Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Mai 2019 (volume 20, numéro 5)
titre article
Caroline Anthérieu-Yagbasan

Une incursion dans la littérature jeunesse

Christine Pérès (dir.), Grands auteurs pour petits lecteurs 2, Carnières-Morlanwelz : Lansman Éditeur, coll. « Hispania », 2017, EAN 9782807101647.

1Grands auteurs pour petits lecteurs 2 rassemble des articles consacrés à l’aire hispanophone des xixe, xxe et xxie siècles. Le premier ouvrage éponyme portait sur la traduction et l’adaptation d’œuvres pour la jeunesse en langue espagnole. Celui-ci, en revanche, s’intéresse à des livres écrits pour la jeunesse par des romanciers et écrivains déjà consacrés. Le propos est donc d’interroger à la fois la place que tiennent ces œuvres dans l’ensemble de la production d’un écrivain, et leur spécificité en tant qu’œuvre écrite pour la jeunesse. La notion problématique de fonction que tiendrait cette littérature est exposée dès la préface. Deux des trois axes formant le sommaire interrogent ainsi cette fonction supposée : la transmission de valeurs et le récit de l’Histoire.

2Par ailleurs, levons tout de suite un malentendu : le titre de l’ouvrage ne cherche pas à confronter une « grande littérature » à une littérature mineure – la littérature jeunesse. Le choix de travailler sur des auteurs déjà reconnus dans la littérature « adulte » vise à revenir sur cette opposition incluant un jugement de valeur. Au contraire, les albums critiqués ici sont considérés dans une vision d’ensemble, l’univers de l’auteur.

3Les articles proposés apportent une contribution critique à différentes problématiques, à commencer par celle du double lectorat.

Horizon de lecture & « double lectorat »

4L'horizon de lecture, conditionnant l'écriture, est une catégorie analytique classique. Toutefois, plusieurs contributeurs font remarquer ici que, lorsqu'on théorise les conditions de réception de la littérature « jeunesse » (ce terme étant employé ici, et dorénavant, avec les guillemets de circonstance, puisque justement le propos ici est de réintégrer ces ouvrages dans la critique littéraire globale), ces conditions sont biaisées par le double filtre de l'adulte qui écrit et de celui qui lit, ou donne à lire, le livre à l'enfant. Dans cette perspective peut s'inscrire, par exemple, le rapport de sens, redondant ou non, entre le texte et l'image, mais également toute l'intertextualité – jusqu'à la double lecture, ainsi d'El hombre que fue un mapa1, analysé par Philippe Merlo, et le nécessaire apprentissage des formes littéraires, évoqué dans l'article éminemment normatif de Patricia Mauclair.

5Différentes stratégies auctoriales pour s'adapter à ce lectorat nouveau – car il s'agit, ne l'oublions pas, de livres écrits par des romanciers aguerris – sont évoquées au fil des contributions : écrire « simplement » (en tout cas de manière synthétique), en utilisant des formes (le conte) ou un langage (l'oralité) que l'enfant connaît déjà, ou encore (condition suffisante, s'interroge Christine Pérès ?) mettre en scène un héros ayant l'âge supposé du lecteur. Dans tous les cas se pose la question du continuum adulte lecteur-enfant lecteur, et de la rigueur nécessaire au passage de l'un à l'autre (Mario Vargas Llosa, cité par Viviane Alary, p. 46).

Une initiation à la littérature ?

6Seconde thématique récurrente, donc, engendrée par une volonté de définition assez prescriptive de la part des contributeurs – la question en filigrane étant parfois : « qu'est-ce que », mais souvent « que doit être » la littérature jeunesse ? – autant que par le choix du corpus d'auteurs analysés : celle de la littérarité des textes considérés. Les contributeurs se montrent souvent déçus sur ce point, regrettant de ne pas retrouver « l'univers » de tel ou tel auteur2 (Marsé, pour Viviane Alary), ou encore la richesse de ses jeux de langage habituels (Pérez Reverte pour Elvire Diaz). Une « filiation littéraire » est souvent constatée dans les motifs et techniques narratifs, sans que cela ne sauve la « valeur » recherchée par les contributeurs. Mais dans quelle mesure pourrait-il en être autrement, puisque le romancier ne peut compter sur la connaissance préalable que l'enfant a de l’œuvre, et donc sur son expérience lectoriale ? L'horizon d'attente est probablement ici biaisé par le lectorat adulte, ayant certaines attentes concernant l’écrivain qu’il connaît déjà, mais à travers des textes qui lui étaient par ailleurs spécifiquement destinés.

7L'ambitieuse collection « Mi primer... », sévèrement analysée par Patricia Mauclair, propose ainsi une initiation à la « grande » littérature, ou littérature de « grands », sans pourtant que soient représentés tous les genres littéraires. La continuité enfants-adultes postulée par le projet éditorial ressemble finalement à une injonction paradoxale pour les auteurs lancés dans cette aventure. Les reproches d'édulcoration, de simplification deviennent ainsi compréhensibles.

8Repris dans de nombreux articles du recueil sous des formes variées, le dilemme qui se pose alors, du point de vue de l’écrivain reconnu se lançant dans un nouveau champ d’écriture, est la prise en compte de ce « petit » lecteur, qui est pourtant, remarque Juan Marsé, un lecteur « intelligent3 ».

De la pédagogie à l’idéologie

9Un lecteur intelligent, certes, mais en construction, dans sa capacité et son appétence pour la lecture, mais également dans sa vision du monde et ses valeurs. Les référentiels axiologiques habituels des auteurs reconnus changent fréquemment lorsqu’ils s’adressent à un jeune lectorat. De son article « El Tigre Blanco de Carlos Salem : un cycle romanesque édifiant ? », Émilie Guyard tire la conclusion suivante :

Un tel constat nous invite immanquablement à nous interroger : comment expliquer l’écart entre la production pour adultes et le cycle pour la jeunesse de Salem ? L’auteur s’est-il lui-même interdit de bousculer son jeune lecteur ? Ce choix répond-il à une injonction de la maison d’éditions Edebé ? Est-ce donc pour passer le filtre de ce double destinataire caractéristique de la littérature de jeunesse et ne pas bousculer la représentation idéalisée de l’enfant que pourrait en avoir le médiateur adulte entre le livre et son destinataire ? S’agit-il enfin d’une forme d’interdit inconscient ? La réponse tient sans doute dans la conjonction de plusieurs de ces paramètres plutôt que dans un seul à la fois. Toujours est-il que ce qui fait la grande originalité de l’écriture de Salem pour adultes est totalement absent de son cycle pour la jeunesse. (p. 185)

10Car il semble que les auteurs commentés ici – qui ne sont pas au départ, rappelons-le, des auteurs jeunesse expérimentés – aient eu souvent envie d’écrire des histoires porteuses de valeurs, quand ce ne sont pas directement des commandes pour de bonnes causes (Bayer Healthcare commande ainsi à Marsé un récit avec cette morale prédéfinie : avoir un animal domestique engage une forte responsabilité4). Le terme « édifiant » revient ainsi souvent sous la plume des critiques. Toutefois, de la pédagogie à l’instrumentalisation, il n’y a qu’un pas, qui sera vite franchi, entre autres pendant la guerre civile espagnole et les années de dictature franquiste. Le livre pour enfant est en effet un vecteur privilégié d’idéologie, de par son aspect inoffensif, mais également à cause de la présence, évoquée précédemment, du double lectorat. Écrire un conte pour enfants véhiculant des idées politiques, c’est également s’adresser à l’inconscient de l’adulte racontant l’histoire à l’enfant. Caperucita Roja d’Antoniorrobles, une version franquiste du Petit Chaperon rouge, est analysée dans cette perspective ; mais aussi Las Aventuras de Mariquita Pérez (Torcuato Luca de Tena), le très contemporain El señor de los bonsáis (Manuel Vázquez Montalbán), ou encore Cocorí, pour la littérature costaricienne. De façon plus insidieuse, des auteurs qui ont raconté l’Histoire, parfois en faisant la synthèse de leurs propres travaux, ont pu en proposer une version orientée, car même si l’idéologie n’était pas présente dans la volonté de départ, le choix des épisodes et la façon de les présenter au lectorat visé marque idéologiquement le récit historique qui en est alors fait : « en écrivant une œuvre purement de fiction à l’attention des jeunes lecteurs, les préjugés occidentaux font surface », dit Anne Vigne Pacheco à propos de Joaquín Gutiérrez, auteur de Cocorí (p. 202). La volonté de formation mène parfois au bord de la manipulation idéologique, d’autant plus qu’il est tentant d’utiliser les différentes possibilités de doubles langages (le rapport du texte à l’image, les sous-entendus du conte) offertes par les albums.

11Ces aspects permettent de revenir à l’idée exprimée dans l’introduction que la littérature jeunesse se voit dotée d’une fonction – notion qui serait plus que problématique si on la transposait à la littérature tout court ; et qui gagnerait à être examinée de plus près.


***

12Si l’ouvrage présenté n’a pas pour ambition de définir explicitement la littérature jeunesse, de toutes les contributions ressort une constante : cette dernière doit pouvoir éveiller le plaisir de l’adulte autant que de l’enfant, sans parler à ce dernier « comme s’il était stupide », dit Arturo Pérez-Reverte (p. 241). Avec plus ou moins de bonheur, donc, les auteurs critiqués dans la revue ont relevé le défi d’une écriture exigeante, et qui les sorte de leur zone de confort. La thématique retenue pour cette somme de contributions ouvre en cela des perspectives intéressantes, permettant de mettre en regard la production d’un même auteur pour deux types de lectorat différents.