Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Florian Pennanech

Du Capitole à la Roche Tarpéienne

William Marx, L’Adieu à la littérature, Minuit, coll. « Paradoxe », 2005.

1Dans sa thèse consacrée à la naissance du formalisme (Naissance de la critique moderne, Artois PU, 2002), William Marx proposait une démarche quasiment inédite, en comparant à travers les écrits d’Eliot et Valéry, les approches françaises et anglo-saxonnes de la littérature. Cette démarche permettait de mettre en perspective aussi bien en amont (en comparant par exemple les deux grandes figures tutélaires de Sainte-Beuve et Arnold) qu’en aval (en distinguant entre autres les enjeux théoriques propres au New Criticism et à la Nouvelle Critique), les discours métalittéraires qui s’éclairent mutuellement par leurs divergences, autant que par leurs convergences. Dans son récent essai, William Marx prolonge d’une certaine manière cette démarche, aussi bien dans sa méthode comparatiste visant à une vaste synthèse, que dans son style (caractérisé notamment par le goût du paratexte ludique).

2Avec L’Adieu à la littérature, William Marx signe un essai original, tant dans ses analyses (l’ouvrage est riche en exemples qui font toujours l’objet d’une microlecture approfondie) que dans sa thèse générale — le nom de la collection dans laquelle l’ouvrage est publié, « Paradoxe », est à ce sujet significatif. La perspective en est multiple, comme le montre la polysémie du titre, qui se révèlera au fil de l’ouvrage. De fait, la question de savoir qui prononce cet « adieu » trouvera au cours de l’essai trois réponses que l’on peut distinguer ainsi :

3—l’adieu de l’écrivain, qui renonce à son art, lieu commun de la littérature

4— l’adieu du « réel », (qui signifie dans le même temps adieu de la littérature au réel), c’est-à-dire la conception, nouvelle, d’une littérature coupée du monde

5— l’adieu de la société (qui signifie réciproquement, là encore, adieu de la littérature à la société), qui fait de la littérature un art déconsidéré

6Ce sont évidemment les rapports entre ces différentes acceptions qui vont former l’armature conceptuelle de l’essai : l’écrivain ne dit adieu à la littérature que lorsque celle-ci est socialement déconsidérée, mais (c’est la thèse centrale), cette dévalorisation n’est due (pratiquement) qu’au fait que la littérature a cessé de vouloir dire le monde et éclairer le réel.

7Le sous-titre appelle lui aussi l’attention du lecteur : cette histoire d’une dévalorisation sera conduite sur une longue période, du XVIIIe au XXe siècle. Nous avons l’habitude, sinon le réflexe, culturellement construit, de considérer la littérature comme une notion qui n’apparaît qu’au XIXe siècle, prenant le relais des Belles-lettres. Parler de littérature avant cette époque nous semble un anachronisme. L’essai de William Marx va, là aussi, s’efforcer de démontrer combien ce préjugé moderne est précisément l’une des causes de la dévalorisation de la littérature. Tout semble donc déjà contenu implicitement dans les tensions latentes que manifeste le paratexte. Mentionnons enfin au seuil de l’ouvrage,  une épigraphe en forme de court dialogue fictif qui semble fournir d’avance la clef de voûte de l’argumentation. Conformément à un topos péritextuel bien connu, elle met en scène l’inutilité, donc la superfluité, d’un ouvrage consacré à un sujet tombé en désuétude. Dans la mise en scène de ce microdialogue, un représentant de la doxa contemporaine, lointain descendant de quelque narrataire stendhalien, adresse cette objection à l’auteur, à l’aide d’une formule en elle-même intéressante : la littérature, selon lui, n’est que « jeu de langage dépassé » affirme-t-il. Tout l’essai de William Marx tend à montrer qu’en cette formule réside et la cause, et l’effet : si la littérature est « dépassée », c’est qu’elle (n’)est (que) « jeux de langage ».

8La littérature, diagnostique William Marx, est « un art du langage qui n’a jamais été plus mal considéré qu’aujourd’hui » (p. 11). De cette « perte de prestige », chacun peut quotidiennement percevoir des signes évidents: l’absence de la littérature dans les conversations mondaines, ou encore les débats sur l’utilité des études littéraires. Si la fin de la littérature est un thème rebattu, voire un cliché, la dévalorisation qu’elle subit n’en est pas moins « un mal contemporain dont nul ne doute » (p.12).

9Pour retracer la généalogie de cet état de fait rapidement rappelé, William Marx propose la thèse suivante : l’histoire de la littérature consisterait en trois phases : l’expansion, l’autonomisation, puis la dévalorisation (qui aurait lieu au XIXe). D’emblée William Marx rappelle que les distinctions entre ces périodes peuvent évidemment paraître factices et que les frontières ainsi dessinées sont naturellement poreuses : le schéma général doit être pris dans sa globalité comme modélisant des tendances lourdes. Poursuivant dans les précautions de méthode, l’auteur «  affirme vouloir éviter deux écueils » :  « renouer avec la théorie du reflet », c’est-à-dire un réductionnisme socio-historique — en lieu et place, l’essai entend proposer « une étude de la façon dont la littérature elle-même réfléchit son propre rapport au monde » — ou proposer une lecture historiciste de l’histoire littéraire (dont l’évolution manifesterait un acheminement progressif vers son essence ou bien une perte progressive de son essence). Pour ce faire, il importe de renoncer à la notion d’essence de la littérature au nom de la succession de transformations que constitue l’histoire littéraire (conception typiquement jaussienne, donc, de l’histoire littéraire comme l’indique assez, à la page 16, l’analogie avec la religion où l’hérésie finit par devenir le dogme.). 

10Cet anti-essentialisme s’accompagne également d’un nominalisme discret de la part de William Marx (refusant toute pertinence à long terme aux catégories génériques ou affirmant que la théorie n’est valable que selon les circonstances). L’auteur s’applique d’ailleurs à lui-même ses propres préventions : « quand il est question ici de l’adieu à la littérature, c’est par commodité d’expression : il s’agit en fait de l’adieu à un certain état de la littérature que les écrivains concernés considèrent à tort comme la littérature par excellence ».

11Le premier chapitre s’intéresse donc à l’autoreprésentation de la littérature en proposant l’analyse d’un genre inventé (une classe analogique reconstruite après coup à partir d’un invariant thématique donc, à la façon de Genette dans Mimologiques, par exemple) : « l’adieu à la littérature », « presque devenu un genre » . L’organisation implicite du propos consiste à aller du biographique au fictionnel, en trois étapes :

12Rimbaud : son adieu est un fait biographique, se traduisant par un silence inexplicable, sur lequel on a paradoxalement beaucoup glosé. Ce passage revient sur la constitution du « mythe » et de la « légende »  pour retenir la thèse selon laquelle le poète n’a pu renoncer à la poésie qu’après en avoir fait l’expérience des limites. Le silence de Rimbaud entérine l’idée d’une fragilité de la littérature et la nécessité de devoir constamment la justifier. D’où l’apparition à la fin du XIXe d’un nouveau genre critique, l’enquête littéraire, où la question « Pourquoi écrivez-vous ? » devient la plus importante.

13Le « poète par excellence de l’après-Rimbaud » : Valéry, pour qui Rimbaud, nous est-il rappelé, est aussi important que Mallarmé. William Marx revient sur le silence de Valéry entre la crise d’octobre 1892 et La Jeune Parque, « œuvre d’un ressuscité ». Le goût du pastiche dans cette dernière atteste le sentiment post-moderne d’« après-littérature ». Paul Valéry a la conscience d’arriver trop tard après Rimbaud et Mallarmé, d’où la création de Teste, antihéros idéal d’une antilittérature. Le parallèle permet ici de mêler les univers : l’adieu de Valéry est un élément de sa biographie, celui de son personnage un fait de fiction.

14Chandos : dans Une Lettre, d’Hugo von Hofmannsthal, lord Chandos fait part de son adieu à la littérature à son compatriote Francis Bacon. Il représente la perte de confiance dans la capacité du langage à dire le monde dans sa richesse et sa complexité. Le paradoxe de lord Chandos consiste néanmoins à utiliser toutes les ressources de la littérature pour signifier un adieu à la littérature.

15De cet entrecroisement de la fiction et de la réalité factuelle, William Marx tire une première hypothèse : la « mort de la littérature » (William Marx ne revient pas sur la distinction par lui opérée précédemment entre la mort de la littérature et la mort d’un certain état de la littérature) et « l’imposture » (p. 18) qui en résulte, à savoir son remplacement par un « pâle succédané » est peut-être une manière de se prendre à son propre jeu et de réaliser ce qu’elle avait toujours mis en scène. L’adieu à la littérature de la société serait la réalisation factuelle d’un lieu commun fictionnel, dans une sorte d’immense métalepse.

16William Marx caractérise dans ce deuxième chapitre la période allant du début du XVIIIe à la fin du XIXe comme l’ère glorieuse où la littérature devint religion, ce qui explique que c’est à la toute fin de cette période que les trois adieux précédemment envisagés apparaissent: « l’adieu à la littérature ne prend en effet tout son sens que dans un univers où, si peu que ce soit, elle compte encore ». Les trois exemples du chapitre précédents ne s’inscrivent donc que dans une période de transition, au début du processus de dévalorisation.

17C’est ici que William Marx met en place les concepts opératoires qui vont orienter son argumentation. Revenant d’abord sur sa périodisation qui institue les lendemains du classicisme en point de départ, l’essai mentionne néanmoins l’autovalorisation de la littérature par le néoplatonisme de la Renaissance mais conclut néanmoins que celle-ci n’est nullement significative, dans la mesure où, d’une part elle fut battue en brèche par le baroque et le classicisme (dans cet ordre : la perspective est ici implicitement française), et d’autre part, les prétentions des néo-platoniciens au sacré n’étaient pas prises au sérieux par leurs contemporains.

18En revanche, on trouve les prémices de la « religion de la littérature » dans la théorie du sublime, qui constitue en pleine époque classique une étape significative de l’« apothéose » de la littérature. Longin (William Marx ne s’embarrasse pas de la désignation exacte du « Pseudo-Longin ») fournit à Boileau « l’impensé du classicisme ». Le sublime apporte à la poétique classique centrée sur l’auteur le regard du lecteur, et permet de dépasser l’approche purement « rationnelle » et « culturelle » de la littérature. Selon cette perspective, le sublime est ainsi un au-delà des règles qui dépasse et subvertit le point de vue de l’auteur. Boileau aurait été amené en particulier à supposer une « intersubjectivité au caractère ineffable » et ainsi à amorcer les théories de la sensibilité qui donneront lieu au romantisme.

19Dotant le terme « sublime » d’une très vaste extension, William Marx en fait le maître mot de toute l’esthétique de la fin du classicisme jusqu’au milieu du XIXe. Sa caractéristique fondamentale réside dans l’immédiateté du rapport au monde qu’elle postule pour la littérature : « c’est une esthétique qui refuse l’artifice et s’appuie sur une spontanéité du génie ». Elle fonde un art du langage transparent, permettant « une expression immédiate du référent » , annonce « le sentiment de la transparence ou de la transitivité du langage », et le lyrisme romantique hostile à toute considération formelle. Cette parenté avec le romantisme apparaît notamment dans la restauration de la « chaîne platonicienne de l’enthousiasme » (p. 42) que produit l’esthétique du sublime au plan communicationnel.

20L’importance bien connue du fiat lux prend alors sens si l’on considère que c’est à terme une véritable religion de la littérature qui est en train de s’établir (la référence au style de la genèse rappelle la possibilité que le sacré soit littéraire, d’où réciproquement que le littéraire soit sacré). De la sorte, conclut William Marx, cette« aspiration de la littérature au sacré »permet de mettre au jour la « face obscure du classicisme rationaliste » (p. 43). En Angleterre, l’évolution est semblable, et au demeurant le lien entre littérature et sacré fait moins problème, ce qu’atteste le succès du Paradis perdu de Milton et la théorie de son admirateur John Dennis.

21Le XVIIIe voit ensuite le développement du goût pour le sublime, et corollairement la multiplication des attaques envers le classicisme. La distinction du beau et du sublime constitue alors une nécessité pour les philosophes du XVIIIe (Burke, Kant, Hegel), selon William Marx pour préserver l’idéal classique. Cette séparation n’est en fait qu’un « rideau de fumée » (p. 46), le sublime n’étant de fait considéré, à l’imitation de qu’affirmait Boileau, que comme un beau supérieur. Ce qui ne peut empêcher le triomphe du sublime au XIXe siècle. Transparence et immédiateté du langage sont les traits fondamentaux prêtés au sublime à cette époque : d’où, entre 1750 et 1850, l’accent mis sur la spontanéité, la prédominance du style négligé sur le beau style. Un savoureux petit apologue atteste la prégnance de ces idées reçues: en  1820, le critique Charles Lamb lit les manuscrits de Milton et y découvre de multiples ratures manifestant un travail acharné sur la langue - le dogme de l’inspiration s’écroule.

22La religion de la littérature s’établit concurremment. Selon William Marx le retour triomphal de Voltaire le 30 mars 1778 traduit l’ « exaltation générale autour de la chose littéraire ». Le transfert au Panthéon le 11 juillet 1791, avec procession incluant diverses stations, symbolise clairement pour sa part le statut de nouvelle religion assigné à la littérature. On assiste à l’apothéose de la littérature conçue comme « outil absolu de toute rencontre avec le monde ». C’est dans ce cadre que William Marx peut donner sens aux lieux communs, depuis longtemps connus et identifiés comme tels, du poète vates, du prêtre, auxquels le romantisme allemand donne toute sa dimension. C’est Hegel (présenté comme formulant de la façon la plus aboutie les thèses du romantisme iénaen) qui illustrera cette idée avec le plus de force: dans sa forme achevée l’art prend la forme d’une Kunstreligion, elle-même dépassée, certes, par la religion. La poésie constitue dans le système hegelien le point ultime de la phase romantique mais aussi de toute l’évolution esthétique. Mais, et c’est la limite de l’esthétique du sublime en général, la poésie est pour Hegel d’abord envisagée du point de vue de l’expression, le langage « ne compte pour rien ou presque ».

23Comme toute religion, la littérature a ses « gardiens du temple », à savoir les critiques. Ce sont ici Sainte-Beuve et Matthew Arnold qui incarnent le mieux la façon dont la littérature est sacralisée et tenue en haute estime : « Nul peut-être ne prit jamais la littérature plus au sérieux que ces deux critiques ». Mais la collusion entre littérature et religion a évidemment ses effets pervers : la possibilité de les rejeter conjointement comme dans la Prière sur l’Acropole, oraison funèbre de la littérature, chose du passé, comme de la religion, première modulation du genre « adieu à la littérature ».

24Ce chapitre est consacré à la deuxième phase distinguée par William Marx. Comme le titre l’indique, il s’agit de reprendre à nouveaux frais de la question classique de l’autonomisation de la littérature. Le terme « autonomie », ici comme ailleurs amphibologique, subsume dans ce chapitre plusieurs concepts que l’on peut distinguer ici par souci de clarté:

25— l’autonomisation sociale du « champ » littéraire (ici, il s’agit de revenir sur les analyses classiques de Bourdieu )

26— l’apparition de la conception d’une littérature autotélique, c’est-à-dire débarrassée de toutes considérations, morales en particulier, qui lui sont (désormais) étrangères

27l’apparition de la notion d’autoréférence, la littérature étant supposée ne renvoyer qu’à elle-même (on le verra, William Marx s’efforce de démontrer comment l’autoréférence s’assimile à la non-référence)

28— l’importance accordée à l’autoréflexivité, c’est-à-dire la mise en abyme de la littérature qui se prend elle-même pour sujet exclusif

29Le chapitre embrasse dans une vaste synthèse ces questions complexes. De même que le terme « sublime » précédemment, le terme « autonomie » se voit doté d’une extension très large (ou d’une intension très étroite) ce qui permet de démontrer la cohérence de la doxa analysée.

30« De l’apothéose à l’anéantissement », tel est le premier intertitre, qui caractérise l’évolution modélisée par une analogies financière : « la valeur de la littérature ne cesse de croître entre le XVIIIe et la première moitié du XIXe » (p. 61). Le rôle de l’écrivain se modifie considérablement depuis le classicisme, puisque « le serviteur des princes devient la lumière du monde » (p. 61). Survient alors une « crise » : l’autonomisation de la littérature, dont les prémices remontent à Kant, qui institue l’autonomie du jugement esthétique par rapport au jugement moral et affirme la « scission du beau et du bien » (63), puis avec Schiller qui « radicalisa le concept kantien d’autonomie de l’art ». L’esthétique kantienne arrive donc en France sous la forme « simplifiée » de « l’art pour l’art », conception qui connaît alors une expansion certaine avec des échos dans l’œuvre de Hugo au tournant de 1830 (échos qu’il faut relativiser). Hugo et Gautier ont ainsi été considérés comme des inventeurs de l’art pour l’art, à leur corps défendant, dans un contexte de polémique partisane.

31L’année 1857 est une date essentielle : deux œuvres en procès, Madame Bovary et Les Fleurs du Mal, prônent « la séparation de l’ordre moral et de l’ordre esthétique ». L’interprétation de William Marx se fait selon un point de vue nouveau : les deux procès apparaissent alors comme des manifestations du retrait de l’écrivain dans son rôle de guide de la société, et corollairement de la volonté de celle-ci d’assigner à la littérature un rôle éminent qu’elle refuse désormais. Il y a donc véritablement une résistance de la société à l’égard de l’autonomisation de la littérature. William Marx inverse la thèse de Bourdieu dans Les règles de l’art, non pour la nier, mais en montrant son incomplétude : « l’autonomisation du champ littéraire se fit bien plus malgré la société qu’à cause d’elle » (p. 72). C’est là que s’opère une disjonction du monde, de la vie et de la littérature. William Marx reconduit l’analyse classique de Foucault dans Les Mots et les Choses, principalement la notion bien connue d’« écriture intransitive »

32Nuançant sa périodisation, William Marx distingue une phase de « survalorisation », qui précède la dévalorisation (les écrivains exemplifiant cette survalorisation de la littérature cités sont Heine, Mallarmé, Proust : il semble donc que le processus de dévalorisation ne commence véritablement que dans la première moitié du XXe siècle, même si des linéaments annonciateurs préexistent). Trop valorisée, la littérature se met à mépriser la vie : c’est le cas pour les romanciers réalistes ou les poètes maudits. Ainsi apparaît la « doctrine de l’antinomie de l’art et de la vie » (p. 78).

33La conclusion articule le lien profond entre le formalisme de la littérature et sa dévalorisation sociale : « la littérature commit le péché d’hybris en croyant pouvoir conquérir son autonomie » (p. 80). La fin du chapitre boucle la boucle en revenant au thème fédérateur :« la littérature et la vie s’étaient dit adieu, définitivement ».

34Ce chapitre s’intéresse à la critique littéraire. Il se propose d’abord d’étudier « l’origine nietzschéenne du concept de forme ». William Marx montre comment La Naissance de la tragédie reprend à nouveaux frais l’éternelle question du plaisir tragique, et constitue le lieu d’un passage « de [son] interprétation morale à sa perception esthétique ». L’ouvrage promeut ainsi une séparation de la sphère esthétique et de la sphère logique, avec une hiérarchisation en faveur de la première. Apparaît aussi un nouveau paradigme : la musique. L’esthétique nietzschéenne est donc, selon William Marx, anti-mimétique, héritant en cela de toute la tradition de remise en cause de l’esthétique classique. Puis, l’essai démontre comment ce nouveau paradigme aboutit au formalisme (c’est donc en distinguant et en valorisant l’esthétique que Nietzsche préfigure le formalisme : le concept spécifique de forme n’apparaît pas en tant que tel).

35L’un des traits saillants de la critique littéraire est alors l’impossibilité de la paraphrase : « il est impossible de rendre la pensée d’un poème par des mots, puisque les mots du poème sont au-delà des mots » (p. 91). De même, le « moment grammatical » de la littérature induit un « affaiblissement des liens de la littérature avec le réel » (p. 91). C’est ici que William Marx décrit comment la distinction entre langage quotidien et langage poétique devient une évidence, qu’il traduit par les métaphores de l’« asphyxie », de l’« enfermement dans la citadelle » de la poésie. Cette dernière se voit relayée par la linguistique, la théorie de la fonction poétique, due à Jakobson, s’inscrivant pleinement dans cette vision du monde et de la littérature. La valorisation du langage autotélique se signale de  même par le fait que « la dignité d’un genre littéraire semblait proportionnelle à son opacité ». La paraphrase se voit néanmoins réhabilitée et légitimée dans le seconde moitié du XXe siècle par la narratologie. William Marx voit en effet chez Genette et Hamburger une tentative de « restauration de la fiction narrative comme critère de littérarité ». Hamburger et Genette maintiennent certes « l’opposition fondamentale entre fiction et poésie lyrique » mais « définir la fiction en tant que telle comme l’un des régimes constitutifs de la littérature revient malgré à instituer la référentialité (ou son absence, ce qui revient au même) comme critère de littérarité ». La narratologie n’est d’ailleurs qu’une « paraphrase structurale du récit ».

36William Marx revient également sur l’institution de la musique en modèle heuristique qui aimante la création littéraire à l’époque. L’infériorité alors postulée de la littérature par rapport à la musique est illustrée par les difficultés de Valéry à assumer l’héritage mallarméen, d’où une dévalorisation de la chose littéraire. La même hiérarchie, cette fois pleinement assumée, se retrouve d’ailleurs chez Bergson. A l’inverse, la réaction antimusicale des avant-gardes, ainsi dans le surréalisme, marque une « réconciliation avec le réel ». Breton en effet congédie le paradigme musical au profit d’un nouveau paradigme visuel. William Marx interprète dans ce contexte l’importance bien connue de l’image chez les surréalistes, qu’il met ensuite en parallèle avec un phénomène semblable dans l’école imagiste d’Ezra Pound, pour mieux illustrer l’extension du paradigme pictural dans toutes les avant-gardes du début du XXe

37Dans ce chapitre dédié au discours métalittéraire, le dernier moment est consacré à la mise au jour des « limites de la critique formaliste ». L’opposition du formalisme russe au réalisme est caractérisée comme une reprise de l’opposition entre Nietzsche et Hegel. Les héritiers européens, pratiquant le close-reading et ou appartenant au New Criticism, sont présentés comme d’ardents défenseurs d’une haute valeur de la littérature, mais qui paradoxalement la dévalorise en raison de la négation de sa fonction sociale. En particulier, l’interprétation formaliste du classicisme (comme littérature inutile et sans liens avec la société) constitue une méprise « complète ». Le rôle de ces critiques dans le mouvement général étudié par l’essai n’est donc pas négligeable : « en coupant les liens de la littérature et du réel, ces formalistes ont contribué à la dévalorisation de la littérature »

38Dans ces deux chapitres, William Marx illustre sa thèse en recourant à un parallèle entre deux événements et leurs conséquences littéraires. Le chapitre 5 débute par un récit enchâssé relatant le tremblement de terre de Lisbonne. Il est ensuite montré comment cet événement devient rapidement l’un des thèmes majeurs de la poésie, qui s’illustre en de nombreuses œuvres, à commencer bien sûr par le poème de Voltaire. Il s’agit là d’un phénomène révélateur : « La littérature alors avait ce pouvoir de faire du sens avec ce qui n’avait pas de sens ». Le tremblement de terre, sujet « sublime par excellence » devient un lieu commun puis un cliché ; et même un sujet à parodies. Un autre exemple est convoqué, à savoir la tempête de la nuit du 7 au 8 décembre 1703, qui fournit la matière du poème Defoe La Tempête. La littérarisation du désastre illustre le lien, qui, à l’époque, unit encore littérature et réel.

39Le point de départ du chapitre 6 est la formule célèbre d’Adorno, « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare ». William Marx entend premièrement en restituer le contexte : il s’agit d’abord d’une attaque envers la critique de la poésie ou de la culture, voire envers la culture elle-même. On assiste donc à un reversement «  de la rédemption par la poésie à la péremption de celle-ci » (p. 126). Le tremblement de terre de Lisbonne comme la Shoah ont ébranlé les dogmes fondamentaux des sociétés de leur époque, l’un, « la croyance en une bonté inhérente à l’univers ou à son auteur, en laquelle se retrouvaient aussi bien les dévots que les partisans des Lumières », l’autre, « toute confiance dans le progrès technique et moral, toute espérance en un salut par la société et la raison ». Mais les conséquences littéraires de ces deux désastres ont été fort différentes : le tremblement de terre suscite un grand nombre d’œuvres tandis que la Shoah met en question le droit à l’existence de la poésie. C’est qu’Adorno a hérité d’un discours de deux siècles de dévalorisation de la littérature (dévalorisation qui fut aussi bien, comme le montre William Marx, reprises par les nazis que par leurs adversaires).

40On passe ainsi de la possibilité, socialement approuvée voire attendue, de poésies du désastre (sont ainsi cités, Le Zénith de Sully Prudhomme et Le Naufrage du Deutschland d’Hopkins) au désastre de la poésie (dont l’archétype est le Coup de dés de Mallarmé). Ce désastre aboutit à la mise en évidente des« apories de l’adieu à la littérature, une fois qu’il est devenu un lieu commun de l’expérience littéraire » (p. 134). Ainsi, entre autres, de la question de la littérature dans son impuissance face au deuil (que signifie l’épisode qui fait référence à Montaigne dans Voyage au bout de la nuit).

41Le cas de Celan illustre parfaitement ces considérations : son écriture est en effet marquée par une poétique de l’échec définitif, saluée par Adorno comme expression d’une Scham der Kunst. Mais celle-ci n’est que l’héritage de l’autodévalorisation de la littérature depuis le XIXe siècle : « la poésie pouvait être sauvée : si elle acceptait de passer sous les fourches caudines de l’histoire en venant à résipiscence et en exhibant une haine de soi poussée à son dernier degré ».

42En conclusion, il apparaît qu’Adorno pouvait encore juger barbare la poésie, tandis qu’aujourd’hui nul ne songerait plus à l’incriminer, étant donnée l’indifférence où elle est tombée. Adorno se trouvait dans une période de transition où subsistait le souvenir d’une poésie « omniprésente et toute-puissante » (p. 143) : l’époque de Voltaire.

43Ecriture, écrivain et critique, ces notions de récente naissance peuvent aussi avoir une fin. William Marx les étudie dans cette ordre. La fin de l’écriture, tout d’abord, s’illustre par  la hantise du silence, thème rebattu de la littérature au XXe. Dans le rôle du prophète, on trouve Jean Paulhan, dont William Marx analyse ainsi les énigmatiques Fleurs de Tarbes : « le critique proposait l’établissement d’une rhétorique nouvelle qui (…) permît la réconciliation du langage et du réel » (p. 145). On retrouve le même motif chez Sartre que l’on peut alors rapprocher, en prenant le contre-pied des représentations traditionnelles, de Blanchot ou Beckett. Soulignant ensuite ce qu’il appelle « l’ambiguïté des rhétoriqueurs » William Marx explique comment l’Oulipo a œuvré à la dévalorisation de la littérature en lui conférant un statut ludique.

44Le thème de la fin de l’écrivain permet de revenir à la figure de Teste et ses « suicidés ». La mise à mal du statut de l’écrivain s’exprime par exemple dans le mythe de Jacques Vaché, petit-fils de Teste selon Breton. On en retrouve la trace dans un autre mythe de l’époque, celui de l’écrivain qui n’écrit pas : William Marx évoque le cas de Roberto Bazlen, qui ne publia rien de son vivant et inspira (au moins) cinq romans. L’écrivain qui n’écrit pas est le dernier prêtre de la littérature, qui par son mutisme en affirme encore le caractère sacré.

45La fin de la critique trouve son origine dans la déchéance du positivisme. La porosité des frontières entre littérature et métalittérature s’accentue au XXe (roman, fiction, critique, théorie : le mélange des genres est aussi un mélange des fonctions). La critique dominée par l’idée d’une transparence du langage cède le relais à la conception formelle d’une littérature qui ne parle de rien. Dans cette « réduction ad nihilum » (p. 160) la critique devient « paraphrase réductrice » ou « amplification fantaisiste ». Dans ce mouvement initié par Valéry, « l’ère formaliste dans laquelle s’engagea la littérature rendit malaisée la production d’un discours critique pertinent qui fût le véhicule d’un authentique savoir, différent de celui dont l’œuvre était porteuse ». Le cas de Roland Barthes est significatif : ce « maître absolu de la terreur théoricienne » pose le texte critique en texte de plaisir, donc la critique comme appartenant à la littérature. Mais si la critique est littérature, elle n’est finalement rien, donc elle ne parle de rien. C’est d’ailleurs dans les écrits de Barthes que se manifeste la coïncidence entre le bouleversement de la critique et le sentiment de la fin de la littérature (William Marx s’appuie ici sur les analyses d’Antoine Compagnon dans Les Antimodernes).

46Si l’« extrémisme de la nouvelle critique française des années 1960 » n’a conduit qu’au néant, la critique anglo-saxonne n’a pas connu un destin plus enviable. Dès les années 1950, le New Criticism a en effet été victimes d’attaques, d’un côté au nom du déconstructionnisme, véritable « nihilisme herméneutique » ( p. 164), de l’autre au nom des cultural studies, d’où une double impasse : « ruine du sens », d’une part, « noyade dans la culture » de l’autre.

47Concluant donc le récit des manifestations de cette « dialectique qui conduit inévitablement du sommet à l’abîme », William Marx revient à des considérations épistémologiques: il n’y a peut-être pas mort ou disparition de la littérature, mais transformation, changement de fonction. Selon lui, nous sommes à l’heure de la synthèse, du retour de la « transitivité de la littérature ». Une solution possible serait de s’inspirer des cultural studies dans l’enseignement universitaire : grâce à elles, au moins, la littérature renoue avec le réel, alors qu’en France « la critique formaliste reste dominante ». Il faudrait peut-être intégrer l’enseignement de la littérature dans une « approche globale de la culture » (p 170), comme le font les cultural studies pourtant décriées. Une réponse à cette situation doit de toute façon être trouvée car en vérité, les marques de la dévalorisation sociale « ne constituent que les symptômes d’un effondrement interne bien plus grave » (p. 172),

48Il ne faut pourtant pas négliger la « positivité » de l’adieu : « la dévalorisation de la littérature va de pair avec son accomplissement », comme on le voit chez Valéry, où la littérature est en pleine possession de ses moyens. Il n’est nullement question dans cet essai de la « qualité » des œuvres, mais du statut de la littérature, non de la valeur des productions littéraires, mais de la valeur assignée par la société à la chose littéraire en soi. Le cas Beckett l’illustre parfaitement : revenant sur la double réception de son oeuvre, pessimiste et formaliste en France, optimiste et humaniste dans les pays anglo-saxons, William Marx fait de Beckett l’incarnation de l’hyperconscience d’une « littérature qui a fait ses adieux ». Mort et triomphe sont consubstantiels.

49La phase actuelle est une phase expérimentale. Le minimalisme par exemple peut être perçu comme une tentative de reconquête progressive de la confiance dans la littérature pour la démonstration de son efficacité dans des domaines d’abord restreint. Parler du rien plutôt que de rien, « c’est déjà quelque chose ».

50On le comprend d’emblée, la perspective de William Marx dans cet essai est large. Il s’agit de procéder à une vaste synthèse, de caractériser, pour ainsi dire, une Zeitgeist. On imagine aisément les reproches stéréotypés qu’une telle entreprise encourt d’emblée. Tout d’abord celui de trop embrasser, et ainsi de ne pas prendre en compte tel ou tel élément particulier qui contrevient à la généralité établie. L’analyse peut toujours peu ou prou contredire la synthèse. Il faut donc garder en mémoire qu’il s’agit ici de caractériser le sol mental d’une époque, plutôt que d’en énumérer tous les aspects. Ensuite, bien sûr, une telle démarche se heurte inévitablement aux problèmes traditionnels de l’herméneutique (on considérera qu’elle conduit soit à ne retenir que les exemples qui illustrent son propos, soit à proposer de ces exemples des interprétations ad hoc pour les intégrer artificiellement à la démonstration) et bien sûr du fameux cercle (travaillant sur les modes d’autoreprésentation de la littérature pour les mettre en parallèle avec des évolutions historiques, cet essai peut très bien projeter, en vérité, des éléments issus de la littérature sur le réel – ou l’inverse). Ces critiques peuvent être faites à propos de tout essai qui se présente, à l’instar de celui-ci, comme une vaste enquête consistant en un va-et-vient permanent entre analyses ponctuelles et synthèse généralisante. Du reste William Marx prend de nombreuses précautions méthodologiques et relativise de lui-même son propos en variant les points de vue. Laissant de côté ces remarques proprement épistémologiques, nous pouvons tâcher, dans une démarche purement doxologique cette fois, de montrer comment cet essai fort stimulant soulève quelques interrogations, auxquelles bien sûr il ne s’agit pas d’apporter une réponse définitive, mais à propos desquelles ont peut signaler qu’il y a matière à débat.

51En effet, à partir du moment où l’essai ne se donne clairement pas pour but d’analyser ces théories d’un point de vue épistémique, c’est dans leur dimension doxale qu’elles se verront étudiées (comme le signale aussi le fait que l’essai se présente comme un « récit »). Ce qui signifie qu’il n’est pas dans le propos de William Marx de procéder à une vérification cherchant à établir la validité des notions et des concepts en présence, mais de proposer une analyse symptomatologique et généalogique cherchant à décrire les traits structurels et à mettre au jour les présupposés de ces deux « visions du monde ». La profession d’anti-essentialisme qui ouvre l’essai doit alors se lire comme une tentative de constitution d’un lieu a-doxal à partir duquel les deux doxas considérées sont analysées de l’extérieuri.

52Néanmoins, William Marx, après cette profession de relativisme (toute théorie de la littérature dépend de présupposés propres à l’époque et aucune n’en exprime l’hypothétique essence) orchestre deux théories, l’une (qu’il nomme « esthétique du sublime »), fondée sur l’idée d’une transparence du langage qui fait de la littérature le lieu privilégié de la saisie du monde, l’autre (disons faute de mieux « formaliste ») fondée sur l’idée d’une vacuité référentielle du langage poétique et d’une absence de lien entre littérature et réel. Si dans son introduction comme dans son épilogue, l’auteur s’efforce de relativiser toute conception de la littérature comme contingente et transitoireii, si à plusieurs reprises dans le cours de l’essai, il indique les limites de chacune des deux postulations considérées, force est de constater néanmoins qu’une axiologie plus ou moins explicite affleure de façon sporadique tout au long de l’essai, en faveur de la première. On peut d’ailleurs relever des formules volontiers épidictiques, telles que « on entendit jusqu’à la nausée la littérature parler de la littérature » (p. 78), « la littérature commit le péché d’hybris en croyant pouvoir conquérir son autonomie » (p. 80). Choisir pour titre de chapitre une formule comme « l’enfermement dans la forme », c’est également recourir à une métaphore typique du discours antiformaliste (dans le même paradigme où s’inscrit ce motif de la claustration, on retrouvera  celui du dessèchement, de la désincarnation, pour ne citer que les plus habituels).

53La question se pose : le sentiment manifeste selon lequel l’auteur privilégie la première esthétique par rapport à la seconde (non pas, on l’a bien compris, du point de vue de la « valeur » ou de la « qualité » des productions - ce spécialiste de Valéry ne cherche nullement à réhabiliter Jean-Baptiste Rousseau – mais du point de vue de la doxa sur laquelle elle fait fond, à savoir, pour le dire schématiquement, l’idée que la littérature parle du monde) est-elle due simplement au fait que, dans le récit qui est proposé de l’évolution de la littérature, le moment formaliste coïncide avec le moment de la dévalorisation ? William Marx déplore cette dévalorisation, et blâme explicitement le formalisme en tant qu’il en est la cause : mais cela signifie-t-il que le formalisme soit, dans le système de présupposés sur lequel se bâtit cet essai, en soi rejeté? Le soupçon d’un présupposé anti-formalisme, non envers les œuvres mais envers la théorie elle-même, accompagne le lecteur tout au long de l’essai. Tout essai, naturellement, se fonde un ensemble de choix théoriques sous-jacents, et le fait que William Marx adhère plus sensiblement à une théorie qu’à une autre n’est fait ni pour nous surprendre, ni pour amoindrir d’emblée la valeur cognitive de son analyse. Mais dans la mesure où cet essai tend précisément à adhérer à la première doxa qu’il analyse, il s’agit là d’un parti pris, en tant que tel indiscutable, mais qui implique, d’une part un renoncement à la prétention d’anti-essentialismeiii (comme condition d’impartialité), et d’autre part, une limite dans l’analyse, puisque la première doxa est considérée de l’intérieur tandis que la seconde est perçue en fonction de présupposés inverses au sien.

54William Marx confère à la catégorie du sublime un grand nombre de caractéristiques qui sont propres à la modernité (avec tous les problèmes épistémologiques que cela induit), ainsi p. 41 dans cette formule digne d’un déconstructionniste : « le sublime subvertit toutes les lois de la communication ». Le chapitre 2, dont on n’a pu ci-dessus que retenir les grandes lignes, laissant nécessairement dans l’ombre les innombrables exemples, et les multiples analyses ingénieuses, propose donc une relecture du XVIIIe siècle en fonction, non de la valeur supposée de ses productions, mais de la place qui est accordée à la littérature, autrement dit la valeur que la société contemporaine lui confère. La difficulté, là encore uniquement épistémologique, que l’on peut indexer, consiste précisément dans la définition implicite de la littérature. Pour le dire simplement : dans la mesure où la notion moderne de « littérature » n’existe pas au XVIIIe, est-il possible de comparer les enjeux de la « littérature » du temps de Voltaire et la « littérature » de la fin du XIXe siècle ? La forme la plus triviale que peut prendre cette interrogation consiste à faire remarquer que Voltaire n’est pas « qu’un écrivain » comme le dit William Marx, mais un philosophe, et que c’est sans doute sa pensée qui a provoqué une telle liesse lors de son retour, une telle ferveur lors du transfert de ses cendres. Mais justement, considérer qu’un « philosophe » est autre chose qu’un « écrivain », considérer que la pensée est un à-côté de la littérature, c’est là un préjugé moderne, né au XIXe siècle. De deux choses alors : ou bien on voit dans l’autonomisation de la littérature une restriction, une réduction indue, ou bien à l’inverse, la naissance et l’avènement de la notion. C’est cette restriction extensionnelle qui, en somme, donne lieu au débat insoluble : si l’on se dote d’une définition « large » de la littérature, assurément, on peut la considérer comme sacralisée au XVIIIe et dévalorisée au XXe (mais cela supposerait peut-être de conserver dans l’étude du XXe siècle nombre de genres appartenant désormais à la philosophie ou aux sciences humaines) ; si l’on se dote d’une définition « spécifique » (celle dont nous avons l’usage courant en fonction de nos préjugés post-romantiques), on considérera que ce qui est sacralisé au XVIIIe c’est un ailleurs de la littérature. La fin de la littérature selon William Marx sera alors perçue en fait comme sa naissance. On considérera, alors, que la « dévalorisation » n’a jamais eu lieu dans la mesure où ce qui était « valorisé » auparavant n’était pas la littérature. Il faut donc bien comprendre contre quel préjugé moderne s’établit l’analyse de William Marx pour pouvoir appréhender sa comparaison entre deux termes incomparables : la « littérature » au XVIIIe perçue à partir d’une définition propre au XVIIIe (les Belles-lettres), et la « littérature » du XIXe ou du XXe perçue à partir d’une définition propre au XIXe ou au XXe. On ne compare pas deux états d’un même objet à partir du moment où on compare deux objets différentsiv.

55Il nous faut à présent souligner l’originalité de la position de William Marx. Selon nous, l’essentiel de sa thèse réside ici. Constatons d’abord que dans la généalogie qu’il propose de « l’Art pour l’Art », William Marx n’insiste sans doute pas assez explicitement sur la distinction (qu’il suggère, bien entendu) entre la théorie kantienne et sa réception : considérer qu’il y aurait une théorie de l’« autonomie de l’art » chez Kant est en effet un parfait contresens (qui perdure encore de nos jours), passer de la spécificité du jugement de goût à l’autonomie de l’art constituant une « romantisation » indue de Kantv. Cependant, que ne soit pas suffisamment distinguées la position effective de Kant et la réception qui est en est faite n’est qu’un détail, mais que ne soit pas mentionné le fait que cette déformation pure et simple de la pensée kantienne procède du romantisme révèle selon nous le cœur même du propos de William Marx. Si l’on ne s’en avise, on passe à côté de l’originalité de cet essai, et l’on ne dispose pas des moyens d’accepter ou de refuser la thèse qu’il défend.

56Nous considérons en effet traditionnellement que la notion de littérature (c’est-à-dire la littérature en tant que telle, comme le veut le préjugé moderne) naît avec le romantisme iénaen, principalement dans les écrits du groupe de l’Athenaüm, en particulier Novalis et les frères Schlegel (surtout Friedrich). Le romantisme iénaen, qui constitue la matrice théorique de tous les romantismes et de tous les courants fondés sur l’idée d’autonomie de la littérature que l’on range peu ou prou sous l’étiquette « formalisme », bref de toute la littérature du XIXe et du XXe qui ne fait que réaliser des segments de son programme, emprunte bien sûr très largement à la culture philosophique antérieure. C’est néanmoins, comme cela a été étudié depuis au moins trente ans, en lui que se forge de la façon la plus concentrée voire la plus radicale, le corps de doctrine qui déterminera toute la pensée de l’art et de la littérature du XIXe et du XXe siècle, siècles dont l’esthétique ne constitue que l’exténuation de la théorie romantique. Historiquement, elle répond au défi que constitue le criticisme kantien qui aboutit à l’effondrement des fondements religieux et philosophiques de l’ancien monde. La poésie (ici synonyme de littérature, précisons-le) se substitue alors à la philosophie (d’où la nécessité de distinguer les deux types de production discursive). La poésie seule est supposée donner accès à l’Absolu. William Marx décrit la façon dont le romantisme iénaen constitue une reprise de la vieille sacralisation de l’art mais laisse de côté (on verra pourquoi) le fait que celle-ci  se double d’une ontologisation de la poésie. Notons-le bien : pour le romantisme iénaen, le logos poétique est l’Etre, l’Absolu, le Monde (Logos=Cosmos) ; en comparaison, le romantisme post-iénaen (de même que Goethe par exemple) conservera l’idée que la poésie donne accès à l’Absolu, mais en gardant la distinction entre Cosmos et Logos (la nature demeurant un intermédiaire dans la révélation de l’Etre, tandis que le romantisme iénaen supprime cet intermédiaire dans le cadre d’une théorie de la littérature comme autorévélation d’elle-même, c’est-à-dire du mondevi). C’est bel et bien une religion de l’art qui s’institue, où l’art est divinisé (d’ailleurs, après sa conversion de 1808, Friedrich Schlegel abandonne totalement les options philosophiques et esthétiques qui furent les siennes auparavant). Cette sacralisation sous-tend une tradition esthétique et poétologique désormais biséculaire (jusqu’à l’esthétique analytique qui constitue véritablement une désacralisation de l’art, mais qui est loin d’être la seule en vigueur, et loin d’avoir été absorbée par la doxa).

57L’« apothéose de la littérature » conçue comme « outil absolu de toute rencontre avec le monde » dont parle William Marx dans le chapitre précédent renvoie en fait à cette conception de la littérature. Or, précisément, c’est cette conception de la littérature qui donne naissance à l’esthétique formaliste dominée par l’idée d’autonomie de l’art, dont William Marx explique par la suite qu’elle s’y oppose. Sans doute la place que William Marx accorde au romantisme iénaen, comme aboutissement d’une esthétique fondée sur la transparence du langage et l’immédiateté du rapport au monde par la littérature, explique-t-elle le renversement de perspectives qui en découle. En effet, l’idée que la littérature ne renvoie qu’à elle-même s’accommode très bien de la possibilité d’un rapport immédiat au monde, dès lors que, pour le dire en termes sommaires, la littérature est le monde (il ne faut pas se laisser abuser par la métaphore de la transparence : le fait de valoriser les énoncés obscurs n’implique nullement la remise en cause de la capacité du langage à signifier : au contraire même, on peut dire que l’obscurité de l’énoncé est la condition d’un rapport plus immédiat au monde – qui ne passe plus, dans ce cas, par la simple représentation au sens le plus commun du terme, mais par une expérience existentielle. Il y a « transparence » du langage au sens de l’immédiateté du rapport au monde, non au sens de la « clarté » ou la « limpidité » de l’expression.). Mais si l’on supprime cette base ontologiquevii – et, globalement, la vision du monde iénaenne a été abandonnée tandis que la rémanence de son esthétique se perçoit encore aujourd’hui – l’autonomie de l’art implique une absence de rapport au monde. En faisant du romantisme iénaen, non plus le moment de la naissance du formalisme, mais le point d’aboutissement d’un hyperréalisme, William Marx propose une lecture sensiblement nouvelle du formalisme qui n’est plus perçu comme la continuation du romantisme par d’autres moyensviii.

58William Marx rappelle, dans le chapitre suivant, à quel point la distinction entre langage poétique et langage courant devient un poncif dominant. Nous sommes habitués à considérer que la distinction entre langage courant et langage poétique naît avec le romantisme d’Iéna. Traditionnellement, on considère que la distinction entre langage poétique et langage courant se fait au profit du premier qui se voit valorisé et sacralisé, comme seul désormais apte à signifier le monde, c’est-à-dire à mettre en relation l’humain avec l’Absolu. L’identification du Cosmos et du Logos implique qu’il n’y a pas solution de continuité entre le principe de l’autoréférence et celui de la référence au monde : en ne renvoyant qu’à elle-même, la littérature renvoie quand même à l’Absolu, pour la simple et bonne raison qu’elle est l’Absolu. En aucune façon, dans ce cadre conceptuel, l’autoréférence ne signifie que la littérature ne parle de rien ou ne renvoie pas au monde. Bien au contraire, elle est le lieu privilégié, voire unique de ce rapport. Il y a bien distinction entre deux langages, l’un référentiel et l’autre autotélique, mais il faut ajouter que le premier est représentatif et arbitraire, tandis que l’autre est expressif et (surtout) motivé. C’est cette capacité fondatrice de « motivation » (étudiée notamment par Todorov à propos de la théorie romantique du symbole) qui permet à un langage non référentiel de dire néanmoins, et de façon privilégiée, le monde.

59La thèse de William Marx consiste donc à affirmer l’existence, à côté de la théorie iénaenne (autonomie de l’art comme autorévélation du monde fondée sur une assimilation entre Logos et Cosmos) et de la théorie post-iénaenne (hétéronomie de l’art comme révélation du monde fondée sur une distinction entre Logos et Cosmos) d’une troisième voie (superposant autonomie de l’art et distinction entre Logos et Cosmos). L’autonomie de la littérature chez les iénaens n’aboutissait pas à en faire un objet vide de sens ou de signification, puisqu’elle était de toute façon l’Absolu ; chez les post-iénaens la littérature n’était plus l’Absolu mais le langage poétique permettait d’y parvenir (l’Absolu se réalisant dans la Nature, ce qui implique l’hétéronomie de l’art). C’est que fondamentalement, la littérature devait toujours dire le monde, ce en vertu de quoi elle était valorisée (présupposé que l’on retrouve d’ailleurs dans la démarche même de William Marx). L’essai postule donc l’existence d’une troisième voie où à la fois la littérature ne dit qu’elle-même et où Cosmos et Logos sont séparés. Il greffe le dogme iénaen de l’autonomie de l’art sur l’ontologie post-iénaenne.

60Selon William Marx, la théorie qui se constitue et qui domine à partir de la fin du XIXe siècle, postule un langage poétique qui ne dit pas le monde. Il étudie donc une théorie dans laquelle langage poétique et langage courant se distinguent en ceci que la langage poétique est moins, sinon pas, apte à dire le monde, comme le traduit la formule : « il s’est agi de creuser le fossé entre le langage et le sens » (p. 91). Le langage poétique serait donc dévalorisé par rapport au langage courant (à moins que le langage courant - dont le statut demeure un peu flottant dans la démonstration - lui non plus ne puisse pas dire le monde – comme semblent le suggérer certains formules - auquel cas néanmoins, il serait inutile d’affirmer la prégnance de l’opposition entre langage courant et langage poétique). L’analyse montre donc la cohérence qui s’établit entre la dévalorisation du langage et la dévalorisation de la littérature (à l’inverse, la sacralisation du langage poétique chez les romantiques iénaens aboutissait à la valorisation de la littérature). A partir du moment où elle ne dit rien, la littérature en réfléchissant sur elle-même, ne parle de rien, comme l’évoquera plus loin William Marx (alors que chez les iénaens, en ne parlant que d’elle-même, la littérature parlait du monde, puisqu’elle l’était). Il en va de même selon William Marx dès lors que la critique s’affirme. littérature (thème une fois de plus schlegelien !) : la critique n’est rien et ne parle de rien (William Marx applique cette logique à Roland Barthes, ce qui ne peut que surprendre le lecteur familier des écrits de celui-ci : le passage qui lui est consacré est, il est vrai, fort bref). C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’analyse que propose William Marx de l’impossibilité de la paraphrase. On peut néanmoins remarquer que cette impossibilité de la paraphrase est due aussi au fait à l’apparition de l’idée selon laquelle la forme fait le sens, d’où par exemple l’opposition bien connue de la poétique et de l’herméneutique. Ce problème de la production du sens est fondé en dernière analyse sur la définition de la « forme » (est-elle information d’un sens préexistant ou lieu de constitution du sens ? Question qui renvoie de fait au statut de la critique : lecture symptomale ou immanente ?). William Marx ne mentionne toutefois pas ce poncif du formalisme, pour mieux se consacrer à d’autres qui paraissent en effet plus pertinents dans le cadre de son analyse.

61Plus fondamentalement, William Marx choisit dans cette, nolens volens, d’identifier toute possibilité d’un lien entre la littérature et le monde à la seule mimesis, et plus précisément, à lecture platonicienne – qui est celle, sans doute réductrice par rapport à ce qu’elle est chez Aristote, que nous utilisons couramment - de cette notion. Ce présupposé le conduit à des considérations qui divergent passablement des idées reçues en la matière. Ainsi l’opposition entre modèle pictural et modèle musical examinée dans le chapitre 4 est-elle parlante. Si selon William Marx le paradigme de la peinture indique une « réconciliation avec le réel », c’est que celle-ci est traditionnellement considérée comme plus représentative (au sens platonicien de la représentation comme « reproduction ») que la musique. Cependant – il suffit de penser à Schopenhauer, dont l’esthétique devient prédominante dans la seconde moitié du XIXe siècle, après que l’édifice hegelien est tombé en désuétude – on considère habituellement que si l’on place la musique en haut de la hiérarchie des arts, c’est bien parce qu’elle apte à instituer un rapport au monde plus essentiel. L’idée selon laquelle la musique deviendrait un modèle pour la littérature parce qu’elle ne ferait pas sens et n’offrirait pas un accès privilégié au monde atteste bien que William Marx n’envisage pas la possibilité d’un rapport au réel en dehors du cadre de la représentation (toujours au sens qu’on a indiqué). Ainsi le langage ne saurait-il faire sens ou renvoyer au monde en dehors du seul processus référentiel. Il existe d’autres façons d’envisager la question (en effet, en la matière, le lieu commun romantique consiste à considérer que la représentation n’est qu’un mode superficiel du rapport au monde et que l’art doit instaurer un rapport plus profond par d’autres voies. La conception formaliste de la littérature comme objet et non comme reflet, comme production du sens plutôt que comme information du monde, comme semiosis plutôt que comme mimesis, et autres oppositions rebattues, ne fait que reconduire ce topos.). Cette assimilation du sens à la référence est un présupposé qu’on ne peut en tant que tel valider ou invalider. On peut par exemple estimer que cette assimilation constitue une réduction ou un appauvrissement, mais c’est là un autre présupposé, que rien a priori ne nous autorise à tenir pour plus légitime que le précédent.

62Une question demeure au bout du compte, que l’on peut poser ainsi : a-t-il existé des œuvres (et des critiques) qui ont effectivement réalisé ce programme associant comme on l’a dit une esthétique romantique (autonomie de l’art, autoréférence de la littérature) et une ontologie issue de l’idéalisme objectif (séparation entre Logos et Cosmos). William Marx répond par l’affirmative, et considère même que ce paradigme a dominé la littérature depuis la fin du XIXe. On sait bien qu'une telle conception de la littérature a pu exister pour une vulgate critique et métacritique (que d’une certaine manière William Marx reconduit, mais –et c’est là l’essentiel - en déplorant ce qu’elle portait aux nues) ou comme fantasme d'écrivain (le "livre sur rien", expression que l’on a selon William Marx, fini par prendre au pied de la lettre), à valeur éventuellement heuristique comme point d'aboutissement utopique d'une quête d'écriture, mais William Marx, affirme bien que des œuvres et des critiques ont été écrites qui mettaient en œuvre cette conception de la littérature. Cependant, les exemples cités demeurent de ce point de vue ambigusix : certains lecteurs resteront, peut-être, quelque peu sur leur faim.

63A propos de la conclusion

64On constate qu’en faisant constamment jouer l’amphibologie de l’expression « adieu à la littérature », qui est soit adieu de la société à la littérature, soit adieu de la littérature au réelx, l’essai maintient sont objet dans une zone d’indétermination proprice à d’intéressants glissements conceptuels. Par exemple, dans le chapitre 3, William Marx choisit d’illustrer l’antagonisme de la littérature et de la vie en montrant qu’un mépris de la vie s’exprime dans le roman réaliste ou à travers la figure du poète maudit. Cette analyse appelle évidemment quelques remarques : si sur le plan de la thématique, les romans réalistes mettent en scène une vie méprisable, cela signifie-t-il pour autant que sur la plan sémiotique, la littérature se coupe du réel ? En outre, la tradition critique de la littérature envers la société, notamment dans le genre satirique, est ancienne, et on distingue mal en quoi elle atteste au XIXe plus qu’avant l’autonomie de la littérature. Dans le même esprit, on peut se demander à propos de l’exemple des poètes maudits de quelle façon s’articulent l’autonomie de l’art – fait esthétique – et le rejet de l’artiste –fait social.

65Quoi qu’il en soit, « l’adieu » est donc ce terme qui permet de subsumer les différentes variantes du thème de la séparation. Au travers de quelques formules telles que « Grâce au sublime, les belles-lettres retrouvaient avec le divin une affinité longtemps perdue » ou « il s’agissait de restaurer la poésie dans sa dignité originelle », l’essai n’est d’ailleurs pas sans manifester une vision du monde fondée sur le mythe romantique d’une origine, réactivant une ontologie néo-platonicienne distinguant un avant marqué par la fusion, et un après marqué par la scission – tout l’essai pouvant se lire comme de l’expression de la nostalgie de l’unité perdue (entre les mots et les choses, tout particulièrement). Mais on sait qu’au sein de ce topos, la perte d’unité a pour corollaire sa restauration imminente. William Marx propose donc en conclusion quelques pistes pour suturer la déchirure opérée par le formalisme. Cette réponse (pour ce qui ressortit au domaine métalittéraire du moins) est institutionnelle (intégrer l’étude de la littérature à l’étude de l’ensemble des productions culturelles - ruse de la raison, donc : il s’agit de soumettre la littérature à un traitement qui semble la dévaloriser pour mieux la revaloriser). Or on s’en souvient, d’emblée William Marx a déplacé la question du champ social au champ littéraire, annonçant une analyse interne des modes d’autoreprésentation de la littérature, laissant dans l’ombre les mécanismes sociaux, politiques, institutionnels, économiques (pour ne parler que du plus évident : la fin du mécénat, l’introduction de la logique du marché dans la culture littéraire…). C’est donc l’histoire d’une autodévalorisation que l’essai s’est efforcé de raconter, ce qui revient à poser le problème de façon très originale, dans la mesure où William Marx réduit effectivement les causes de la dévalorisation de la littérature à ces seuls facteurs internes (renvoyant les autres facteurs, sinon à n’être que des effets et non des causes, à un ensemble conjoncturel à peine significatif). Toutefois, la raison pour laquelle William Marx propose principalement une réponse institutionnelle à cette dévalorisation dont les causes ont été internes demeure implicite. Si la littérature « fut assez grande, malheureusement, pour s’enfermer toute seule dans la tour d’ivoire qu’elle s’était elle-même édifiée », pourquoi ne le serait-elle pas assez pour en sortir ?

66Plus profondément, enfin, il n’est pas sûr que nous soyons aujourd’hui comme il y a quarante ans « aussi convaincu[s] que le langage n’a pas de rapport avec la réalité qu’on l’était de la thèse inverse il y a deux ou trois siècles » (p. 147). Outre le fait que le formalisme s’est toujours accompagné d’une réaction antiformaliste, il semble bien que la doxa ait changé en la matière – on peut constater d’ailleurs que telle vision de la littérature oblige à ignorer des pans entiers de la littérature, comme par exemple l’importante tendance de la poésie francophone dans la seconde moitié du XXe siècle, celle d’un Bonnefoy, d’un Dupin, d’un Du Bouchet, ou d’un Jaccottet dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils prennent le contre-pied du formalisme, tel que le décrit William Marx en tout cas. De même est-il probablement discutable d’affirmer que le formalisme est aujourd’hui le paradigme dominant à l’Université française. Mais sur tous ces points, le dernier peut-être davantage, nous retrouvons une fois de plus l’impossibilité de statuer dès lors que s’expriment des positions proprement doxales : les représentations de chacun sont à ce point liées à ses propres convictions, qu’il est vain de chercher établir quelque consensus que ce soit.