation dans sa vie3 et envisagent sa désinvolture à l’égard des textes tronqués et réécrits après licence comme un pied de nez au régime, montrant par la multiplication des versions que la coupure est dérisoire et n’anéantit pas l’arrière-plan du texte (Marie-Elizabeth Ducreux, Avant-Propos). La virulence politique de Hrabal apparaît bien réelle notamment dans les deux très beaux récits Jarmilka et Une trop Bruyante Solitude. Le premier se tisse des “on-dit” et autres “choses vues” cueillis à propos des camps de la mort tels que se les racontent les employés malmenés d’une usine de retraitement tandis que le second se passionne pour la mise en pilon systématique de livres en tous genres, chefs d’œuvre, philosophie et beaux arts confondus qui, rapportée à la disparition d’une petite tzigane bleue, dit bien quelque chose de toute une Europe en déréliction. Ainsi Pietr Pithart refuse une conception de Hrabal comme “apolitique  : à tout le moins il était “de la cité” (homo politicus)”, cité que le commentateur semble enclore dans la brasserie tchèque puisque homme d’état et quidams y sont assis à la même table selon une légende de l’établissement “Au Tigre d’Or” contée par Hrabal.

11La tentation de périodisation qui découpe l’œuvre en tranches et structure la courte biographie, paraît plus problématique. Prétendant contruire une lisibilité de l’œuvre, elle élabore une sorte de trajectoire accélérée à vide de l’écrivain, qui diluerait le jaillissement poétique des débuts en faveur d’un ruminement métadiscursif et d’un ressassement des souvenirs familiaux comme phases d’une écriture et moins peut-être comme le tout ruminé et diversement assimilé dans l’œuvre – déplacements et mûrissements compris – d’une même écriture4. Affirmant que “la réalité, ses ganglions et ses contrepèteries, a été et reste toujours ma source, ma maîtresse” (cité par Kenichi Abe), Hrabal signale en effet que l’écriture se joue de et dans la contemporanéité du regard au monde, regard qui figure et allégorise ce lien intime, passionnel avec le vivant pour en faire de la fable qui a valeur et visée de fable (dire les nœuds et les interversions).

12C’est enfin le témoignage de Václac Kadlec, qui vient compléter le portrait de l'homme par une évocation de la “maison d’édition imaginaire", où il explique la fabrique et la circulation sous le manteau de certaines versions (les fameux samizdat présentés ici par Milan Burda), copiés en secret par des petites mains et des proches. Il ne manque pas au passage de brosser un portrait de l'auteur "armé de son emblématique chope de bière ; plein d'humour, d’ironie et de sarcasme".

13 “Hrabal le palabreur”, telle est en effet l’image qui ressort du narrateur-auteur5. La palabre, traduction du néologisme tchèque pábení6 est la jonction poétique de toutes ces analyses, promue du rang de thème majeur à celui de “construction philosophique du rapport à autrui et à l’être-au-monde” selon Xavier Galmiche. Constituée par des propos importés de la rue, des brasseries, des extraits d’actes procéduriers et intriqués dans le flux narratif, la palabre est à la fois étudiée comme technique et comme forme de narration qui dérive d’une esthétique. C’est l’occasion pour Milan Jankovič de revenir sur le procédé du cut-up à la façon d’un reportage à partir des conversations entendues, soigneusement notées puis reterritorialisées en fiction de sorte à la colorer d’un réalisme cru – Xavier Galmiche y voit la recherche d’une “parole vive”. Explorant les tessitures propres aux monologues hrabaliens, Milan Jankovič fait ressortir une écriture du flux dans laquelle l’écrivain expérimente des jeux de ponctuation pour forger une respiration cosmique des choses". Hana Voisine-Jechova tirera la palabre vers la jubilation singulière des personnages, mus par leur jouissance du verbe qui fait exploser la dureté ou la banalité d’une situation et qui crée le type du “palabreur”, qu’elle rapprochera du Marmeladov, le père de Sonia dans Crime et châtiment. Kenichi Abe identifiera le glissement du “mode d’emploi de l’écriture automatique” vers “celui de l’art de boire, l’écriture „alcoolique” ”.  

14Si le petit lexique du glosateur et du traducteur hrabaliens est réjouissant – d’une verve toute rabelaisienne quant aux mots de la boisson, il reste une difficulté certaine à introduire Hrabal sans tomber dans le cliché de la verve enivrante du palabreur. Ainsi, Josef Zumr, introduisant son article sur “Hrabal et les philosophes”, s’interroge de façon assez curieuse eu égard à son sujet : “Ne vaudrait-il pas mieux calculer le rapport existant entre le fait de boire une bière et la longueur ou la qualité d’une histoire d’auberge – ou pour reprendre le terme de Václav Černý, d’un hospodský kec (“causerie de brasserie”)”. Interrogation fort pertinente quant elle est tirée vers le genre et le tissage de la voix, la palabre finit par lasser lorsqu’elle devient une simple manière d’accroche plaisante, anecdotique de l’écrivain. Car c’est d’autant moins chez Hrabal le Tchèque, ce buveur que la réalité elle-même qui est alcoolique, espace interstitiel entre onirisme et réalisme, entre la Grande Histoire et les petites vies singulières. Ce même Václav Černý, comme le rappelle ici la traductrice Marianne Carnavaggio, y insiste : “la plus grosse des erreurs serait de prendre Hrabal, artiste cultivé et même érudit […] pour un produit spontané et quasi naturel des bistrots, des comptoires et des cantines ” (cité p. 210).

15Proches en cela des figures d’Albert Cossery, les personnages hrabaliens trouvent leur tension entre une individualité bien marquée (rendue par le ruminement intérieur) et une certaine force d’inertie face aux tumultes de la vie et de l’histoire (qui sont souvent tus dans les marges de la narration). Ils retournent le sens de leur marginalité subie par le jeu/je d’une dignité contemplative, qui transforme en signe d’élection une situation de déréliction. Hana Voisine-Jechova les décrit en ces termes : “Ils sont marginaux, déclassés, mais ils gardent leur dignité. Dans les haillons et presque sur le fumier, ils réfléchissent sur Lao-Tseu, Platon ou Hegel”. Si “Les vaincus sont victorieux” c’est ainsi parce que dans la vivacité et la profusion d’une parole sans censeur, chaque personnage trouve d’un coup, au détour d’un petit fait anodin ou inhabituel mais insistant dans sa conscience, quelque chose à dire de soi qui libère son discours de la redite mécanique, élève la fable de soi au rang de l’allégorie et tranche sur la rumeur monotone et discrète du monde. Quittant l’ornière du disque rayé et de la passivité au monde pour une polyphonie cacophonique, il voit sa vie prendre alors “les dimensions de l’univers”, dans une formidable flagration qui rappelle Giono et l’envoi d’Un Roi sans divertissement.

16Comme le signale Marie élisabeth Ducreux, “la vie de l’individu maintient seule une histoire devenue illisible”. L’enjeu du regard construit par les personnages-narrateurs de Hrabal est donc fort ; Marianne Carnavaggio y voit d’ailleurs la première difficulté pour le travail de traduction. Esthétique baroque touchée d’un sentiment mystique (Sylvie Richterová), transcription poétique de son expérience professionnelle (Milan Burda), jaillissement de la compassion proche de Schopenhauer (Josef Zumr), les manières de commenter cette autonomisation d’une voix grossie jusqu’à la dimension comoslogique de la tribu sont multiples. Aussi la recherche intéressante de Hana Voisine-Jechova qui consiste à trouver des alter ego aux palabreurs de Hrabal — elle songe au baron de Münchhausen, au brave soldat švejk, aux pierrots et clowns tristes de Jakob Deml, s’accompagne tout autant d’une mise en lumière de nouvelles figures.

17Elle observe avec justesse la composition en mosaïque particulière à ses narrateurs, souvent eux-mêmes connus du lecteur par la synecdoque : “on ne voit qu’une partie de leur silhouette ou de leur visage, ils sont comme “coupés” par le cadre de la fenêtre”, ou sont identifiés par un attribut extérieur (la casquette de l’oncle Pepin, la tzigane bleue, nommée selon la couleur de sa jupe), jusqu’à la métaphorisation extrême de la narratrice de La Chevelure sacrifiée, caractérisée par ses boucles rousses. Reliant cette fragmentation de ses héros à la poétique du collage de l’accidentel et de l’anecdotique, Hanna Voisine-Jechova déplace la question de la narration vers celle de l’inachèvement essentiel de l’œuvre, comme volonté de conserver l’ambivalence et l’irrésolution de la fable face à une histoire complexe, qui rend nécessaire la pluralité des foyers d’observation.

18Le portrait de ces marginaux laissés pour compte sur “le dépotoir de l’histoire” gagne une ampleur phénoménale en côtoyant la société des grandes figures dont Hrabal peuple ses fictions. La présence de Don Quichotte, de Kant, d’Ulysse ou de Kafka participe de ce changement d’échelle. Ainsi le presseur de vieux papiers Hanta devient leur égal, par le jeu de ses déclarations d’identité et de “ses” pensées régulièrement empruntées :  “Je suis simplement seul pour pouvoir vivre dans une solitude peuplée de pensées, je suis un peu le Don Quichotte de l’infini et de l’éternité, et l’infini et l’éternité ont sans doute un faible pour les gens comme moi” ; ou encore citant Kant :  “Le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale en moi. Il y a chez Hrabal une multiplication des procédés de changements d’échelle, qui propulse l’anecdote au rang de subversion (Aleš Haman reprend l’analyse de Bakhtine et sur la culture populaire du rire comme contrepoint du pouvoir), la synecdoque au rang d’allégorie (la chevelure coupée de Mariska comme la fin de ses extravagances et sa (dés)intégration dans sa tribu). D’une autre façon encore, selon l’étude de Kenichi Abe, ces mouvements se traduisent par une véritable “élasticité de la perspective” construite par le jeu de bascules métaphoriques, de gradations sémantiques qui métamorphosent les lieux, par des collages d’images qui déclinent “trois dimensions : auditive, spatiale et temporelle” (cf. Poldi la Belle). Un autre narrateur de Hrabal revient sur cette expérience de la perspective comme principe de la vie même : “je ferme les yeux et je vois que tout est différent de ce qui nous apparaît, de ce qui est… tout est attaché à l’élastique de la perspective, la vie elle-même est illusion, déformation, perspective…” (Vends maison où je ne veux plus vivre, cité par Kenichi Abe, p. 45).

19Ce serait là à mon sens l’un des aspects essentiels de la dimension politique de son œuvre, Pour donner la mesure de l’homme, l’écrivain travaille la subjectivité de son personnage en l’élargissant jusqu’à la vision panoptique, à l’oreille panaccoustique, comprise non comme le totalitarisme mécanique et sans intelligence d’une caméra de vidéo surveillance (telle la diffusion des “Cent Millions d’Harlequin” dans l’asile, ritournelle qui fixe dans un passé sans consistance, indolore, le temps des derniers jours), mais comme le recueil et le récit singulier du monde entier7. Soucieux d’extirper l’arbitraire dans tout système, Hrabal décrit abondamment dans leur organisation les diverses Cités de la réalité institutionnelle (l’asile, l’immeuble, la maison, le village, la prison, l’usine, la salle de cinéma et de concerts), cités dont la rigidité est incarnée par les hauts-parleurs autoritaires qui imposent un discours creux (la radio de l’usine dans Jarmilka) et qu’il se plaît simultanément à faire dérailler grâce au grain de sable du narrateur qui vient gripper heureusement toute la machine.

20Fort appréciable pour le lecteur non initié à la langue tchèque, l’attention portée aux mots de Hrabal par les intervenants rend plus perméable ses créations poétiques d’images et de personnages. Outre l’invention même de la “palabre” évoquée plus haut, on trouvera le “concept de ludibriosité, où se trouve concentré l’apport du penseur tchèque à la philosophie moderne européenne” (Josef Zumr) selon la formule  : “Ludique, joueur, je change une vallée de larmes en rires” tirée du Manuel de l’apprenti-palabreur. Sylvie Richterová remarque les antinomies condensées dans un même syntagme, qui participent à la dimension mystique des personnages. Potentiellement lissés par la traduction – Marianne Carnavaggio évoque “le diktat du beau style” propre à la publication française, ces jeux de mots, ces germanismes et ces néologismes fulgurants, qui intriquent tous les registres de langues depuis le plus cru au plus érudit, sont au cœur du “réalisme total” de Hrabal et de son esthétique du collage. Xavier Galmiche étudie ainsi des notes extraites d’un procès-verbal lors de procédures d’instructions et leur exploitation par Hrabal, qui “saisit sur le vif les pléonasmes ou maladresses de simples citoyens intimités par leur comparution” ainsi que la syntaxe maladroite du greffier, source inépuisable d’incongruités. Citons celle-ci pour l’anecdote : “l’accusé frappa avec une pelle sur la partie postérieure du corps, qui est jointe au procès-verbal comme pièce à convition”!

21On découvre au passage avec Lenka Grafnetterová que la multiplication des versions (notamment d’après les copies des samizdat) a provoqué un certain phénomène de recomposition du texte dans les traductions françaises, qui préfèrent parfois procéder à des copier-coller de différents textes plutôt que de choisir la variante qui aura valeur de texte définitif. Le geste est d’autant plus problématique que le lecteur n’est souvent pas à même de repérer ce travail de collage, et qu’il perd la possibilité de mesurer à son tour l’écart entre chaque fiction. C’est à ce travail subtil de différenciation qu’Arnault Maréchal s’essaie à propos de Caïn, récit existentiel, texte inédit dans la version ici traduite, qui a été “longtemps éclipsée par le succès de l’une de ses variantes, Trains étroitement surveillés” (disponible en poche).

22L’acuité de Hrabal face à l’extrême contemporain ressort de l’ouvrage. Les arts plastiques comme renouvellement possible du regard dans l’écriture n’en sont pas les seuls points d’application. Ils accompagnent sa révolution de poète en “artiste plasticien” selon Xavier Galmiche, et constituent une pleine formation intellectuelle (et notamment à la pensée existentialiste qui caractérise le cercle d’artistes présenté par Josef Kroutvor), un compagnonnage qui nourrit son esthétique de la fragmentation et de la passion des petites perceptions (le cut-up ou la valeur symbolique d’une tâche de moisissure), comme expérience du monde moderne.  

23Hana Voisine-Jechova revient sur ce point de manière éclairante à l’échelle du personnage, insistant sur la simultanéité de ces petites cassures quotidiennes de la vision comme mouvement paradoxal qui fait fond sur une immobilité intrinsèque :  

 “Le changement” ou le “développement” du personnage sont remplacés par sa polyvalence, qui englobe le narrateur et le héros, existant “ simultanément” et sous des formes différentes, à divers moments – et même dans diverses œuvres de l’auteur.

Selon la poétique du surréalisme, Hrabal insiste en effet sur la simultanéité. Mais souvent le monde, chez lui, semble tout à la fois figé et soumis à des changements brusques et incompréhensibles. Tout ce qui est l’est de manière à la fois identique et constamment différente, de sorte qu’il est impossible de saisir la frontière entre le mouvement et l’immobilité. Ce n’est pas un hasard s’il se réfère souvent à des écrivains et à des philosophes soulignant la cœxistence des contrastes et des oppositions. Ces intrigues, et surtout ses personnages, sont construits selon le même principe.  

24C’est ici qu’on voudrait introduire son goût pour les techniques, les mutations, leur reconditionnement voire leur anéantissement, comme une puissante machinerie de la fiction hrabalienne. Quelque peu négligée par ce collectif, cette permanence des machines s’apparente à une véritable mécanique, qui fixe les lois de mouvement et de l’équilibre dans les temps du récit. Continuum de ses recherches plastiques fondées sur le cut-up, de sa poétique de la variation et du “remploi” littéraire (do šuplete, le travail pour le tiroir), ce vaste mouvement machinique trouve chaque fois de nouveaux instruments à la logique impeccable que la manœuvre humaine (maladroitement ou sciemment) vient immanquablement briser, réparer, détourner de sa fonction première ou encore contredire l’absurde de sa régularité. Le père du narrateur de La petite ville où le temps s’arrêta brise ainsi la montre de l’oncle Pepi avec un marteau plutôt que de s’en prendre à lui, tandis que la grue de Hannes dans Jarmilka déplace les matériaux, reforme les tas en d’autres tas, reconfigurant sempiternellement l’espace de l’usine de retraitement et illustre métaphoriquement le discours de l’homme sur le dépeçage des corps dans la folie nazie. C’est encore la mort annoncée de la vieille presse mécanique d’Hanta, l’artisan méticuleux devenu érudit à force de composer artistiquement des liasses à piloner ensemble, supplantée par la presse gigantesque de Bubny, sans âme et sans regard, qui emploie de nouvelles techniques et de jeunes ouvriers qui détruisent sans avoir le temps de s’imprégner de la culture (ne serait-ce que le déchiffrage des titres de ces chefs d’œuvres) qu’ils sont sommés de réduire à néant.

25En un sens, chez Hrabal, écrire sur le contemporain, sur “ses” contemporains, c’est écrire sur la montre cassée du temps qui se dérègle dans les camps et les systèmes autoritaires, dans les asiles de retraite et les hôtels où l’on se réfugie pour s’y suicider ; et c’est tout autant prêter attention aux objets de la vie quotidienne, aux façons dont l’époque qui les accueille en prend soin comme allégorie miniature de la place que l’homme s’y construit. Citant Novalis –  “Le souvenir, ce second présent”, il ne cesse d’actualiser les gestes de ses personnages comme trajectoires qui les disent et les montrent, jusque dans le traitement du matériau de son passé. Hanta notera d’ailleurs à la fin d’Une trop Bruyante solitude : En allant de l’avant, tu retournes en arrière, oui : progressus ad originem et regressus ad futurum, c’est la même chose, ton cerveau n’est qu’un paquet d’idées écrasées à la presse mécanique. Le père de La petite ville où le temps s’arrêta ne cesse de démonter et remonter son bijou – la Skoda 430, avec une opiniâtreté sans égale  ; il semble nous suggérer que ce qui dure, c’est ce qui peut se recommencer indéfiniment (et non infiniment : car chaque objet finit par passer avec son temps, c’est l’usure qui dit le temps qui passe). C’est là tout le geste d’écriture de l’écrivain.

26C’est en ce sens que l’intertextualité — ce cut-up des chefs d’œuvre de la littérature européenne chez Hrabal, me semble prendre toute sa dimension. Façon pour lui de (dé)ranger la littérature en hangars de retraitement, écrire c’est mettre à la grande presse c’est-à-dire soumettre à l’expérience du pilon de la lecture les noms de la culture afin de mieux déposer le reliquat qui les fait entrer dans la mémoire universelle. Autrement dit par le vieil Hanta :

Voilà trente-cinq ans que je presse des livres et du vieux papier, trente-cinq ans que, lentement, je m’encrasse de lettres, si bien que je ressemble aux encyclopédies dont pendant tout ce temps j’ai bien comprimé trois tonnes ; je suis une cruche pleine d’eau vive et d’eau morte, je n’ai qu’à me baisser un peu pour qu’ un flot de belles pensées se mette à couler de moi ; instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j’ai lues9.

27Dans sa lecture, il procède de façon analogue à Hrabal lui-même, repassant par les mêmes fragments de pensée (Kant et le ciel étoilé, Don Quichotte et ses moulins, les paradoxes de Lao-Tseu et les paroles de Jésus, les titres suggestifs des tableaux et des ouvrages philosophiques) et illustre ce mouvement décrit par Roland Barthes du devenir-citation des Livres10. Cité par Jiří Pelán (p. 95), qui envisage l’œuvre de Hrabal comme un vaste intertexte, ce passage où l’écrivain revient sur ses influences littéraires conforte bien ce murissement de la lecture en quelque chose de nouvellement œuvré :

J’ai eu l’avantage de n’avoir jamais complètement acquis de vraie culture et de vraie compétence et j’ai tout misé sur l’expérience (…) Je suis en fait un détrousseur de cadavres et le pillard de sarcophages solennels. C’est là mon caractère et c’est en cela que je suis novateur et expérimentateur, je zyeute toujours l’endroit où l’on peut dérober quelque chose des morts et des vivants et puis, comme un renard qui balaie le sol de sa queue, j’efface les traces qui mèneraient au lieu du délit. J’ai épatamment pillé la tombe de Ferdinand Céline, Ungaretti, Camus…

28Pratiquant une “lecture en diagonale comme un luxe”, l’écrivain écrit ainsi de ce qu’il lit, sensible à l’impulsion imprimée à ses pensées et à sa prose par certaines œuvres plus persistantes. Les communications reflètent bien ici cette diversité d’empreintes (plutôt que “filiations” peut-être), montre d’une belle curiosité intellectuelle mais aussi d’une grande réactivité aux autres proses. À commencer, par les débuts poétiques placés sous le signe du Port ensorcelé d’Ungaretti, joliment racontés ici par Tomáš Mazal qui double la voix de l’écrivain sur son premier poème Il pleut. Outre le côté français – Céline avec Le Voyage au bout de la nuit, Camus avec L’étranger et Le mythe de Sisyphe, Apollinaire et Baudelaire, on retrouve l’“étoile à cinq branches de la littérature tchèque“, composée de Kafka, Hašek, Weiner, Deml, Klíma. Signalons enfin la bibliothèque des 70 philosophes (selon le nombre avancé parJosef Zumr), où se détachent les figures de Lao-Tseu, de Kant, de Schopenhauer, de Nietzsche, de Jaspers et de Sartre.

29Enfin, invitation à découvrir d’autres voix de la littérature tchèque, Aleš Haman se penche sur les successeurs de Hrabal, s’intéressant principalement aux œuvres de l’autodidacte V. Trěšnák et du plus sombre Vaclav Kahuda. Il écarte ceux qu’il appelle les épigones du grand maître qui pastichent sans renouvellement ses topoi (le milieu des auberges), ses figures de marginaux et de tziganes, ainsi que son goût pour la langue populaire. Cette excursion dans la postérité de Hrabal lui permettra par ailleurs de dégager les quelques traits principaux de son esthétique, comme “son désintérêt pour la peinture psychologique”, la tonalité humoristique plutôt que cruellement ironique de ses textes, son travail sur le grotesque notamment manifeste dans la “fanfaronnerie tragi-comique” de Pepin, sa culture livresque.

30C’est en somme un beau parcours qui nous est proposé par ce collectif, bien que certains articles de nature plus descriptive ou historienne ratent leur cible comparatiste de clarifier l’œuvre, faute de relier leurs analyses et connaissances des milieux artistiques tchèques avec la poétique de l’écrivain. De même l’iconographie jointe au volume, faute d’être rattachée pièce à pièce à des présentations appropriées  nous laisse un peu sur notre faim. Conséquences probables du jeu ouvert entre la réception tchèque et la réception française de Hrabal, elles appellent une prise en charge plus efficace par la critique, et sont après tout une manière comme une autre de signaler des territoires inexplorés de l’œuvre à son lecteur.

31On pourra prolonger sa rencontre avec l’univers hrabalien sur le site Bohemica.free :

32http ://bohemica.free.fr/auteurs/hrabal/portraits.htm

33Les Tchèques célèbres : http ://archiv.radio.cz/francais/osobnosti/osobnost.phtml?cislo=20

34D’un site l’autre.