Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Novembre 2019 (volume 20, numéro 9)
titre article
Marie Raulier

… de la bibliothèque au champ de bataille ?

Michel Pretalli, Du champ de bataille à la bibliothèque. Le dialogue militaire italien au xvie siècle, Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de la Renaissance », 2017, 456 p., EAN 9782406061625.

1Les périodes de troubles sont souvent fertiles en innovations et inventions dans les domaines techniques ; des découvertes qui se retrouvent rapidement mises au service d’une force militaire. Alors que s’opère la reconstruction civile faisant suite aux différents mouvements des Guerres d’Italie, s’amorce une théorisation et une mise à l’écrit des innovations militaires mises sur pied. Après avoir quitté le champ de bataille pour rejoindre leur bibliothèque, nombre d’hommes de métier s’attachent à la rédaction de leur art et, en souhaitant ancrer leur savoir dans la praxis, en mettent en scène l’apprentissage par des dialogues. Ce sont les raisons qui motivent ce choix formel, adopté par une série d’auteurs de manuels militaires dans l’Italie du xvie siècle ayant pris le parti de rédiger leurs préceptes, que Michel Pretalli envisage de déployer dans son ouvrage Du champ de bataille à la bibliothèque. Le dialogue militaire italien au xvie siècle. Ces raisons se regroupent selon deux axes définis par M. Pretalli. Le premier est poétique, « de nature littéraire » (p. 24), il concerne l’« exploitation d’un genre précis pour écrire et transmettre des connaissances relevant d’un domaine disciplinaire hautement spécialisé » (p. 24). Le second est d’ordre rhétorique et social, en ce que les auteurs visent à « atteindre, dans leur domaine de compétence, leurs objectifs de promotion sociale et professionnelle » (p. 24).

2M. Pretalli mène son étude poétique et rhétorique sur un corpus constitué de onze ouvrages prenant la forme d’un dialogue, publiés en Italie dans la seconde moitié du xvie siècle et rédigés par des hommes de terrain. D’une part, ces textes se caractérisent par leur vocation technique: « ils ont été écrits par des hommes de métier qui s’attachent à décrire, dans un but utilitaire, des préceptes spécifiques ou des instruments de guerre destinés à être employés dans la pratique » (p. 20). Ils rejoignent dès lors une approche techniciste de la guerre, mettant en avant la pratique et l’expérience militaire réelles, et non une approche humaniste ou érudite telle que celle développée par exemple par Machiavel dans L’arte della guerra. D’autre part, ces textes exposent des cas de « dialogues mimétiques purs » selon les termes de S. Prandi, c’est‑à‑dire qu’ils se présentent « sous la forme d’une discussion rapportée au discours direct où, par conséquent, l’accent est mis sur les idées et les concepts plutôt que le récit » (p. 19).

3Si l’adoption de ce large corpus sous‑entend selon l’auteur un ensemble de « contraintes méthodologiques et formelles » (p. 26), il facilite néanmoins les comparaisons et son étude permet de répondre à une série de questions, notamment, « quels avantages offrait la forme dialogique aux yeux des auteurs d’ouvrages militaires ? Comment surent‑ils en exploiter les potentialités ? Quelles influences pouvaient avoir favorisé ce choix ? » (p. 24‑25). À cette fin, l’ouvrage se divise en quatre parties, dont la longueur fort inégale fait ressentir un certain déséquilibre à la lecture. La première partie fait le point sur le genre du dialogue tel qu’il se conçoit à la Renaissance et établit le lien avec la promotion des compétences des auteurs. La deuxième aborde plus précisément la fonction didactique entretenue par la forme du dialogue, tandis que c’est sa fonction d’agrément dans le contexte de la culture courtisane qui est mise en lumière dans la troisième. Finalement, la dernière partie se livre à un examen plus technique de la constitution formelle des dialogues militaires.

4Les analyses fines de M. Pretalli lui permettent de proposer un exemple de premier ordre d’une étude de corpus composé d’ouvrages didactiques, traçant la poétique du genre du dialogue militaire italien tel qu’il s’élabore pendant la deuxième moitié du xvisiècle. Quelques aspects du livre de M. Pretalli méritent une discussion plus poussée. D’abord, les limites d’une étude générique comme celle‑ci se retrouvent souvent dans les rapports entretenus entre le genre étudié et les genres qui lui sont proches. Pour le cas du dialogue, la question se pose de savoir quelles sont les relations entre cette forme particulière et les autres formes de la littérature didactique, comme le manuel ou le traité. Ensuite, si les analyses rhétoriques des interlocuteurs des dialogues effectuées par M. Pretalli sont convaincantes, les effets de mise en scène produite par le genre même du dialogue ne semblent pas toujours mis en avant. Finalement, bien que la question de la prise de parole des experts en la chose militaire soit résolue, la question réciproque, à savoir quel est le destinataire de ces textes, reste cependant peu abordée.

L’enseignement : monologue ou dialogue ?

5M. Pretalli distingue trois approches de la guerre. L’approche érudite ou humaniste, est celle qu’a étudiée F. Verrier dans son ouvrage Les Armes de Minerve : l’humanisme militaire dans l’Italie du xvie siècle1. Elle s’appuie « sur des connaissances historiques et philosophiques qu’ils [les lettrés] veulent universelles et intemporelles » (p. 13) et s’oppose à celle fondée sur « les idées classiques de theorica et practica qui repose sur l’application rationnelle aux disciplines militaires de principes mathématiques et géométriques » (p. 14). Différente de ces approches livresque et théorique est la dernière, préconisée par les hommes de terrain, qui fait « de l’expérience pratique la qualité majeure et absolument indispensable de l’expert militaire » (p. 14). L’approche d’une discipline qu’adopte un auteur oriente nécessairement les choix formels qu’il prendra lors de la rédaction de son ouvrage. M. Pretalli remarque que « [l]es techniciens et les praticiens de la guerre n'avaient généralement pas reçu une formation littéraire assez poussée pour leur permettre de rédiger un ouvrage en latin » (p. 62) ; incapables donc de rédiger un tractatus systématique, ils se seraient rabattus sur la rédaction, en langue vernaculaire, d’un dialogue, genre permettant d’adopter des conventions langagières beaucoup plus souples, et se rapprochant de l’oral.

6Pour distinguer les genres didactiques que sont le traité et le dialogue, l’auteur se réfère à la distinction opérée par A. Battistini :

Tandis que le traité est impersonnel, achronique, systématique, totalisant, centripète en raison de l'absence de pauses ou de digressions, immobile dans la fixité et dans la répétition des mêmes modèles logiques et syntaxiques, le dialogue introduit au contraire des voix ; il est chargé d'une dimension temporelle qui met en scène chaque phase de la recherche en révélant également les difficultés que l’esprit a dû affronter et résoudre ; en imitant une conversation orale, il ne prétend pas dire tout et de façon définitive ; il permet ellipses et divagations latérales ; il dramatise le discours en se servant d’un lexique plus libre et informel, avec des argumentations ad personam, dans le sens où il est imaginé en présence d’un locuteur2.

7Cependant, cette affirmation nous semble à nuancer : si le régime discursif du dialogue se différencie bien de celui du traité, ce n’est pas nécessairement parce que ce dernier est impersonnel, immobile, fixe et exempt d’éventuelles digressions ; c’est que le dialogue s’en démarque justement par cette dramatisation ; stratégie de mise en scène d’une conversation entre personnages réels ou fictifs. Le genre du traité, que l’on pourrait davantage associer au monologue, présente en effet souvent une certaine narrativité, ne serait‑ce que dans son péritexte et, s’il vise à la systématicité, il n’est pas pour autant à l’abri d’excursus.

8À partir de cette distinction, qui aurait peut‑être dû se voir réserver plus de place au cœur de l’ouvrage, M. Pretalli soutient ainsi qu’a priori, les traités « semblaient plus aptes à exposer et transmettre de façon claire et systématique les nombreuses connaissances techniques nécessaires à la pratique de la guerre » (p. 23) et, toutefois, s’oppose à l’affirmation selon laquelle « le choix de la forme dialogique se ferait au détriment de la transmission des savoirs techniques » (p. 23). Le dialogue apparaît dès lors comme un genre alternatif, voire concurrent au traité, en ce qu’ils visent tous deux au transfert de connaissances. Mais l’un ne se substitue pas nécessairement à l’autre. Le dialogue n’est pas seulement un traité dont l’énonciation est superficiellement mise en scène dans le corps du texte. En effet, M. Pretalli distingue le dialogue du traité en relevant le caractère dialogique comme essentiel au genre, sans toutefois rendre cette distinction limpide :

les ouvrages militaires étudiés ne sont pas des traités que leurs auteurs auraient déguisés sous l’apparence d’un échange dialogique vidé de toute substance : les ingénieurs et autres techniciens de la guerre ont dû et su exploiter les qualités propres du genre – ce qui implique une sensibilité et une culture littéraires certaines – pour les plier à leurs exigences spécifiques et en tirer judicieusement profit. (p. 406)

9C’est qu’ils constituent deux genres faisant partie d’une même famille, et, en ce sens, l’auteur relève qu’« entre un traité structuré autour d’un modèle discursif3 tel que celui que nous venons de décrire et un texte appartenant au genre dialogique à proprement parler, le pas est vite franchi » (p. 131). En revanche, la difficulté ressentie à définir le dialogue par rapport au traité, ainsi qu’à appréhender ce dernier dans sa complexité et ses nuances, relève peut‑être d’un manque d’études génériques, qui auraient permis de fournir au moins un cadre de comparaison formel.

La mise en scène de l’apprentissage

10Le corpus de textes étudié est circonscrit par une série de caractéristiques communes, dont la première mentionnée par M. Pretalli – et primordiale – semble être leur nature de dialogue de type « mimétiques purs » où l’absence de niveaux est à mettre en lien avec le renouvellement de l’influence du dialogue platonique et lucien4. Toutefois, malgré cette absence de stratification narrative et la simplicité du système énonciatif, l’usage de la théorie de la scène d’énonciation5 aurait pu se révéler fertile pour approfondir la construction de l’éthique du soldat et des autres figures du parfait homme d’armes dans ces traités, des figures qui sont par ailleurs évoquées, notamment dans le chapitre « Plaisir de lecture et dignité littéraire dans les zones textuelles périphériques des dialogues militaires ». L’application de cette distinction supplémentaire au niveau énonciatif de ces textes didactiques – dont l’une des finalités est de forger, et d’inculquer, un idéal – aurait pu permettre de discerner les modalités de construction de cet idéal, relativement au trio formé par le magister, le discipulus et le lector. Ainsi, éventuellement peut‑être, cela aurait pu permettre de clarifier les tendances monologiques et dialogiques des textes.

11Une distinction qui a tout à voir avec le rôle joué par le lecteur dans ce type de texte : plutôt passif, ou plutôt actif. En effet, comme le rappelle M. Pretalli :

Selon Eva Kushner, le dialogue du xvie siècle tend toujours davantage au monologue et perd certaines caractéristiques propres aux dialogues de type humaniste caractérisés par l'interaction entre le lecteur et l'auteur et par des débats d’égal à égal entre deux parties. (p. 11)

12C’est que l’attitude du lecteur au sein du couple auteur/lecteur tend à se calquer sur celle, fictionnelle, du couple maître/disciple : « lorsqu’il lit les répliques du princeps sermonis, le lecteur est comme invité à revêtir les parements du disciple » (p. 180). Son activité ou sa passivité dépendra ensuite de celle du disciple, résultant des « différents procédés rhétoriques mis en place dans les répliques de l’interlocuteur apprenant – et dans celles des autres interlocuteurs de second plan que l’on rencontre dans certains dialogues – et qui servent à faciliter l’exposition et l’assimilation des savoirs. » (p. 181). Par exemple, lorsque les interlocuteurs apprenants posent des questions qui devancent les interrogations du lecteur (p. 181), ou quand ceux‑ci sont prétexte à « l’artifice littéraire de l’ignorance simulée » (p. 182). Dans tous les cas, il s’agit là de mise en place de stratégies didactiques au sein desquels le dialogue est bel et bien une fiction mise en œuvre par des processus rhétoriques, au centre desquels se retrouvent les procédés énonciatifs et, subséquemment, la formation d’ethè.

13Le rôle fondamental des procédés énonciatifs dans ces textes est rapporté, contextuellement, au rôle joué par la conversation dans la société italienne du xvie siècle : « la conversation comme modèle domine les systèmes d’apprentissage et renvoie ainsi directement au rapport personnel dont la traduction immédiate est le livre à structure dialogique6 ». La mise en scène de la conversation permet de repenser, par la transmission des connaissances, les hiérarchies sociales, et principalement le rapport entre le maître et le disciple : « [l]’autorité dont fait souvent preuve le personnage qui occupe le rôle de demandeur des connaissances à l’égard de son interlocuteur rappelle que la prééminence de l’expert n’est que temporaire et ne relève que du domaine du savoir en question » (p. 145). Ce bouleversement peut même aboutir, comme dans les Due dialoghi de Giacomo Lanteri (1557), les Fortificationi de Bonaiuto Lorini (1609) ou la Corona, e palma militare di artiglieria d’Alessandro Capobianco (1618) à l’établissement de « rapports d’obligeance réciproque » (p. 348), mimétiques, finalement, du rapport idéal entretenu par les hommes de guerre.

La question du destinataire

14M. Pretalli remarque l’importance de l’écriture en langue vulgaire de ces dialogues, qui, contrairement à l’usage du latin, signifiait « améliorer l’efficacité militaire à travers, notamment, une meilleure formation des différents acteurs de la guerre, et ce à tous les niveaux de la hiérarchie des armées » (p. 63). Cette affirmation permet de mesurer l’étendue du public de ce type d’ouvrage, non réservé à l’élite des stratèges, et qui pouvait circuler auprès des grades inférieurs. D’autre part, indirectement, elle permet de poser la question du destinataire de ces livres et de la façon dont les connaissances, issues du champ de bataille pour se cristalliser en un ouvrage dans le cabinet d’un auteur, reprennent le chemin du champ de bataille à partir de la bibliothèque du lecteur.

15M. Pretalli précise le lectorat des dialogues militaires en évoquant un public formé de « spécialistes ou amateurs d'architecture militaire » (p. 185), ou encore, d’« hommes de métier, sans formation intellectuelle et culturelle particulièrement poussée, mais également des doctes ou, tout au moins, éduquées à l'école humaniste » (p. 207). En revanche, il permet d’envisager une autre facette de la question du destinataire de ces ouvrages par l’entremise de son analyse de la place qu’y tient le secret, notamment dans les intéressantes sections « La mise en valeur des secrets dans les dialogues militaires » (p. 53‑58) et « Inventions, secrets, stratagèmes et autres choses exceptionnelles » (p. 372‑382). Ainsi, il discerne, dans ce rapport au secret, non seulement l’influence du genre du recueil de secreti (p. 56), mais également la force rhétorique de la curiosité, par la mise en valeur, au milieu d’une illusion de vraisemblance, de l’extraordinaire. Par exemple en faisant ressortir le « caractère exceptionnel, inouï et surprenant des engins ou astuces militaires décrits » (p. 372), par la mise en place d’une « aura de mystère qui est celle des récits légendaires » (p. 374), ou encore grâce à des « anecdotes relatives à des “astuces” militaires que les amateurs de l’art de la guerre ne manquaient certainement pas d’apprécier » (p. 377). Cette insistance sur la « maraviglia » (p. 376), qui « contribue grandement au plaisir du lecteur » (p. 376), agit comme une ouverture du lectorat et permet aux dialogues militaires de s’adresser ainsi plus largement « aux esprits curieux » (p. 57).

16Comme l’écrit Michel de Certeau, « le secret relève de l’énonciation7 », en ce qu’il « n’est pas seulement l’état d'une chose qui échappe ou se dévoile à un savoir. Il désigne un jeu entre des acteurs. Il circonscrit le terrain de relations stratégiques entre qui le cherche et qui le cache, ou entre qui est supposé le connaître et qui est supposé l'ignorer8 ». Le jeu subtil entre dévoilement et non‑dévoilement que sous‑tend le secret occupe dans les dialogues militaires une place inattendue. Il s’agit pour les auteurs de valser entre la dissimulation de ses secrets, signe d’une attitude hostile, et celle de la révélation, attitude benevole du maître pour son élève, et a fortiori de l’auteur pour le lecteur. Une dialectique dont les auteurs étaient pour le moins conscients, comme l’évoque Atilio à Torquato dans le dialogue de Domenico Mora, Tre quesiti in dialogo : « celui qui dit ce qu’il sait et mange ce qu’il a, reste sans rien » (p. 53).

Au‑delà de l’utile & du dilettevole

17Finalement, la quatrième partie de l’ouvrage de M. Pretalli, qui porte sur « L’élaboration formelle des dialogues militaires » (p. 227‑404), fournit une analyse détaillée des sections dites prescriptives ou techniques de celles qu’il appelle interludes ou digressions ainsi que de leur répartition dans les ouvrages. Son analyse permet de voir que ces digressions et autres interruptions « s’inscrivent en réalité dans une véritable stratégie de mise en écriture commune à la plupart des auteurs de dialogues militaires » (p. 253). Parmi celles‑ci, qui permettent de distribuer l’information technique dans l’ouvrage, on compte la mise en avant des secrets, évoquée précédemment, la simple narration d’anecdotes, mais plus globalement, ces faits réels apparaissent comme des « sortes de loci qui favorisent la mémorisation » (p. 139). Grâce à cette répartition entre des passages techniques et d’autres passages moins denses mais tout aussi importants, M. Pretalli décrit donc le dialogue miliaire comme un « genre littéraire “libre” et propice à la varietas » (p. 405), une qualité qui « permet d’éviter l’un des risques majeurs encourus par les ouvrages militaires, en l’occurrence celui de rendre la lecture ardue et ennuyeuse lorsque le discours se fait prescriptif et atteint un degré de technicité élevé » (p. 405).


***

18Les ouvrages ne se fondent pas uniquement sur cette charnière entre l’utile et l’agréable, mais mettent en jeu des compétences littéraires : « quelles que soient leur extraction sociale et leur formation intellectuelle, les auteurs des dialogues militaires devenaient tous, au moment de composer leurs ouvrages, des écrivains » (p. 27). L’apport principal de l’ouvrage de M. Pretalli se retrouve précisément dans cette articulation entre les stratégies formelles et rhétoriques adoptées par les auteurs des dialogues militaires italiens au xvie siècle ainsi que la promotion de leurs propres compétences, et de leur fama.