Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Juin-juillet 2019 (volume 20, numéro 6)
titre article
Andra Barbu

Être mort & le savoir : le récit de « ma » mort sans médiation

Frédéric Weinmann, « Je suis mort ». Essai sur la narration autothanatographique, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2018, 289 p., EAN 9782021395044.

1Que se passe-t-il quand « je » meurt ? Qu’en est-il de ce « je » au-delà de l’arrêt des fonctions vitales, à l’intérieur du cadavre et de son cercueil, de l’autre côté de la rhétorique connue de la mort ? Est-ce que la conscience de soi demeure intacte afin de rendre le sujet apte d’expérimenter sa propre mort ? Et si on pouvait rendre compte de cette conscience de soi post mortem ? Telles sont les questions qui ont depuis toujours traversé l’esprit de l’être humain et l’ont poussé à imaginer des réponses possibles. Mais la géométrie de la mort semble ne pas permettre à la parole et à l’écriture de se placer aisément et sans scandale au sein de l’espace hermétique du « je suis mort » pour en relater les détails.  

2Frédéric Weinmann retrace dans son ouvrage l’histoire de la parole donnée aux morts dans la littérature et constate que, s’il est vrai que depuis toujours les écrivains se sont employés à faire parler les morts, ils ont cependant longuement hésité à leur confier le récit. Il a fallu en effet attendre ‑du moins en Europe‑ la deuxième moitié du xxe siècle et l’aboutissement d’un lent changement dans le rapport philosophique à la vie humaine pour que ce qui est perçu comme un « énoncé impossible » (p. 133), un « paradoxe pragmatique » (p. 149), cesse d’être un scandale de la raison et devienne une narration possible (la lecture nous montrera qu’elle sera aussi paisible), tout aussi légitime que n’importe quelle autre avec, de surcroît, un nom à la sonorité presque scientifique : l’autothanatographie.

La présence des morts

3Au temps des premiers récits de l’humanité, la mort est vue comme un monde autre, auquel aucun mortel ordinaire ne saurait accéder à son gré, le voyage dans l’au-delà, tout comme le retour (non-définitif et conditionnel) à la vie, étant le privilège des dieux et de quelques élus. Ces voyages sont forcément porteurs d’un récit, mais la nature supérieure des êtres n’autorise pas la généralisation de l’expérience, autrement dit, on n’apprend pas grand-chose sur ce qu’est la mort à la première personne. Plus tard, les types de personnages morts et les contextes où ils apparaissent se diversifient, mais ces individus restent toujours à une distance sécurisante du lecteur, soit du monde des vivants dont ce dernier est indiscutablement (encore !) le représentant certain. Le fait d’être rapportée ou commentée par les vivants, ou encore enchâssée dans un récit manié par ces derniers, maintient la parole des morts dans un régime d’intermédiarité qui rappelle avec insistance que le discours du trépassé n’est pas censé sortir de sa propre bouche. On pourrait affirmer que, à l’instar du voyage dans l’au-delà qui est un privilège hors du commun, les interventions des morts dans les récits représentent simplement une brèche exceptionnelle permettant aux lecteurs/auditeurs d’entrevoir le monde mystérieux des disparus sans être pour autant des récits de mort mais plutôt des histoires autour de la mort.

4Plusieurs types de constructions narratives sont recensés par l’auteur avant d’aboutir à l’autothanatographie : l’invocation des ombres, les visions satiriques, les récits des morts apparentes, les voix désincarnées, les voix acousmatiques, le théâtre, les dialogues des morts, les histoires de fantômes, les nouvelles fantastiques… et, en quelque sorte, tout ce que ces récits sont nous donne une idée de ce que l’autothanatographie n’est pas justement. Ainsi, lorsque les morts sont convoqués pour émouvoir (voir le cas particulier des rhéteurs romains qui font parler un défunt et profitent de l’émotion ainsi suscitée pour mieux convaincre) ou bien pour faire peur ou pour châtier (les fantômes, les revenants), l’attention se voit détournée de la mort vers les effets escomptés. Les songes satiriques posent un problème de crédibilité puisqu’ils sont le fruit de l’imagination de narrateurs vivants. Le théâtre est l’un des choix les plus faciles pour faire parler les morts dans la mesure où il suffit au personnage d’affirmer sa nature de défunt pour que le public adhère au pacte de la représentation, mais le contact avec la mort ne sera que trop aseptisé du fait du recours au corps vivant. Les morts apparents, quant à eux, pèchent par la simulation involontaire de leur état, tandis que les voix acousmatiques sont trop éthérées pour renvoyer véritablement à la réalité de la mort. Dans les dialogues des morts, ces derniers parlent certes, mais ils ne racontent pas. Enfin, la nouvelle fantastique défamiliarise la mort à tel point qu’elle devient presque méconnaissable. Et il arrive aussi que le mort qui raconte soit trahi, ponctuellement et surtout délibérément, par la présence d’un narrateur qui joue la médiumnité narrative pour éviter l’impensable : un unique « dit-elle » par exemple dans un récit, prononcé du reste à la première personne par un fantôme, dans « La Maison » d’André Maurois (1946). Les cas de récits refusés à l’autothanatographie sont multiples et toujours très intrigants pour un lecteur conquis par le thème. Bref, dans toutes ces situations, c’est « une métonymie » (p. 63) de la mort qu’est livrée au destinataire de la narration. Or le but de l’autothanatographie est de dépasser les limites de la conscience, briser le silence absolu, oser parler depuis la mort même.

Les narrateurs défunts. Légitimité du récit de mort ou pseudo-autothanatographie

5Tous les récits d’angoisse ou d’agonie qui s’arrêtent au seuil de la mort ou qui ne le dépassent que via quelques références timides au cadavre ou à l’au-delà ne relèvent pas de l’autothanatographie. Il ne suffit pas non plus de dire « je suis mort », il faut le prouver par la nature véritable et irréversible de l’expérience et par la prise en charge intégrale du récit qui en rend compte. En effet, la condition indispensable de l’autothanatographie est que, d’un bout à l’autre, le récit soit livré par un narrateur mort. Aucune entorse à la règle n’est tolérée : si la moindre intervention d’un narrateur extradiégétique est repérée ou que le récit n’est pas situé d’emblée du côté de la mort, il ne s’agit pas d’une autothanatographie.

6L’auteur propose — et ceci constitue une grande originalité — un corpus riche et intéressant (voir pages 135-138 de l’ouvrage), couvrant plusieurs continents, et analyse la manière dont les narrateurs de ces romans décrivent l’effet suscité par leur propre décès dans une conscience restée inaltérée malgré la perte de « l’enveloppe charnelle » (p. 103) — dépouille qui, d’ailleurs, de manière très intéressante, finira elle-même presque enveloppée, bien que brièvement, par l’esprit dématérialisé. Plusieurs idées se dégagent de cette analyse et notamment le fait que certaines zones du monde semblent plus audacieuses que d’autres lorsqu’il s’agit de bousculer les frontières entre la vie et la mort et rendre ordinaire la présence active des défunts. Le lecteur habitué au thème de la mort retrouve bien évidemment les écrivains japonais avec leur aisance crue à approcher les cadavres et leurs histoires. Bien que tous les auteurs cités ne soient pas retenus dans le corpus à cause des contraintes formelles de l’écriture autothanatographique, l’exemple parlant de la nouvelle d’Akira Yoshimura, « La jeune fille suppliciée sur une étagère » (1959), suffit pour confirmer cette séduisante cruauté qui leur est propre. Lorsque Fr. Weinmann approche la première auteure européenne à produire un récit autothanatographique, Muriel Spark — présente en fait avec deux récits : « La fille que j’ai laissée derrière moi » (1957) et « La rue de Portobello » (1958) —, il s’interroge sur les raisons de cette courageuse et innovatrice entreprise et conclut que, très probablement, le séjour de l’Écossaise en Afrique, d’une part, et sa foi catholique, d’autre part, auraient contribué à rendre son horizon naturellement perméable aux mondes des esprits. Et, bien entendu, l’Amérique Latine, avec la richesse et l’hybridité de ses croyances, occupe une place importante dans le corpus, notamment avec le Brésilien Joaquim Maria Machado de Assis et son roman pionnier « Mémoires posthumes de Brás Cubas » (1881) en tête de liste. Ceci pour dire que l’auteur fait le lien, un peu trop vite peut-être, entre croyances ancestrales et religiosité, d’une part, et la propension de certains auteurs vers un monde peuplé de personnages d’outre-tombe, de l’autre.

7Or la conclusion de l’ouvrage, intéressante et pertinente d’ailleurs, semble privilégier l’idée d’une désacralisation de la vie humaine, un phénomène décrit dans l’ouvrage comme un changement d’épistémè, désormais appelé « numérique » (p. 248) parce que influencé par les nouveaux exploits et espoirs technologiques. Cette transformation aurait pour conséquence, quant à la perception de la mort, l’abandon du désir de la durée éternelle en faveur d’une maîtrise de soi désensibilisée et souvent moqueuse et d’une pensée qui ne s’émancipe de sa corporéité que pour mieux exprimer son extinction dans l’abîme d’une éternité plus meurtrière que la mort. Les personnages possèdent en général des pouvoirs exceptionnels à condition qu’ils demeurent à proximité de leurs dépouilles (d’où l’enveloppe à l’envers ‑évoquée plus haut‑ dont le lecteur de cet ouvrage pourrait en avoir l’image) et certains d’entre eux ne s’éloignent pas trop aussi parce qu’ils fêtent la vie et la pensée qui va avec jusqu’au dernier morceau de leur corps physique, d’où des répliques percutantes comme celles-ci :

La putréfaction, ce n’est pas triste. Au moins il se passe quelque chose.
[…] La putréfaction est du temps gagné sur l’éternité1.

Il faut encore quelques lambeaux de chair pour continuer à penser2.

8Pour conclure, au-delà de son intérêt littéraire absolument certain, cet ouvrage semble poser aussi, indirectement, un constat anthropologique au sujet du rapport à la mort pendant les dernières décennies : la conscience de soi après la mort serait présente comme une forme ultime de pouvoir qu’exerce l’individu devant la destruction finale, plutôt qu’une quelconque force spirituelle constitutive de l’être humain. Ces morts modernes, volontairement étrangers à la rhétorique du salut et dégoutés par la perspective de l’éternité, témoignent de l’impensable certes, mais ils le font avec une froideur et un détachement qui frôlent la parodie (en effet l’humour ne manque pas dans les récits du corpus). Ces morts modernes sont braves, sereins, paisiblement libérés de leur dépouille, mais surtout leur qualité de sujets présents les rend incompatibles avec l’idée même qu’ils voudraient faire passer : une mort sans mystère. Heureusement d’ailleurs ! Car cela veut dire que, contrairement à l’impression d’affaire réglée que certaines autothanatographies pourraient donner, le sujet de la mort est loin d’être épuisé.