Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Septembre 2018 (volume 19, numéro 8)
titre article
Florence Baillet

À rebours de l’oculocentrisme : le toucher en esthétique

Herman Parret, La Main et la matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris : Hermann, 2018, 501 p., EAN 9782705695491.

1Le récent essai d’Herman Parret, La Main et la Matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, s’ouvre sur des textes de Paul Valéry portant sur le rôle de la main, du tact et de la matière dans la création artistique ; il se referme sur des dessins de mains par le même Valéry, lequel se dit fasciné par la « concentration du saisir et du sentir »1 qu’elles constituent. En se plaçant ainsi sous l’égide de Valéry et en suivant son impulsion, H. Parret se propose de reconsidérer la pensée esthétique et opère alors un double renversement de perspective : plutôt que d’envisager la production d’un jugement esthétique au sujet d’une œuvre d’art, il s’agirait de mettre l’accent sur l’expérience esthétique, sensorielle et corporelle, qu’est susceptible de susciter une pratique artistique, dans sa dimension sensible ; plutôt de conférer une prééminence au sens de la vue et de prendre avant tout en compte les qualités optiques d’une œuvre d’art, il s’agirait d’ancrer la vision dans une corporéité et de réévaluer l’importance accordée au toucher. C’est ainsi une « hypothèse haptologique » (p. 5)2 que H. Parret cherche à dégager en parcourant les textes de différents philosophes qui traitent de l’esthétique, du xviiie siècle à la fin du xxe siècle. L’auteur de La Main et la Matière, qui est lui-même philosophe, spécialiste de philosophie de l’art et du langage (Professeur émérite à l’Université de Louvain en Belgique), a déjà eu l’occasion de questionner la réflexion esthétique et le rôle de la sensorialité lors de plusieurs ouvrages et articles. Le présent livre, de par le parcours qu’il offre à travers les siècles, apparaît comme une somme synthétique, mettant en lumière une « haptologie de l’œuvre d’art » (p. 3), une logique du toucher parfois insoupçonnée et souvent négligée. Notre compte rendu tentera d’esquisser les enjeux d’un tel projet avant de présenter ce dernier plus avant, puis d’en interroger les limites et possibles prolongements.

Présence, matière et tactilité : des enjeux contemporains

2L’ouvrage La Main et la Matière entre en résonance avec les pratiques artistiques modernes et contemporaines et présente à cet égard une actualité indéniable. Outre Valéry, H. Parret convoque, en conclusion de son livre, plusieurs plasticiens contemporains (Luciano Fabbro, Alberto Burri, Jackson Pollock et Giuseppe Penone), ce qui lui permet de souligner la pertinence d’une perspective haptologique : en ayant recours à des matériaux souvent divers et parfois inattendus, les œuvres de ces artistes attirent l’attention sur leur matérialité en tant que telle, ainsi que sur le geste artistique lui-même, et sont à appréhender comme un événement à vivre, à la manière d’une expérience. Selon H. Parret dans son « Épilogue », elles témoignent de ce que « l’œuvre d’art en tant que présence est corrélée avec la vie d’un corps sensoriel et sensible, sensibilité qui se cristallise dans le toucher (…). L’œuvre d’art cesse d’être un objet de vision pour devenir un événement dans le champ perceptif » (p. 462 et p. 477). Le toucher dans les arts plastiques a au demeurant déjà été, ces derniers temps, l’objet de recherches, dans le sillage desquelles le livre La Main et la Matière peut s’inscrire3. Le questionnement « haptologique » concerne cependant plus largement l’étude de l’ensemble des pratiques artistiques, et c’est l’optique dans laquelle nous nous situons pour ce compte rendu : on songera, par exemple, aux réflexions sur le regard haptique au cinéma4 ou bien aux travaux sur le rôle des synesthésies et du toucher, bouleversant la hiérarchie des sens, dans les pratiques immersives au théâtre5, ou encore, pour ce qui est de la littérature, aux tentatives d’élaborer « une théorie de la lecture empathique »6, s’appuyant sur « la résonance somesthésique (musculaire, tactile, kinesthésique, douloureuse) du lecteur avec le texte »7.

3De manière générale, on constate actuellement un intérêt manifeste pour tout ce qui relève de l’embodiment, autrement dit de l’implication corporelle et notamment du toucher, auquel, au-delà de la sphère artistique, des historiens et des anthropologues ont consacré des études8. L’ouvrage La Main et la Matière apporte une contribution originale à ce questionnement, en analysant pour sa part des textes importants de différents penseurs qui se penchent sur l’expérience esthétique et en essayant d’en dégager à chaque fois des traits « haptologiques » : H. Parret met de la sorte en évidence la composante esthésique de chacune des esthétiques étudiées. On notera une préoccupation analogue, ces dernières années, chez le philosophe allemand Gernot Böhme, qui s’emploie lui aussi à réévaluer ce que l’on entend par esthétique :

Die Ästhetik als Theorie ist seit dem 18. Jahrhundert als eine Theorie der Beurteilung von Kunstwerken entwickelt worden. Sie ist eine Sache des Intellekts und des Redens, aber nicht des Empfindens. Hingegen geht es der Ästhetik aus der Perspektive der Umwelt wirklich um Aisthesis, also um sinnliche Wahrnehmung9.

4À la différence de Böhme, H. Parret ne propose cependant pas une nouvelle esthétique qu’il aurait lui-même forgée, mais plutôt — et c’est là son originalité — une (re)découverte de textes parfois canoniques, en tenant compte de leurs marges, de leurs non-dits et de leurs sous-entendus.

Relire la pensée esthétique, y compris à partir de ses marges

5L’ouvrage s’organise selon neuf parties, chacune étant consacrée à un ou plusieurs philosophes en particulier. Le parcours est chronologique, de la naissance, en 1750, de la discipline philosophique nommée Æsthetica, à des philosophies contemporaines qui mettent l’accent sur les sens et le sensible dans le cadre de leur réflexion sur l’expérience esthétique. Sont ainsi passés en revue les débuts de la théorie esthétique avec Alexander Baumgarten (Chapitre I), la présence refoulée d’un sensible polyesthésique dans le Laokoon de Gotthold Ephraim Lessing (Chapitre II), le paradigme sensualiste à l’œuvre dans les esthétiques des Lumières anglaises et françaises (Chapitre III), le rôle de la corporalité chez Emmanuel Kant (Chapitre IV), la sensibilité haptique de Johann Georg Hamann et de Johann Gottfried Herder (Chapitre V), la relation de Friedrich Nietzsche à la dimension artistique et la fonction de la main-marteau (Chapitre VI), la conceptualisation du regard haptique au tournant des XIXe et XXe siècles, notamment chez Aloïs Riegl (Chapitre VII), les apports des phénoménologies husserlienne et merleau-pontienne quant à la théorisation du toucher (Chapitre VIII) et les réflexions sur la sensorialité et la matière chez Jean d’Udine, Henri Focillon, Gilles Deleuze, ainsi que Jean-François Lyotard (Chapitre IX). Pareil panorama a l’avantage d’une part d’historiciser la question de l’haptique — alors qu’elle est bien souvent posée, au sujet de manifestations artistiques contemporaines, sans être nécessairement remise en perspective — et d’autre part de permettre de repérer des continuités, des ruptures, des resurgissements ou des contiguïtés, au sein d’une histoire qui n’a rien de linéaire. Il n’y a évidemment pas, dans cet ouvrage, de prétention à l’exhaustivité, mais une proposition, comme l’explique H. Parret, de « jalons exemplaires » concernant « l’histoire des approches haptologiques de l’expérience esthétique » (p. 410). Il est certes toujours possible de discuter l’un ou l’autre choix, mais l’ensemble du livre n’en offre par moins un tour d’horizon pertinent (l’absence de développement consacré à Gaston Bachelard est explicitée et justifiée p. 418, celle de Jacques Derrida est compensée par sa présence, à plusieurs reprises, dans les notes de bas de page, etc.). De plus, le fait que soient présentés uniquement différents moments dans l’histoire de l’esthétique, sans chercher à les relier entre eux par le fil de quelque évolution en continu, permet d’éviter toute perspective téléologique, tout en faisant ressortir les spécificités des constellations de pensée sur lesquelles H. Parret se penche tour à tour.

6Dans le cadre du présent compte rendu, nous souhaitons souligner quelques-uns de ces moments notables. Si l’ouvrage La Main et la Matière aborde principalement des philosophes de langue allemande, étant donnée la place remarquable qu’occupe la pensée de l’esthétique dans l’aire culturelle germanophone (ce qu’il pourrait d’ailleurs être intéressant de problématiser davantage), certains passages tels que le chapitre III intitulé « Les mains méprisées pour leur matérialisme » mettent en évidence « l’échange entre les diverses cultures philosophiques de l’Europe » (p. 91), notamment au moment des Lumières. H. Parret souligne les circulations d’idées s’effectuant entre l’Angleterre, la France et l’Allemagne par le biais de penseurs comme Johann Georg Sulzer, Jean-Baptiste Dubos, Edmund Burke ou Denis Diderot, et marquant « le passage du paradigme rationaliste au paradigme sensualiste » (p. 95) : on constate alors, comme le fait remarquer H. Parret au sujet de Shaftesbury, que « la vérité n’est plus (…) un ensemble de propositions théoriques exprimées dans des jugements déterminés par des règles logiques, mais bien plutôt l’articulation interne intellectuelle de l’univers, non pas saisissable inductivement ou déductivement, mais rien que par aisthèsis immédiate, intuitive et émotionnelle » (p. 101). Le livre La Main et la Matière est par ailleurs stimulant quand il s’attache aux impensés ou aux aspects quelque peu inédits des esthétiques qu’il examine, en particulier dans le chapitre IV « Un certain Kant au Jardin d’Épicure » (Épicure étant cité à plusieurs reprises dans la Critique de la faculté de juger). À rebours de l’image d’Épinal du philosophe de Königsberg associé à une raison désincarnée, il s’agirait d’être sensible aux « ouvertures » (p. 157) et au refoulé (p. 178) perceptibles dans les textes kantiens, jusque dans la texture de leur écriture, dans leurs métaphores et leur rhétorique. Ils témoigneraient en effet d’« un certain épicurisme, (…) puissamment présent : le plaisir (esthétique) est d’ordre corporel, le corps étant un corps-en-vie, un nœud de forces vitales, un corps travaillé par les mouvements de stimulation et d’inhibition » (p. 149). L’ouvrage La Main et la Matière insiste en outre sur les ponts qu’il est possible d’instaurer entre différentes philosophies de l’esthétique, à travers les siècles. Ainsi, le chapitre IX « Insularité et transitivité du toucher » ne se contente-t-il pas de retracer « le débat phénoménologique » (p. 371) sur le sujet, mais il souligne également des affinités entre les pensées de Herder et de Merleau-Ponty, même si ce dernier, selon H. Parret, « n’en est pas vraiment conscient » (p. 391). Il est vrai que « la contagion généreuse de l’haptique sur le domaine global de la sensorialité et de la co-subjectivité » (p. 391), dont témoigne — à la différence de Husserl — la phénoménologie de Merleau-Ponty, semble faire écho à la manière dont Herder opère, dans son texte d’esthétique intitulé Plastik, la critique d’un oculocentrisme désubstantialisé et restaure « l’implantation de la vision dans le toucher, [de même que] l’expérience optique dans la substance corporelle » (p. 255)10. C’est une « logique » haptique (p. 18) qui émerge de la sorte, à travers les analyses de textes d’esthétique proposées dans La Main et la Matière, et c’est sans doute grâce à la lecture rapprochée et l’analyse fouillée de ces mêmes textes, abondamment cités dans l’ouvrage, que H. Parret peut la mettre en évidence, jusque dans les caractéristiques stylistiques des penseurs étudiés.

L’haptique comme paradigme ? Déplacements de perspective et prolongements

7L’auteur du présent livre souligne que « l’idée de la pratique artistique [lui] a servi de point de départ de la théorisation haptologique » (p. 462), et il achève également son propos en se référant directement à des œuvres d’arts plastiques, dont certaines sont reproduites dans la conclusion, sous la forme d’illustrations. De fait, La Main et la Matière appelle à prolonger la réflexion en se penchant sur les productions artistiques et les processus de création eux-mêmes. Leur examen pourrait d’ailleurs éventuellement compléter ou nuancer la démonstration : dans quelle mesure, par exemple, le rationalisme d’un Lessing, qui n’aurait pas donné « poids et droit au corps humain » (p. 262) et suscita à cet égard la critique de Herder, serait-il à tempérer à la lumière de son théâtre ?

8Par ailleurs, si Hermann Parret semble pour sa part affirmer une « prise de position haptologique » (p. 7), on peut néanmoins aussi interroger les limites et les apories de pareilles conceptions. Il est à noter que le paradigme haptique, tel qu’il se développerait actuellement dans les arts contemporains et, plus largement, dans nos sociétés, fait débat. Dans son essai La Crise de la représentation, le philosophe Daniel Bougnoux livre ainsi le constat polémique d’une esthétisation généralisée, d’une survalorisation du toucher et de l’immersion, se soldant par une abolition de toute distance critique et un affaissement du symbolique :

Chaque fois que le fond remonte dans la figure, la matière dans la forme, l’objet dans le signe ou l’énergie dans l’information – cet écrasement du relief logique qualifiant le moment esthétique en général -, la représentation vacille. La coupure sémiotique hésite, une forme de contact ou de toucher affleure (…). En art, et plus généralement dans les usages ordinaires de nos médias, ce mouvement pourrait s’interpréter comme un retour vers l’indice, enfance du signe. Ou vers une société de contact plutôt que ‘de spectacle’, où le flot, l’immersion et diverses climatisations priment largement sur la distance représentative, l’espace public et une culture du débat11.

9Or, loin de toute glorification ou, au contraire, du rejet de l’haptique, la lecture patiente de textes fondateurs convoquant une « haptologie de l’œuvre d’art », telle que la propose l’ouvrage La Main et la Matière, peut cependant justement contribuer à appréhender ce qui se joue dans la définition de l’esthétique et dans la place conférée à une logique du toucher.