Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Christian Vandendorpe

Rêve de roman

Francis Berthelot, Du Rêve au Roman. La création romanesque, Éditions Universitaires de Dijon, Collection U21, 2003, 126 p., EAN 9782905965851.

1La création romanesque a été analysée par des critiques littéraires, des sémioticiens et des narratologues de toute obédience. Des écrivains ont aussi parfois laissé des témoignages sur leur conception de la littérature ou leur rapport personnel à l’écriture. Cependant, les points de vue du créateur et du critique ont rarement été intégrés dans une réflexion globale sur la création littéraire et qui soit susceptible de s’appliquer à des œuvres relevant de genres et de choix esthétiques différents.

2L’intérêt de l’ouvrage de Francis Berthelot est de combiner ces deux points de vue dans une synthèse originale. Depuis 1980, en effet, cet auteur a publié une dizaine de romans et nouvelles de science-fiction ainsi qu’un roman pour la jeunesse. En même temps, en tant que chercheur au CNRS et animateur d’un séminaire de narratologie avec Jean-Marie Schaeffer (repris sur www.vox-poetica.org), il connaît la théorie littéraire de très près, ayant publié La Métamorphose généralisée (1993), Le Corps du héros (1997) et Parole et dialogue dans le roman (2001). Ce parcours très diversifié lui permet d’aborder la question de la création littéraire en éclairant très finement les processus en jeu. Loin de prendre son œuvre romanesque comme norme et point de référence, il adopte une perspective œcuménique, indifférente aux frontières génériques et s’appuyant sur des exemples et des témoignages provenant aussi bien des œuvres de Tolstoï que d’Alexandre Dumas, Faulkner, Butor, Camus et bien d’autres. Le résultat en est un petit traité dépourvu de jargon mystificateur et qui devrait être fort utile dans les cours de création littéraire, car il examine de l’intérieur les quatre grandes phases de la production d’un roman : l’élaboration, la construction, l’écriture et le remaniement.

3Le premier chapitre, consacré à l’élaboration du récit, développe la thèse inscrite dans le titre : la création littéraire a pour « point de départ […] une activité mentale latente, proche du rêve diurne » (p. 15). C’est au cours de la rêverie que s’effectuerait « la conversion des figures mentales en récit ». Berthelot s’appuie ici sur l’intuition de Bachelard qui établit une analogie entre la fluidité du langage et l’élément liquide : la rêverie serait un grand fleuve circulant « à l’interface du conscient et de l’inconscient », un « ruissellement », un « torrent » où apparaissent des « rapides » et des « remous » dans lesquels il faudra plonger « pour en extraire une idée susceptible d’être convertie en élément romanesque » (p. 16). Berthelot aurait aussi trouvé un matériau abondant dans l’œuvre et la vie de Proust, dont l’écriture, fortement alimentée par la rêverie, prend son point de départ dans la contemplation d’une mer houleuse (Jean Santeuil).

4Le déclencheur de la rêverie peut être un événement externe (rencontre, spectacle, etc.) ou interne (souvenir, sentiment, désir inassouvi). Quant au processus de conversion en éléments de récit, il peut s’effectuer de façon déductive et logique ou, au contraire, s’imposer de façon fulgurante. Il faut, naturellement, que l’auteur soit poussé par la volonté d’écrire. Là encore, l’analogie avec le rêve sert d’explication à l’impulsion initiale : tout comme le rêve serait selon Freud « l’accomplissement d’un désir », le roman serait « aboutissement ultime d’un long rêve éveillé, transmuté en récit » (p. 21) et une tentative de l’inconscient de remédier à ce que « la réalité peut avoir d’insoutenable » (p. 24). On écrit pour éclairer son passé, le corriger ou se réinventer.

5On objectera que bien des romans ne sont pas autobiographiques. De fait, à l’introversion caractéristique de ce genre, Berthelot oppose l’attitude extravertie d’un Zola ou d’un Dickens. Souvent pourtant, ces deux attitudes vont coexister, comme le montrent par exemple des événements de la vie de Dickens qui réapparaissent chez certains de ses personnages. Le degré de transmutation du vécu initial va cependant varier selon le positionnement adopté par l’auteur entre réel et imaginaire. Le premier choix va l’inscrire dans le courant nettement majoritaire des « littératures du réel », tandis que le second va le précipiter dans celui de la fiction.

6Une autre distinction partage les genres entre littérature populaire et littérature savante. Cette dichotomie, profondément inscrite dans l’institution littéraire, décide du devenir éditorial d’un auteur et tend à l’enfermer dans le genre où il s’est d’abord illustré. Berthelot ayant surtout publié des romans de science-fiction, on peut supposer qu’il a été en butte à l’interdit qui frappe ce genre chez nombre de critiques. Avec le temps toutefois, notre auteur s’est aguerri et affirme clairement sa position : « […] il reste une solution : le refus. Refus de quoi? De tout cela en bloc : les catégories, les genres, les frontières, les modes » (p. 29). Et il est vrai que les œuvres qui marquent leur époque sont précisément celles qui transgressent les frontières génériques et réussissent à inventer de nouveaux genres.

7À cette première étape d’élaboration du matériau initial fait suite celle de la construction. Celle-ci relève d’une dialectique entre structure et écriture. L’auteur « structural » – on pense ici à Zola, Perec – accorde la priorité aux travaux d’infrastructure : schémas, fiches signalétiques, cartes géographiques, généalogies, rapports entre les personnages, plans, synopsis. A l’opposé se situe l’auteur « scriptural », qui ne peut pas écrire s’il sait à l’avance ce qui va se passer. Ce dernier a besoin de laisser le roman se construire selon la logique de l’écriture : « chaque phrase, en s’accomplissant elle-même, en suscite une autre, qui en engendre à son tour une nouvelle » (p. 45). Là encore, Berthelot refuse de valoriser un mode plutôt qu’un autre, estimant à juste titre que cette distinction ne saurait avoir un caractère absolu ni définitif. C’est à cette étape de la construction que le romancier songe aux divers moyens de soutenir l’attention du lecteur. Celle-ci dépend principalement de la tension dramatique qu’il réussira à créer dans l’enchaînement des actions, mais Berthelot identifie aussi d’autres types de tension : la tension esthétique liée notamment aux changements de narrateur, la tension existentielle par laquelle le lecteur est amené à s’identifier à un personnage ou un groupe social donné, la tension intellectuelle liée à la façon dont sera résolu un problème théorique central.

8Si l’étape de l’élaboration amène l’écrivain à être « possédé » par son sujet, au sens nietzschéen du terme, la phase d’écriture exige qu’il entre en état de transe et se transforme en médium afin que la parole « à la fois ressentie comme intérieure et supérieure puisse le traverser sans contrainte pour apparaître en mots sur la page » (p. 62). Cette caractéristique de la parole, qui parle à travers un sujet, – un thème déjà présent chez Blanchot, Barthes et Lacan – met en jeu des énergies importantes que l’auteur ne pourra libérer que s’il parvient à surmonter la fameuse « angoisse de la page blanche ». Pour y faire front, Berthelot évoque quelques procédés auxquels des écrivains ont recours, qu’il s’agisse de se réfugier dans un cadre privilégié, de se servir d’outils d’écriture privilégiés ou d’adjuvants divers : on pense ici au café de Balzac ou aux pipes de Simenon. L’écriture possède aussi une dimension artisanale inséparable de la dimension médiumnique : ici encore, Berthelot refuse de prendre parti pour l’une ou pour l’autre, estimant que ces deux dimensions sont nécessaires. C’est à ce stade que l’auteur choisit sa langue, sa voix narrative, qu’il influence son lecteur par les jugements portés sur les choses et les gens, et qu’il détermine la position occupée par rapport à un personnage.

9L’écriture ainsi vécue entraîne chez son auteur une authentique catharsis : « les zones les plus sombres et les plus cachées de l’auteur surgissent en pleine lumière comme elle ne le font jamais dans la vie réelle » (p. 75). Berthelot évoque à ce propos Alexandre Dumas surpris en larmes par son fils alors qu’il venait de mettre par écrit la mort d’un de ses personnages favoris. En faisant du récit le lieu d’une « rencontre entre le désir de l’écrivain et celui du lecteur », Berthelot aurait certainement l’aval de Jean Bellemin-Noël, qui fonde la textanalyse sur ces mécanismes de projection imaginaire (Gradiva au pied de la lettre).

10Le remaniement, dernière phase importante du processus d’écriture, est examiné sous trois angles. Le remaniement correcteur vise à produire un état amélioré du texte existant, en modifiant un aspect précis : tension dramatique, efficacité émotionnelle, équilibre des niveaux, personnages, style. Le remaniement idéel consiste à développer une idée de façon que sa pensée soit mieux perçue par le lecteur. Le remaniement créateur consiste à créer un nouveau texte à partir d’un ou plusieurs textes anciens. A titre d’exemple, Berthelot évoque les diverses versions de la Justine de Sade et renvoie à la genèse d’ouvrages d’Antoine Volodine, de Sylvain Jouty, ainsi que d’un de ses propres romans (Mélusath). Là encore, son expérience d’écrivain lui permet de décrire le processus créateur de l’intérieur.

11On le voit par ce résumé, Francis Berthelot a adopté dans cet ouvrage une perspective pédagogique et la clarté du propos aidera certainement le lecteur à appréhender le phénomène de la création dans ses multiples dimensions. En revanche, le spécialiste pourra regretter que le texte, qui se lit cursivement, ne traite pas en détail les points abordés et ne les situe pas par rapport à l’ensemble des recherches en théorie littéraire. A titre d’exemple, la question du point de vue est traitée en deux pages : c’est peu si l’on considère la masse de travaux consacrés à ce sujet. En outre, aucune mention n’est faite des concepts concurrents de focalisation ou de perspective, ni de la façon dont les catégories proposées par Berthelot (position externe, moyenne, interne) se situent par rapport à celles de Pouillon, Genette, Bal et autres. Si cela limite assurément la portée de cet ouvrage en tant que manuel d’introduction à la narratologie, ce serait toutefois une erreur de l’écarter du revers de la main ou de le classer parmi les ouvrages de vulgarisation.


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12Du Rêve au Roman est en effet un ouvrage original et novateur par l’exploration qu’il propose de la dynamique interne susceptible d’engendrer l’acte de création littéraire. S’appuyant sur sa pratique d’écrivain, Berthelot a intégré dans sa réflexion des données de la narratologie – les plus utiles du point de vue d’un auteur, mais peut-être pas de celui d’un critique littéraire – tout en faisant la jonction avec les apports de Freud, Bachelard et Laing. Il met ainsi en lumière des dimensions auxquelles la théorie littéraire n’osait guère toucher : l’énergie psychique impliquée dans l’acte de création, ses aspects cathartiques, le cheminement sur le vide qu’est la mise en place d’un roman, la possession et la transe qui s’emparent de l’écrivain aux moments décisifs. Le lecteur fatigué des querelles parfois byzantines auxquelles l’avait habitué la narratologie découvrira ici un nouveau regard porté sur l’écriture et la théorie. Ce regard met en lumière une démarche d’écriture procédant d’un désir jailli au plus profond de l’être, nourri au creuset de l’imaginaire et orienté vers un faire. De toute évidence, la création romanesque touche aux couches les plus profondes de l’individu. Jacques Godbout avait proposé le mot « vécrire » pour désigner cette réalité où s’interpénètrent le vivre et l’écrire. Berthelot va encore plus loin et nous prévient d’entrée de jeu à l’ouverture de son livre : « La littérature, on ne le répétera jamais assez, est une drogue dure ».

13URL de référence : http://www.reves.ca/