Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Mai 2019 (volume 20, numéro 5)
titre article
Tania Collani

Histoire littéraire d’une périphérie. Appropriation du concept de nation par les poètes de la Suisse romande (1730-1830)

Timothée Léchot, «Ayons aussi une poésie nationale». Affirmation d’une périphérie littéraire en Suisse (1730-1830), Genève : Droz, coll. « Bibliothèque des Lumières », 2017, 602 p., EAN 9782600047272.

1Timothée Léchot, actuellement post-doctorant et Maître assistant de littérature française à l’Université de Berne, se signale avec cet ouvrage comme l’un des spécialistes actuels de la littérature suisse d’expression française aux xviiie et xixe siècles. Plusieurs de ses publications portent sur l’expérience et le rôle du Journal helvétique (1732-1782), ainsi que sur la poésie suisse francophone de l’entre-deux-siècles, en arrivant à toucher également l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau en botaniste et les questions de poésie et science. Le riche ouvrage monographique qu’il publie en 2017 chez Droz, primé par le Collegium romanicum, est issu de sa thèse doctorale menée à l’Université de Neuchâtel, sous la direction de Claire Jacquier, et il est préfacé par Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes à l’Université de Lausanne.

2Pour situer l’ouvrage, il convient de partir précisément de l’essai publié par Daniel Maggetti en 1995 sous le titre L’Invention de la littérature romande 1830-1910, un volume où il soulignait de quelle manière la littérature romande avait commencé à acquérir une stratégie cohérente et durable dès 1830, quand les intellectuels helvétiques envisagèrent, entre autres actions, la création d’institutions solides pour sa transmission et promotion. Or, cette réflexion constitue ouvertement (p. 14) l’une des pierres fondatrices de l’édifice argumentatif que Timothée Léchot entend construire, en instruisant de son côté une patiente enquête sur les cent ans qui précèdent la prise de conscience littéraire de cet espace particulier de création. Si, à partir de 1830, nous assistons à un véritable (quoique lent) processus de construction d’un débat littéraire proprement suisse, dans le siècle qui va de 1730 à 1830, la scène littéraire helvétique se confronte encore à un débat qui est d’ordre identitaire — d’où la citation qui figure dans le titre, «Ayons aussi une poésie nationale», tirée d’une recension des Poésies Helvétiennes de Philippe-Sirice Bridel1.

3Le volume, qui est remarquable par la qualité et la quantité de sa documentation, pourrait être parcouru par des thématiques transversales propres à la poésie suisse romande, à l’histoire littéraire et l’histoire des idées : 1. La question de l’identité nationale (qui était une question propre à l’Europe entière entre la fin du xviiie et le début du xixe siècle). 2. Le sentiment de périphérie de la part de la Suisse romande par rapport à la France, qui s’exprime de manière différente en fonction des auteurs. 3. L’appropriation du sentiment de mediocritas et le dépassement des impasses identitaires en vue de l’affirmation d’une production particulière.

La recherche d’une identité nationale – une mode romantique

4La Suisse n’échappe pas à la tendance romantique de revendication nationale. Et, même si T. Léchot ne cite La Création des identités nationales (1999) d’Anne-Marie Thiesse que dans l’imposante bibliographie finale, il convient de revenir sur le caractère d’« invention  » que l’historienne repérait dans le processus de la définition des différentes identités nationales européennes. Selon Thiesse, en effet, ce sentiment national ne présenterait que quelques traits de spontanéité, comportant plutôt un mouvement artificiel de construction d’un imaginaire2 identitaire selon des recettes analogues partout en Europe : l’identification des ancêtres communs, des mythes fondateurs et, ce qui fait problème dans un pays multilingue et multiculturel comme la Suisse, la langue nationale et le folklore. « Naturellement, ces ambitions et leur urgence sont inséparables d’un contexte international où la montée des nationalismes s’accélère au sein des grandes puissances qui entourent la Confédération » (p. 55), écrit à juste titre T. Léchot. Et étant donné le tiraillement excentrique vers l’Allemagne et la France, il était indubitablement plus compliqué en Helvétie de mener une action unanime, au même titre que la reprise de l’épopée d’Ossian par MacPherson ou des contes des frères Grimm par Herder. L’imaginaire national romand n’est pas le même que l’alémanique, et il est difficile d’unir les histoires des différents cantons sous la seule enseigne des Trois confrères faisant serment sur le Grütli (1780) de Johann Heinrich Füssli.

5Cet échec relatif au moment de la création d’une identité nationale est sûrement à la base du sentiment d’infériorité et de marginalité que T. Léchot repère dans la littérature suisse romande. Une absence diffusée de fierté par rapport à la production des grandes puissances culturelles adjacentes mène les intellectuels helvétiques à s’interroger sur leur particularité de manière tout à fait nuancée. En 1938, Ramuz écrivait que Juste Olivierétait le « seul classique vaudois » (p. 509). Aujourd’hui, c’est Ramuz qui occupe la place de « classique » de la littérature suisse romande et, plus particulièrement, vaudoise ; force est de constater que l’œuvre de Juste Olivier demeure peu connue, même à l’intérieur du système de la littérature helvétique. Et pourtant, Juste Olivier (1807-1876) est le dernier auteur cité et étudié chronologiquement par T. Léchot ; son œuvre est clairement imbibée des sentiments inspirés du romantisme européen. Il suffit de considérer son histoire duCanton de Vaud (1831), pour voir de quelle manière ce travail catalyse les réflexions menées précédemment par ses concitoyens suisses et européens, étant donné que le mouvement de recentrement autour de l’idée de nation est appréciable à l’échelle européenne. Partagé entre Paris et son canton, Juste Olivier avait rencontré, croisé ou fréquenté les grands poètes de son époque : Hugo, Lamartine, Musset, Vigny, Sainte-Beuve, Mickiewicz. La portée politique nationaliste de son projet était évidente et devait également investir son recueil Poèmes suisses (publiés à Paris en 1830), ce qui projette Juste Olivier et la littérature helvétique pleinement dans l’évolution des autres pays européens, qui mûrissent une identité nationale à la même période.

Qui sont les «ancêtres» de la poésie «nationaliste» de la Suisse romande ?

6On l’a rappelé : Daniel Maggetti a montré que la littérature romande avait été « inventée » à partir de 1830. Le but de T. Léchot est de relire ces poètes qu’on a reconnus a posteriori comme cruciaux dans cette perspective. Et son volume restera comme une pierre fondante de l’histoire littéraire pour son travail de terrain visant à parcourir les poètes et les revues où cette réflexion en clé nationale et nationaliste se faisait déjà à partir du siècle précédent. Parmi les noms les plus connus, T. Léchot n’omet pas de citer Jean-Jacques Rousseau, Isabelle de Charrière et Germaine de Staël. Mais évidemment c’est aux grands oubliés de l’histoire littéraire qu’il consacre plus de pages.

7Qui connaît aujourd’hui le juriste et magistrat vaudois Gabriel Seigneux de Correvon (1695-1775) ? Paul Nordmann avait consacré une monographie en 19473 à ce «cosmopolite» auteur des Muses helvétiennes, ou recueil de pièces fugitives de l’Helvétie (1775). Dans l’avant-propos de son volume, Seigneux de Correvon rappelle «qu’une nation qui ne connaîtrait les muses qu’à travers des productions étrangères “passerait avec raison pour agreste” » (p. 140). Et c’est toujours l’engagé Seigneux de Correvon qui fait la promotion de ses compatriotes moins connus, comme Béat Louis de Muralt (1665-1749), auteur des très « franches » Lettres sur les François et les Anglois (1725), critiqué par Jean-Baptiste Boyer d’Argens, mais salué par Sainte-Beuve. T. Léchot reconnaît dans cet ouvrage le point de naissance d’une « certaine conscience nationale » (p. 67) et, en reprenant les réflexions de Claude Reichler, « la fabrication d’un mythe national », qui jonglait entre les nuances du « bel esprit », du « bon sens », « bon esprit » :

Récit de voyage doublé d’un art apodémique paradoxal, concluant à l’inutilité d’aller chercher des lumières à l’étranger, les Lettres vont au-delà d’un portrait social et moral de deux grandes nations : par la description et la mise en opposition systématique des «caractères» nationaux, elles offrent un cadre solide pour penser les différences entre les collectivités. Au fil du texte, l’identité suisse se construit ainsi par contrastes avec le caractère des nations étrangères et celui de la France en particulier, ce qui aboutit dans la «Lettre sur le voiage» à la glorification des anciens Suisses qui savaient se garantir des influences étrangères. (p. 122)

8Il faut bien connaître les publications dans les périodiques de l’époque pour arriver à dresser un portrait, comme T. Léchot l’a fait, de Jean-Baptiste Tollot (1698-1773), l’apothicaire genevois qui participe activement à l’aventure du Journal helvétique. Pour lui « la poésie contribue à la cohésion sociale en polissant les mœurs » (p. 137) et T. Léchot en fait le poète « héraut du bon sens », « valeur à la fois universelle et helvétique depuis que Muralt l’a pour ainsi dire “nationalisée” » (p. 195). C’est en analysant l’œuvre « raisonnante » de Tollot qu’on arrive à percevoir de quelle manière les caractères nationaux de la poésie helvétique (le bon sens) se font par rapport à la poésie française (le bel esprit).

9Il est ainsi fort intéressant de parcourir la vie et l’œuvre de Samuel Henzi (1701-1749), libelliste et satiriste bernois de langue allemande, mais ayant choisi une carrière de « littérateur en français » (p. 173), exilé à Neuchâtel et mort décapité pour avoir « contesté les prérogatives du gouvernement oligarchique bernois » (p. 173). Son œuvre de création d’une imagerie nationale se fait par la négative, et en passant par l’humour. Jenzi fonda deux périodiques éphémères — Amusement de Misodeme (1745) et La Messagerie du Pinde (1747-1748) — dans lesquels il développa sa poétique du « méchant écrivain », n’hésitant pas à s’attaquer au style et au Parnasse (indubitablement, la Suisse avait beaucoup de montagnes, mais pas aussi hautes en culture et peuplées en Muses  !) : « Ainsi un bon Écrivain écrit aujourd’hui sans aucune aide du Génie, de l’Esprit, et du Jugement » (p. 176). D’ailleurs, ce « mauvais poète » s’adressait « à un public également mauvais; au cœur de la Suisse, les vers du poète ont moins d’attrait qu’un morceau de fromage » (p. 177) de Gruyère !

10Dans la mouvance de la poésie religieuse, philosophique et didactique, T. Léchot évoque Emmanuel Salchli (1749-1820), auteur bernois des Causes finales et la direction du mal. Poëme philosophique en quatre chants (1784), ainsi que le vaudois Jean Guillaume de la Fléchère (1729-1785), aussi connu comme John William Fletcher, étant donné son déplacement en Angleterre pour devenir précepteur et, ensuite, prêtre anglican. Si le premier a essayé de justifier une production identitairement distincte de celle française, chez de la Fléchère on ne trouve pas de réflexion proprement centrée sur ses origines helvétiques.

11Le patricien vaudois Marc-Etienne-Emmanuel Frossard (1757-1815) fait une carrière dans l’armée autrichienne, et publie anonymement Mes dernières folies en 1790. Il s’agit des mémoires d’un Suisse cosmopolite et expatrié, qui revient au souvenir de sa patrie, en refusant « la focalisation du poète francophone sur Paris » (p. 383). Il est intéressant de lire à ce propos deux strophes du poème « À ma patrie », où on confronte la « politesse » des nations lettrées (comme la France) et la simplicité géniale suisse :

Que ta simplicité ne soit jamais rudesse;
La décence des mœurs n’exclut pas l’enjouement;
La plus noble franchise admet la politesse;
Conservons nos vertus sans bannir l’agrément.

Cultive tous les arts, ce charme de la vie,
Encourage l’étude, honore les talents;
La Suisse fut toujours le berceau du génie,
Dirige, n’éteins pas, ses rayons bienfaisants. (p. 383)

12Sûrement plus connu en raison de la monographie que Gonzague de Reynold lui consacrera en 19094, Philippe-Sirice Bridel (1757-1845) est l’auteur des Poésies helvétiennes (1782), recueil qui a le mérite de définir, selon T. Léchot, « l’essence de ce qu’il appelle une “poésie nationale” » (p. 333). En effet, Bridel aurait conçu « le programme d’une littérature nationale qui tente de déplacer le centre de gravité de la France vers la Suisse alémanique, espace culturel qui travaille lui aussi à cerner son unité en marge de l’espace germanique » (p. 19). T. Léchot consacre toute une partie à Bridel, notamment à sa réception également dans le monde alémanique (p. 333-363). On se souviendra surtout des Étrennes helvétiennes et patriotiques(1783-1831) − un almanach annuel comptant soixante-quatre pages au départ et plus dans les livraisons successives, dont les recueils de 1783 à 1796 sont compilés dans quatre volumes de Mélanges helvétiques (1787-1797). Il n’est pas anodin que Bridel reprenne dans le « Discours préliminaire » de ses Poésies helvétiennes l’argumentation préromantique et romantique de l’identité nationale :

Cette originalité dans la description des paysages et des mœurs constitue la poésie nationale. C’est elle qui nous rappelle si souvent à Homère, à Virgile, à Ossian et à quelques autres heureux Peintres de la nature. Cette poésie nationale doit avoir un caractère à soi, que l’on puisse aisément connaître et distinguer. Et dans quel pays cette Poésie brillera-t-elle d’un plus grand éclat que dans l’heureuse Helvétie, où la nature est si variée, si belle, si majestueuse; où l’on entend encore répéter partout ces noms augustes, Patrie et Liberté? (p. 341-342)

13Pleinement dans le sillage du romantisme5, les deux amis genevois Charles Didier (1805-1864) et Jacques-Imbert Galloix (1807-1828), présentent une biographie et une bibliographie qui renvoient à des auteurs contemporains comme Byron, Chateaubriand, Lamartine, Nodier, George Sand. Charles Didier publie très jeune deux recueils fortement patriotiques : Harpe helvétique en 1825, et Mélodies helvétiques en 1828. En faisant sien le genre désormais dédouané de l’helvétienne, ses poèmes touchent les moments fondateurs de la nation suisse (« Le Grütli »), ou la résistance populaire du demi-canton de Nidwald, en 1798, devant l’armée française. Hugo avait encensé Jacques-Imbert Galloix de manière posthume, en tant que symbole de jeune artiste romantique ; mais il n’avait pas omis de retenir caricaturalement dans sa poésie ces « embarras d’expression propres au style genevois » (p. 506).

14De nombreux autres noms peuplent les pages du riche ouvrage de T. Léchot : Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757), mis à l’honneur également dans les Muses helvétiennes de Seigneux de Correvon; Jean-Pierre de Crousaz (1663-1750), auteur d’un traité sur l’éducation des enfants qui marginalisait le rôle de la poésie; Isabelle de Gélieu (1779-1834), convertie à la poésie par la lecture des Poésies helvétiennes de Bridel à l’âge de douze ou treize ans.

15Le panorama littéraire essayant de définir l’identité helvétique se concentre autour de quelques périodiques. Dans le volume de T. Léchot, le lecteur trouvera une abondance de détails concernant leMercure suisse (1732-1737), le périodique qui, le premier, « affirma la vitalité de la littérature romande » (p. 43). Le Mercure suisse sera rebaptisé Journal helvétique en 1738 (1738-1769), rénové en Nouveau Journal helvétique (1769-1780), pour redevenir Journal helvétique entre 1781 et 1782, avant de s’éteindre sous la direction de son dernier rédacteur, le pasteur Henri-David Chaillet (1751-1823). Au-delà des Étrennes, déjà mentionnées, il faut aussi évoquer l’hebdomadaire Journal de Lausanne (1786-1793), qui deviendra le Journal littéraire de Lausanne en 1794, avec une livraison mensuelle. Sans oublier ce que représentera, seulement à partir de 1838, la Revue suisse (1838-1860).

Surmonter le complexe de périphérie : la notion de mediocritas & la postérité littéraire

16Tous ces ancêtres d’une littérature qui se revendiquait ouvertement de son identité helvétique se sont évidemment confrontés à l’ingérence d’un prétendu standard français : « Satellite oublié de la planète reine / Dont l’orbite puissante à grands bonds nous entraîne, / Joûrons-nous donc toujours ce rôle humiliant ? » (p. 13). C’est avec ce questionnement poétique et moral, que Juste Olivier (dans Le Canton de Vaud, 1837) figure le Canton de Vaud comme un « satellite » de la France, définie de « planète reine ». Or, la prise de conscience de Juste Olivier ne date que de 1837, une fois que la marginalité de la Suisse romande par rapport à la France avait été assumée et des stratégies pour la surmonter étaient en train de se déterminer. Dans le siècle qui précède 1830, cette conscience était encore embryonnaire, et la comparaison avec la France encore lourde pour les poètes suisses :

Dans les années 1730, tandis que le réseau des imprimeurs libraires se densifie, tandis que des sociétés littéraires apparaissent et qu’on lance un Mercure suisse en français valorisant la littérature produite à l’intérieur du pays, l’insertion de la Suisse dans la République des Lettres se heurte au lieu commun déjà ancien de la grossièreté helvétique. C’est à l’égard de la poésie que le choc est peut-être le plus violent : n’ayant pas de poètes dignes de ce nom du point de vue des Français, les Suisses sont confrontés à une lacune problématique au sein de leur production littéraire. (p. 71)

17Ainsi, dès son introduction, T. Léchot offre plusieurs réflexions sur les idées de centre et marge, de centre et périphérie, en rebondissant sur des binômes comme régionalisme et cosmopolitisme, assimilation et différenciation. Le mérite du présent volume est également celui de mobiliser une littérature secondaire focalisée sur ces tiraillements (notamment patriotisme et cosmopolitisme) qui se doivent d’être remis à l’ordre du jour dans notre lecture critique contemporaine6. C’est en passant par la prise de conscience d’un statut périphérique que le concept de mediocritas est assumé comme marque identitaire par les intellectuels suisses, qui le font remonter à sa nuance positive dérivée de l’aurea mediocritas d’Horace — le juste milieu, l’équilibre qui fuit tout excès. C’est dans cette perspective que Gonzague de Reynold, dans Bodmer et l’école suisse au xviiie siècle, soulignera sans complexes le statut d’« homme moyen » de Bridel (p. 58) ; ou que Gustave Lanson remettra à l’honneur la « médiocrité » dans ses Études d’histoire littéraire (1903) : « la médiocrité qui pullule, et qui satisfait tout le monde sans dépasser personne, est souvent plus puissante que les chefs-d’œuvre auxquels nous attribuons à l’ordinaire l’opération » (ibid.). Ou encore, que Fernand Baldensperger dressera le portrait d’une Helvetia mediatrix, fruit d’une « besogne de médiation » entre deux cultures fortes et opposées, l’Allemande et la Française (p. 60).

18De par sa volonté de vouloir retracer les débuts de ce mouvement de redécouverte et revalorisation du sentiment national helvétique, T. Léchot se situe dans le sillage de ces critiques littéraires courageux qui ont su, avec un double regard pour la qualité des sources écrites et un souci d’histoire littéraire, compiler des histoires fondées dans le bassin pluriculturel et plurilinguistique suisse. En effet, si le complexe de périphérie s’applique aux écrivains provenant des « satellites » des « planètes reines », il en va de même pour les critiques qui regardent vers ces contrées limitrophes par rapport aux canons — il faut ici saluer le courage de T. Léchot, qui a su et voulu consacrer une étude de cette qualité à la poésie de la Suisse romande entre Lumières et Romantisme. Pour apprécier l’héritage d’une prise de conscience nationale, il faut se tourner, comme T. Léchot l’a fait, vers l’histoire de la littérature. Pour le xixe siècle, on se souviendra d’Henri-Frédéric Amiel (Du mouvement littéraire dans la Suisse romane, et de son avenir, 1849) ; d’Eusèbe-Henri Gaullieur, Études sur l’histoire littéraire de la Suisse française, particulièrement dans la seconde moitié du xviiie siècle, 1856) ; de Philippe Godet (Histoire littéraire de la Suisse française, 1890). Pour le xxe, Alfred Berchtold (La Suisse romandeau cap du xxe siècle. Portrait littéraire et moral, 1963 ; Alain Clavien (Les Helvétistes. Intellectuels et politique en Suisse romande au début du siècle, 1993) ; le déjà cité Daniel Maggetti, avec L’Invention de la littérature romande 1830-1910 (1995) ; Roger Francillon, auteur de De Rousseau à Starobinski. Littérature et identité suisse (2011), outre la monumentale Histoire de la littérature en Suisse romande en quatre volumes parus sous sa direction de 1996 à 1999 ; Virginie Rossel (Histoire littéraire de la Suisse romande, 1990).

19Nul doute donc que c’est dans les prétendues marges qu’on trouvera de quoi nuancer les tendances actuelles d’une vision trop fièrement centrale ou centralisante.