Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Olivier Belin

René Char, un poète en son pays

René Char 1. Le « pays » dans la poésie de Char de 1946 à 1970. Textes réunis par Danièle Leclair et Patrick Née. Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, « La Revue des lettres modernes », octobre 2005, 236 p.

1L’ouverture d’une série René Char dans la Revue des lettres modernes entend amorcer un renouveau des études consacrées au poète, dix-sept ans après sa mort en 1988 et à l’issue d’une phase de purgatoire – les années 1990 ayant vu une décrue des publications dédiées à Char. Pour témoigner de la continuité des études chariennes, c’est un article de Jean-Claude Mathieu, auteur d’un ouvrage de référence1, qui introduit la série tout entière. « Déclarer son nom » (p. 19-26) est consacré à un poème du même titre, dans lequel J.-C. Mathieu voit un « instant éternisé » où le poète tente « de ressaisir le point à partir duquel tout le champ s’est ouvert ». Dans cette optique, le caractère performatif du verbe déclarer, ses connotations tragiques (chez Racine ou Giraudoux), sont riches de sens. Mais l’étude met surtout en valeur le jeu ambigu de Char entre la mobilisation des références biographiques et l’effacement de l’auteur dans son texte. À cet égard, le contraste entre le titre et le début du poème est révélateur : après un titre à l’infinitif où « la force de l’impersonnel s’éveill[e] dans le je anonyme », les premiers mots évoquent « l’enchantement d’un souvenir d’enfance personnel ». L’affirmation d’une identité va de pair avec la préservation d’une parole anonyme. C’est que « déclarer son nom » n’est pas « déclarer mon nom » : ce qui se déclare ici est moins une subjectivité que la force irrépressible et énigmatique d’un devenir. La dépersonnalisation de la biographie s’accompagne donc de la reconstruction d’une allégorie de l’enfance dont J.-C. Mathieu éclaire les non-dits : rapports conflictuels avec la mère, deuil précoce du père. C’est de cet arrière-plan, allusivement rappelé, que la fin du texte se détache en suggérant symboliquement l’irruption de l’inconnu et de la poésie dans le cercle fermé du monde de l’enfance. Le poème devient dès lors la fable – le mythe – dans laquelle Char choisit de rapporter la naissance d’un destin poétique : « déclarer son nom » revient à affirmer une coupure initiale, à s’exclure de la sphère biographique pour accéder à l’impersonnalité souveraine de la poésie.

2Par-delà cette étude inaugurale, la volonté de relancer l’interrogation herméneutique sur l’œuvre de Char explique le choix d’un sujet à la fois assez large pour stimuler le concert critique et assez précis pour éviter sa dispersion : Le « pays » dans la poésie de Char de 1946 à 1970. Sujet central à double titre, d’une part parce que Char ne cesse de se référer aux lieux du Vaucluse natal (mais les guillemets qui encadrent ici le terme de « pays » excluent l’étiquette régionaliste), de l’autre parce que la partie médiane de l’œuvre voit la parution des grands recueils de la maturité (de Fureur et mystère en 1948 au Nu perdu en 1970) et correspond à l’émergence explicite du « pays ». Sans doute la question pouvait-elle être prolongée en amont et en aval ; mais la richesse des études réunies montre déjà combien, pour la période choisie, la problématique du « pays » offre un éventail de parcours interprétatifs aussi divers que complémentaires. Les huit études qui composent le recueil constituent en effet un ensemble croisant, pour reprendre les termes de Patrick Née, « deux focales d’approche », les unes s’attachant à un corpus limité (un recueil ou un ensemble de quelques textes), les autres traversant la totalité du corpus retenu. Toutes cependant convergent pour faire du « pays » charien un motif tendu entre la fidélité à un ancrage référentiel censé témoigner du lien qui entrelace vie et écriture, et le désir de fonder un territoire poétique défini par une communauté d’esprit trans-historique et trans-géographique.

3Décelant chez Char et Proust une sensibilité extrême aux noms de lieux, Martine Créac’h, dans « Noms de pays : le nom dans Retour amont » (p. 27-48), montre que la singularité du poète consiste à faire du nom de pays la trace d’un « site, c’est-à-dire d’un paysage fantasmatique ». Et si Retour amont illustre cette perspective, c’est parce que de nombreux toponymes contribuent à y construire une fiction poétique : chargés de retremper une écriture fragilisée dans un arrière-pays de connaissance, ils peuvent contenir « une scène singulière que le poème va développer » ou se doubler d’une référence discrète à l’intertexte charien ; ils structurent également la progression du recueil en signalant des étapes géographiques qui sont autant de jalons d’une quête herméneutique ; enfin ils jouent un rôle déterminant dans la génération du poème. En tant que nom propre, « la relative opacité de son signifiant » permet en effet au toponyme d’offrir au jeu textuel les ressources de sa polysémie, de son étymologie, de ses connotations légendaires : le poème procède alors à une remotivation du nom propre et justifie par « le réconfort d’un sens » l’arbitraire de son signifiant. Pourtant cette subversion de la désignation rigide du nom propre n’aboutit pas entièrement : il subsiste dans le toponyme « un noyau irréductible d’opacité qui met en déroute les tentatives d’élucidation », ce dont témoigne à la fin de Retour amont la disparition des noms de lieux au profit d’un non-lieu supérieur. À cette impasse s’ajoute l’obstacle constitué par l’identité paternelle, que le recueil tend parallèlement à dépasser : la réappropriation de l’héritage du père s’opère à travers la transgression et le réinvestissement de la langue. Rompant avec l’ascendance paternelle comme avec la rêverie cratylienne d’un nom motivé par la nature de son référent, Char aboutit en fait à une origine reconstruite par l’écriture : le poète devient le fils de son œuvre et les toponymes sont les signes d’une utopie aux échos rimbaldiens. Rien donc de moins nostalgique que la convocation des noms de pays : en ce sens, l’analyse de M. Créac’h justifie pleinement l’opposition tracée par Char entre retour amont et retour aux sources.

4Dans « La ‘vallée close’ ou le berceau de l’œuvre » (p. 49-82), Danièle Leclair part d’un paradoxe : que signifie la valorisation de l’inconnu et du départ par une œuvre inscrite de manière quasi exclusive dans le territoire du Vaucluse (la vallis clausa, vallée close) ? C’est que le pays de Char, fondamentalement ambivalent, fait d’abord s’interpénétrer mythe et réalité. Géographiquement identifié, loin d’un paysage décrit à travers le regard du contemplateur, le pays est appréhendé concrètement par un marcheur dont le trajet s’ouvre à l’éventualité d’un événement, et dont la lenteur permet une perception attentive des détails. Espace dynamique d’un homme en marche, le pays est aussi le lieu de la fable : le poète construit un territoire rêvé, compensant une réalité historique hostile, autour de sites mystérieux, légendaires ou riches de références culturelles (Pétrarque) et autour d’habitants idéalisés (Transparents, initiateurs de l’enfance, communauté des résistants). Autre caractéristique du pays natal, sa clôture, qui matérialise sa fonction de refuge : la « vallée close » devient le berceau d’un poète placé dans ses failles et ses lignes de partage. La relation de proximité qui se tisse entre les éléments naturels et le sujet fonde le sentiment d’un véritable âge d’or que le poème préserve de toute corruption. Ainsi le pays natal apparaît comme le fondement émotionnel et éthique de la métaphore charienne, qu’il garantit en attestant une expérience originelle. Par là même, le pays natal constitue une réponse à l’angoisse d’une mort encore proche dans le contexte d’après guerre. Face à la mort, Char, loin de l’attitude stoïcienne, dit la violence d’un combat qui prend la poésie pour arme ; l’angoisse devient le moteur d’une écriture chargée de sauvegarder la vie menacée de disparition, et dont l’alouette, le vipereau ou le nuage sont autant de figures exemplaires. La victoire contre la mort, possible quoique fragmentaire, passe alors par la référence au microcosme vauclusien (terre de connaissance dont le poète se fait l’interprète) comme au monde sacré de l’enfance préservé par la mémoire. Pourtant, loin de toute nostalgie, le poème ancré dans le pays « montre le passé à l’œuvre dans le présent », reliant « un passé inachevé et un futur non advenu » et superposant différentes époques parmi lesquelles le poète a conscience de n’être qu’un maillon passager. Ainsi le pays charien renvoie moins à un archaïsme qu’à un paradoxal rajeunissement : réserve de sacré où se ressource une conscience révoltée face à l’Histoire, il révèle sous le lieu réel les pouvoirs de l’imaginaire et, sous l’apparente fermeture du territoire, une véritable ouverture au monde et à l’infini. Comme l’écrit D. Leclair, « la finitude du pays éclate sous la violence du travail poétique ».

5Avec « Le pays de l’après-guerre : entre histoire et utopie » (p. 83-108), Laure Michel examine un corpus particulier, constitué par Les Matinaux et les projets cinématographiques repris sous forme théâtrale (Sur les hauteurs, Claire, Le Soleil des eaux) : contre toute attente, le pays évoqué par ces textes leur échappe toujours, qu’il soit disparu ou désiré. Car le pays se caractérise non par sa localisation, mais par un « rapport de fondation éthique » : à la fois utopie d’une communauté, prescription d’une conduite et énonciation d’un devoir-être, il fonctionne comme un contre-modèle politique que Le Soleil des eaux met en scène à la façon d’une pastorale. De même, les Transparents sont l’émanation d’un territoire seulement délimité par leur parole : ils réalisent « la possibilité de rattacher le pays à un lieu défini, en évitant toute fixité identitaire ». Détaché de toute topographie précise, le pays possède surtout une dimension temporelle tragique dans la mesure où il est menacé de disparition : le refus d’un tel péril pose alors, comme chez les Transparents, l’exigence d’une résistance. Sous une autre forme, Le Soleil des eaux évoque la nécessité, même et surtout pour une communauté restée à sa marge, d’entrer dans l’Histoire et d’accéder à la conscience historique nécessaire à la révolte. Ainsi menacé de disparition (à la différence de l’enfance, réserve d’imaginaire toujours actualisable car intemporelle), le pays éveille la tentation du regret : mais c’est précisément cette pente nostalgique que l’écriture des Matinaux ne cesse de combattre. Le pays, loin d’être un éden perdu opposé à un présent maléfique, fait alors coexister le bien et le mal, possédant par là même une histoire et une « temporalité dramatique » qui éclaire le choix de la forme cinématographique au lendemain de la guerre. Pourtant le drame charien recherche l’alternative à un temps linéaire orienté vers sa fin, refusant de conclure l’histoire pour mieux relancer le mouvement de manière inattendue. Le « pays » est donc essentiellement mobile, prêt à disparaître mais toujours situé en avant, « en nécessaire décalage par rapport au monde contemporain auquel il s’oppose » mais qu’il permet d’affronter : là encore, l’étude pénétrante de L. Michel montre le caractère paradoxal du territoire de Char.

6Quant à Christine Dupouy, son article « Entre terre et pays-paysage » (p. 109-125) conduit une réflexion lexicale qui permet d’affiner la notion de « pays ». L’écriture charienne oppose tout d’abord pays et paysage. Char, poète de l’éclat, refuse en effet le paysage en tant que description d’un ensemble statique, ce qui lui confère une place particulière dans la génération poétique d’après-guerre, tournée vers un monde réel volontiers rustique. Le paysage n’apparaît que de manière ponctuelle dans l’œuvre, lié au thème de l’origine dans un récit de rêve (« Eaux-mères »), évoqué par la vision concrète du cinéma ou du drame, ou faisant irruption dans certains poèmes en prose par le biais d’une trace, d’une rencontre ou d’un détail significatif : le paysage sert alors de cadre à une leçon, de lieu propice à la pensée – trace d’un liber mundi dont la lecture ouverte permet surtout de faire rêver. Le pays, lui, est marqué par sa dimension éthique, par sa capacité à être un substrat métaphorique et onirique, ainsi que par un caractère absolu qui, rappelant l’idée de patrie chez Heidegger, en fait une véritable assise ontologique. Pourtant, dépassant l’opposition entre pays et paysage, c’est à un troisième terme que recourt Char : la terre. La charge de féminité associée à ce substantif permet de métaphoriser les noces, même éphémères, du sujet et du cosmos ; riche d’une connotation de fertilité, la terre devient, loin des prétentions de l’histoire ou de la métaphysique, un élément constitutif de l’homme, son lieu de vie par excellence, celui qui doit être défendu (ce qui fonde chez Char une écologie avant la lettre). Au-delà de l’emploi des différents termes liés au pays, le jeu lexical mis en évidence par C. Dupouy souligne la constitution d’un arrière-pays qui sert de « soubassement référentiel et nécessaire » de l’œuvre et de l’existence, qui fait émerger le poème mais ne peut que rester entrevu. La conception fragmentaire du monde selon Char fait ainsi du pays une recherche menée d’étape en étape, suivant les parties émergentes d’un arrière-plan enfoui et garantissant l’unité souterraine de l’œuvre : perspective qui rejoint la thématique charienne de la « parole en archipel ».

7Pourquoi évoquer les acousmates, ces « sons sans son » et sans source visible, à propos de l’œuvre de Char ? C’est que, comme le montre Patrick Quillier dans « Le contre-sépulcre, pays acousmatique » (p. 127-160), le pays est souvent perçu par Char comme une sollicitation auditive, un « espace d’appel » éloigné à la fois des bruits de la vie quotidienne et du silence de la mort, un écho fragile de ces « dieux-dits » que l’oreille doit capter. Par là, l’accès au pays acousmatique se rapproche d’une quête spirituelle : les retrouvailles avec « l’écho antérieur » du pays rappellent en effet la remémoration des Idées platoniciennes ou une fusion mystique avec l’idéal. Pourtant le jaillissement du pays ne s’opère pas dans le solipsisme, supposant au contraire l’ouverture à l’écoute d’autres voix. « Invisible mais pas inaudible », le pays trouve ainsi des intercesseurs exemplaires à travers différentes figures du bestiaire charien : d’abord le loup et son hurlement, mais aussi le grillon et ses stridulations hypnotiques (pouvant mener jusqu’à l’extase), l’oiseau et son chant passible de multiples interprétations (le roucoulement du ramier connotant l’amour, le cri du martinet évoquant celui du cœur, le ululement de la chouette faisant d’elle l’initiatrice nocturne aux mystères sacrés de la poésie), le serpent et son glissement dont P. Quillier étudie l’importance et la diffusion dans certains poèmes. Sur le plan humain enfin, les Transparents fournissent le modèle d’une parole capable, à sa seule audition, de susciter la présence du pays. La figure du « pays acousmatique » invite ainsi à une lecture attentive et renouvelée de l’œuvre de Char. On retiendra surtout la manière dont le critique explique l’hermétisme de Char par la « production incessante d’amphibologies sémantiques à partir de perceptions solidement ancrées dans le réel », le pays restant solidaire du corps et de ses bruissements : de sorte que le contre-sépulcre charien s’avère finalement « une résonance du corps propre ».

8C’est par une approche thématique qu’Anne Gourio choisit d’aborder le pays du poète. « Ouvrir le pays des pierres – parcours dans l’imaginaire minéral de Char » (p. 161-183) s’appuie sur le motif de la pierre, emblématique dans la poésie française d’après-guerre d’un rapport au monde idéalement immédiat, mais que Char relie à un territoire identifié et dont il fait, dans les années 1950-1960, la réponse à un sentiment de dépossession et l’exemple d’un ressaisissement. C’est que la pierre a partie liée avec l’origine. L’imaginaire charien fait en effet de la roche le lieu d’un jaillissement de la parole, l’image de la caverne et de ses réseaux souterrains ouvrant d’une part la pierre aux notions de profondeur et d’immensité, l’exploration des parois ou des strates rocheuses l’ouvrant de l’autre à une dimension temporelle : les pierres deviennent le support d’une sédimentation d’époques et le signe d’un véritable vertige des temps. Dès lors, « la pierre creusée reconduit vers une origine qui dépossède » en même temps qu’elle libère la parole poétique. Mais ces pierres originelles sont aussi des « pierres écrites », indissociables d’un imaginaire culturel qui imprègne le site vauclusien (cf. Pétrarque), si bien que le détour par l’écriture s’avère nécessaire pour actualiser les vertus régénératrices du minéral. Les pierres ne constituent pas un liber mundi immédiatement et naturellement déchiffrable, c’est l’œuvre qui intervient comme médiation nécessaire à la formation de leur sens : d’où l’essentielle polysémie des pierres, qui constituent autant de tremplins pour l’imagination sensible, de creusets où se façonne la matière poétique. La miraculeuse alchimie ainsi réalisée par l’écriture ou par la peinture aboutit à une Œuvre spirituelle, sans rompre avec une matière rocheuse originelle qu’elle recompose. C’est pourquoi les pierres conservent une dimension tactile et corporelle rendue sensible par de multiples motifs textuels en contact étroit avec le minéral (lierre, lichen, ou saxifrage pour la flore, serpent ou vipereau pour la faune). Mais l’analyse de ces motifs révèle une expérience de la contradiction : si la pierre est habitable, c’est en effet parce qu’elle abrite une faille, un vide tragiques. Au terme de ce parcours thématique, le pays des pierres témoigne ainsi d’une résolution éthique à habiter le monde « malgré la blessure qu’il recèle ».

9Avec « Dans les voisinages de René Char et de Georges Bataille : les parois de Lascaux » (p. 185-211), Didier Alexandre illustre pleinement la manière dont le pays charien peut se définir comme un espace d’échange – échange qui consiste moins ici en une « conversation souveraine » qu’en un dialogue implicite. C’est que Char, jusque dans ses textes dramatiques, fournit à Bataille le modèle de sa conception de la poésie comme évocation d’une fête sacrificielle ; parallèlement, la pensée de Bataille apparaît comme une grille de lecture qui rend compte des enjeux de la poésie charienne. D’autre part les deux hommes vouent un intérêt analogue à l’art pariétal : et malgré les différences génériques qui séparent leurs textes sur Lascaux (brefs poèmes d’un côté, articles confinant à l’essai de l’autre), cette communauté d’esprit « révèle un rapport semblable à l’origine de l’art, sans que l’on puisse soupçonner une quelconque relation intertextuelle manifeste ». Bataille donne des figures de Lascaux une interprétation qui les dégage d’une lecture utilitaire pour y voir « la naissance de l’émotion esthétique » ; de même, Char en fait l’acte de naissance de l’homme et de l’art, dans une préhistoire archétypale ne dissociant pas l’utile de la poésie. Les deux écrivains soulignent également l’aspect magique et extatique de ces peintures, qui donnent à voir l’exigence ascétique de l’art. Mais plus largement, Lascaux permet à Bataille et à Char de suggérer une réflexion éthique sur le rôle de la littérature et de l’écrivain. « Lieu originel de la création », lieu « prototypique de toute symbolisation », la paroi de Lascaux incite à un questionnement sur les valeurs qui, au-delà de la poésie, définissent l’humain : non pas l’utile mais le gratuit, non pas le sens mais l’impossible du langage, non pas l’ordre mais le désordre. En ce sens, l’arrière-plan philosophique de Bataille (Hegel relu par Kojève) rejoint l’écriture charienne dans la fascination pour la destruction, l’éclat et la pulvérisation : « le voisinage Char-Bataille révèle ainsi la crise de la conscience lyrique consécutive à la seconde Guerre mondiale », qui voit Char opter pour une parole souveraine – au risque de s’avérer impossible.

10« Char, retour au site » (p. 213-234) de Patrick Née conclut le volume par une réflexion sur le site entendu comme « condition existentielle du retrait nécessaire » à l’approfondissement d’une quête poétique. L’ancrage existentiel dans la terre participe à la fois de la fidélité à une ascendance (celle des artistes, des penseurs aussi bien que des initiateurs campagnards) et de la fondation d’une descendance qui traduit la responsabilité du poète face aux habitants de son pays. Cette communauté affective fait tout le prix du site, qui exige d’être d’autant mieux défendu qu’il est menacé : c’est pourquoi Char se détourne du mythe d’Icare et de son évasion céleste pour préserver « l’attache à la terre-destin », au site identitaire délimité par la figure du loup. Pour autant, le poète n’est pas un ermite, et P. Née rappelle à juste titre la référence à Ulysse pour montrer, à travers plusieurs poèmes, combien la possibilité d’un retour au site originel est inséparable de la nécessité d’un départ : « que l’on touche le fond de l’exil, et le rapatriement n’est pas loin ». S’exiler pour conquérir la possibilité du retour : ce paradigme éthique et poétique fait du pays non pas un locus amoenus mais, selon une optique proche de Heidegger, le résultat d’un battement entre le souvenir de l’arrière-pays et le désir d’un ailleurs qui le reconstruirait – la recherche d’une oasis se révélant ici moins une fuite que l’occasion de retrouvailles avec l’essentiellement natal. A la fin du volume se trouve ainsi affirmée avec éclat la logique des contraires qui régit la vision charienne du « pays ».

11Ce premier numéro de la série René Char (qui laisse espérer une suite de la même tenue) se recommande tout d’abord par sa remarquable cohérence, autour de quatre axes que P. Née résume ainsi : « l’importance dévolue au nom des terres évoquées ; les rapports et différences entre pays, paysage, lieu et site ; la conjonction de l’espace et du temps, à quoi rattacher les questions de l’origine et de la nostalgie ; les liens, enfin, de l’image au référent ». En filigrane, le volume ouvre la réflexion sur le traitement de la référence par le langage poétique, puisque précisément la poésie de Char, en convoquant le « pays », dit à la fois l’exigence d’une connaissance du référent géographique (gage d’authenticité existentielle) et de son dépassement par l’écriture (gage de libération imaginaire). Et sans doute est-ce dans ce balancement irrésolu que réside une part de « l’hermétisme » charien.