Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Pauline Hachette

Céline et ses frères fantômes

Suzanne Lafont, Céline et ses compagnonnages littéraires. Rimbaud, Molière, Lettres modernes Minard, Paris-Caen, 2005.

1C’est à une intéressante relecture de Céline que nous convie Suzanne Lafont dans le présent ouvrage. Elle se propose de se pencher sur cette « rumeur de voix venues d’ailleurs » que le texte célinien peut faire entendre, malgré la singularité et le désir de rupture qu’il affiche. Annonçant qu’elle prêtera davantage l’oreille à un murmure confus, à une « libre reprise », qu’aux « sources » dont Céline peut se réclamer, l’auteur avance comme alternative à la notion d’intertexte — comprise semble-t-il dans le sens restreint de co-présence d’un texte dans un autre que lui donne Genette — celle de « compagnonnage ».

2Celui-ci, marquant l’inscription d’une voix dans le sillage de celle qui la précède pour faire entendre ce qui y est resté tu, inouï, prendrait la figure non d’un souvenir mais d’un spectre agissant (l’auteur évoque la notion de « survivance », telle que la définit G. Didi-Huberman). L’ouvrage de Suzanne Lafont veut souligner ainsi que la révolution célinienne consisterait moins en ruptures qu’en reprises de lignes oubliées de la tradition.

3La notion de compagnonnage éviterait aussi, par la « parité » qu’elle suggère, l’image d’une filiation déplacée, notamment dans le cas d’un Céline trouvant avant tout en Rimbaud une critique radicale du principe d’autorité.

4Les deux principaux compagnons-spectres de Céline seront donc Rimbaud puis à partir de 1936, et du pamphlet Mea culpa, Molière, plus apte à soutenir la diatribe de Céline contre les mœurs du siècle.  

5De Rimbaud comme de Molière, c’est autant la figure que les textes (leurs thèmes, leur genre…) qui viendront hanter les écrits céliniens, et notamment le roman, dont ils font « le lieu d’une confrontation, où les genres ne cessent de se miner et de se contaminer les uns les autres ».

6Dans son premier chapitre, “Le poème rentré dans Mort à crédit”, Suzanne Lafont entreprend une lecture du prologue de Mort à crédit comme « réécriture minutieuse » des lettres dites du « Voyant », « Alchimie du verbe » ou « Nuit d’enfer ». Le texte rimbaldien permet ainsi de déceler la présence d’un « poème rentré » ou retranché dans les écrits céliniens.

7L’auteur s’arrête notamment sur la légende du roi Krogold. Celle-ci, proposée par le narrateur de Mort à Crédit comme une sorte de texte impossible au seuil du roman, apparaît comme une défense des droits du lyrisme, et une tentative de résistance aux discours (scientifiques et politiques) illustrant le projet rimbaldien de faire entendre une langue de l’âme pour l’âme. L’échec de la légende du Roi Krogold est alors interprété comme l’impossibilité d’une fiction idéale, fiction intempestive, qui rapproche Céline de Rimbaud et de sa nostalgie pour une « littérature démodée ».

8La « reprise » célinienne devient ensuite véritablement réécriture des lettres du Voyant : « l’opéra du déluge » de Céline prend naissance dans le sillage de l’ « opéra fabuleux » entrepris par Rimbaud, cette convocation de la musique étant destinée à faire éclater le carcan romanesque.

9La survivance du texte rimbaldien permet donc un questionnement générique : Céline accomplit la tentation narrative rimbaldienne tout en insérant au cœur de son roman un contre-courant poétique. Le roman devient l’histoire de la défaite du poème – une défaite efficace cependant, Mort à crédit donnant voix au poème latent de Voyage.

10L’étude suivante, « Intermède : Jacques et Ferdinand » , qui trouve difficilement sa place dans le sillage de la première, propose une comparaison entre le début de l’Enfant de Vallés et le début de Mort à crédit. L’auteur explique ce détour par une référence de Céline à Vallès en tant que l’un des rares auteurs français à avoir écrit une scène de « délire », délire qui est lié par ailleurs au lyrisme chez Céline. Vallès est donc associé au lyrisme et à la poésie sous sa forme populaire et Céline cherche en lui, en sus d’un compagnon libertaire, une « paternité nationale en matière de lyrisme dans le roman ».

11Malgré cette hypothèse de départ, l’analyse qui suit s’attache peu à la question du lyrisme. Elle met surtout l’accent sur une différence de traitement dans ces deux récits de l’enfance opprimée et de la naissance d’un individu.

12 L’Enfant montre l’émergence d’une individualité à partir d’un triangle familial très oedipien, même si cet Œdipe est socialisé et prend une dimension politique. Mort à crédit démonte lui la scène oedipienne. Il reprend les mêmes éléments clefs (père davantage victime que loi, mère ayant pris la place de la loi mais aliénée à un ordre institué) mais pour faire exploser le cadre familial.

13L’enfant, fait remarquer l’auteur, n’est plus chez Céline, « originel mais à construire sur les ruines de la personne ; il n’est plus un sujet, même mauvais : c’est le point imaginaire que se donne le récit pour commencer ».

14L’étude suivante, « Voyage en Rimbaldie », propose de voir dans Voyage au bout de la nuit le roman rimbaldien. Après avoir évoqué divers échos rimbaldiens au début de Voyage, de nature très différente (des images de la guerre, des allitérations…), l’auteur fait jouer cette fois-ci la fiction célinienne avec le mythe rimbaldien, faisant de Robinson un faux-Rimbaud (si leurs trajets respectifs en Afrique les rapprochent, Robinson n’accomplit que la part nihiliste du mythe rimbaldien, restant incapable de compassion et de lien à l’autre), puis rapprochant le Princhard de Bardamu de l’Izambard de Rimbaud.

15S. Lafont relit enfin l’épisode américain de Voyage comme la recherche – vouée à l’échec- d’une régénérescence et la continuation par Céline d’une critique de la modernité initiée par Rimbaud et nourrie par Nietzsche. Le voyage au Nouveau Monde se fait retour au mythe de la beauté toujours compromis avec les intérêts de l’Histoire (impasse dont le personnage de Sophie, tout en émotion et en mouvement, à la fin de Voyage permet de sortir).

16Une nouvelle hypothèse est ensuite posée : la relation Bardamu/Robinson reproduit la relation Céline/ Rimbaud. Robinson, fait remarquer l’auteur, est moins un personnage que l’allégorie d’une aventure, son écho, il a une fonction de survivance déconstructrice, faisant irruption dans le présent et son déroulement narratif pour les gripper. Bardamu s’éloigne ainsi de Robinson après l’épisode africain parallèlement au fait que Robinson s’éloigne du modèle rimbaldien.

17L’études des « muses » du Voyage donne ensuite lieu à des rapprochements entre des figures, textuelles cette fois, rimbaldiennes et céliniennes.

18Usant d’une approche quelque peu différente, l’auteur part, dans le chapitre « Arthurs et autres ours », de ce signifiant « ours » (étymon d’Arthur), aux multiples signifiés (et notamment celui de manuscrit égaré) pour parcourir les écrits céliniens « de Voyage à Guignol’s band ». Elle nous propose notamment une lecture du bombardement de Guignol’s band I en véritable bibliothèque, où se croisent notamment Rimbaud, Verlaine, et Molière.

19Prenant pour point de départ la quête rimbaldienne qui cherche à « posséder la vérité dans une âme et un corps », ce chapitre se donne pour objet de chercher cette âme et ce corps. L’auteur étudie, ainsi dans une approche thématique, la célébration lyrique de Nora dans Mort à Crédit et la consommation charnelle qui la suit, ce qui l’amène à se pencher sur la constitution du corps célinien au travers de l’image de la maison (cabanon). Sont aussi étudiés l’amour et la compassion et leur rapport au bonheur et au destin de l’âme, lié à l’entreprise de mémoire du projet formel célinien.

20Dans le chapitre, « Études des chemins de traverse du roman » , l’auteur analyse la « romance » (comprise dans un sens large comme ce qui « ouvre au chant, à la poésie ordinaire des hommes ») dans le récit célinien. Celle-ci est interprétée, dans son échec même, comme un angle d’attaque contre un réalisme étriqué et une volonté d’ouvrir le roman.

21L’étude permet de s’interroger sur la nature du lyrisme ainsi actualisé, un lyrisme récusant au final l’acceptation du malheur, la complaisance de la plainte — un lyrisme critique aurait-on presque envie de dire — et dénotant une révolte tout à fait classique contre l’indécence du sentimentalisme.

22La pastorale est, quant à elle, un « des ces chemins oubliés du roman », auquel Céline ne cesse de revenir, obsédé par cette échappée vers un Âge d’or, de paix et d’harmonie. Suzanne Lafont mène dans cette perspective notamment l’étude des ballets qui côtoient, de façon particulièrement déroutante, dans le pamphlet Bagatelles pour un massacre, les injures antisémites les plus enragées. Elle montre notamment le principe de dégradation contenue dans toute tentative de pastorale, sa tension entre le désir d’harmonie et sa conquête. Principe de dégradation interne, que l’on retrouve, poussé à son paroxysme, dans le désastre du Familistère de Courtial dans Mort à Crédit.

23Le chapitre « le théâtre chronique », enfin, est placé « dans l’ombre de Molière » et de ses médecins (une étude du chapitre précédent sur la présence de G.Dandin dans Mea Culpa l’avait annoncé comme rélève du modèle rimbaldien). S.Lafont y étudie « la tragédie de Semmelweis », médecin dont la biographie fait l’objet de la thèse de médecine de Céline, et qui donne lieu à une réflexion dramatisée sur la poésie comme expérience de vie et sur cette figure du refus tragique de la fatalité morbide.

24La lecture des relations entre Rigodon et Le Malade imaginaire, faisant jouer et s’intervertir avec ingéniosité figures du malade et du médecin et leurs imaginaires, montre de façon très intéressante et convaincante les vertigineux parallélismes et syllogismes que met en place Céline pour se faire d’un certain Molière (dénonciateur des impostures et persécuté) une caution à la fois littéraire et politique ou morale.

25Si l’ensemble de l’ouvrage de Suzanne Lafont fait apparaître une grande connaissance, précise et familière à la fois, de la foisonnante œuvre de Céline, on regrette que les analyses parfois très subtiles de ce texte ne soient pas toujours autant mises en valeur que dans les dernières études par exemple.

26L’unité d’un certain nombre de chapitres est difficile à saisir et la progression de l’un à l’autre souvent aussi. On peut peut-être imputer cela au fait que l’ouvrage reprend, plus ou moins remaniés, de nombreux articles, publiés sur une longue période.

27Il est vrai que l’objet de ce livre, la recherche d’ échos, de survivances, qui vous portent « d’un compagnonnage l’autre », l’examen d’une certaine partie de la bibliothèque intérieure célinienne, met en jeu une lecture qui doit, elle aussi, laisser advenir librement et souplement les voix et figures, tel que le texte, procédant par associations et transformations, le fait naturellement. Mais le mode de convocation des nombreuses citations rend souvent le propos difficile à suivre, et semble le perdre dans des remarques qui, si justes soient-elles, donnent l’impression de rester ponctuelles. C’est d’autant plus regrettable qu’on apprécie beaucoup, non seulement l’identification de telle ou telle allusion ou dérivation, mais la justesse de la caractérisation des tonalités et écritures des auteurs dont l’hypotexte -pour reprendre ici une terminologie genettienne qui S. Lafont ne choisit pas d’utiliser- est convoqué.

28L’hétérogénéité des outils et postulats utilisés dans cette démarche intertextuelle explique peut-être aussi que l’on ait du mal parfois à ressaisir le propos, et ne semble pas toujours très opératoire.

29En même temps, le compagnonnage comme notion aurait sûrement pu être davantage exploité, car on reste sur l’impression que la notion d’intertexte, entendue dans son sens large — par exemple au sens où la définit Riffaterre, comme « perception par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres qui l’ont précédé et suivie » — caractérise des relations « anachroniques » qui nous éloignent déjà des sources et a justement son intérêt dans le fait d’éclairer des parts d’ombres ou de non lu de l’œuvre antérieure. (Le texte de Rimbaud est d’ailleurs peu relu ; ce en quoi, peut-être, il appelle, peut appeler, une continuation par Céline n’est pas défini. Molière semble lui davantage éclairé par Céline). En revanche, le fait que cette notion permette d’inclure autant le texte que la figure d’auteurs antérieurs pourrait appeler des précisions théoriques très intéressantes.

30L’ouvrage met cependant en lumière de nombreux points essentiels permettant de relire Céline au sens plein du terme : en mettant au cœur de sa démarche l’importance de l’entreprise de mémoire de Céline, sa volonté de garder vivants les morts, l’auteur met en lumière une dimension éthique et sensible, essentielle à la lecture de cette œuvre. Le travail avec ces compagnons permet aussi un questionnement générique des écrits céliniens, de leur tentations, hybridations, et refoulés, que l’on peut interpréter, comme le fait l’auteur, de façon tout à fait intéressante. Enfin, souligner, au-delà des survivances et du dialogue avec les morts, le démon de l’analogie qui habite parfois les écrits de Céline (et les éventuels usages politiques qui peuvent en être faits) nous semble à la fois probant et suggestif.

31Le livre ouvre par ailleurs sur des perspectives et des questionnements très stimulants.

32Donner implicitement aux figures d’auteurs, Rimbaud comme Molière, un statut comparable à celui du texte, les élever au rang de mythes (ou incarnation de mythèmes ?), n’est pas un geste anodin et donne à s’interroger sur le statut de ces « images » par rapport à l’intertexte au sens propre. Et cela est effectivement particulièrement fécond dans le cas de Céline, qui joue, comme le sait plus que quiconque de son nom et de sa figure d’auteur.

33La présence de ces nombreuses survivances attire, nous semble-t-il aussi, l’attention sur des aspects essentiels de l’écriture célinienne : la volonté, comme le souligne S.Lafont, de s’inscrire dans le patrimoine littéraire national et le rapport compliqué que cela dénote, nous semble-t-il à l’« autorité », relation ambivalente, qui est au cœur de la très particulière « marge » célinienne, prise entre désirs de « conformisse »- comme il le dit - et irrépressible dynamique tangentielle ; la difficulté à définir souvent la valeur axiologique des transformations constantes auxquelles se livre Céline (derrière la tonalité satirique qu’il semble toujours employer mais qui n’est pas forcément représentative de ses intentions) ; la nature même de ce style qu’on dit « oral » et qui l’est sûrement moins par l’impression de parlé qu’il « donne » que par ce besoin constant d’une parole de l’autre, d’un dialogue à engager, qui le caractérise et lui donne son élan essentiel.