Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Jean-Baptiste Mathieu

Le roman, l’idéal, l’individu

Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris : Gallimard, coll. « NRF Essais », 2003, 672 p., EAN 9782070754991.

À chaque époque, les réussites du roman sont infiniment plus ambitieuses que celles du besoin de bien écrire et de bien raconter. La littérature s’interroge sur des sujets autrement profonds, et, pour divergentes qu’elles puissent paraître, les formes que le roman a prises au cours de son histoire n’en sont pas moins liées ensemble par la permanence de cette interrogation.
Thomas Pavel, La Pensée du roman, p. 412

1Avec La Pensée du roman, Thomas Pavel propose une histoire du roman dont l’idée directrice est que ses développements sont avant tout ceux d’une interrogation, tenue pour constitutive du genre, sur les rapports entre l’individu, l’idéal moral, et la communauté humaine. Il apporte ainsi sa contribution à une tendance de la réflexion sur le roman qui s’efforce d’en déterminer les ressources et les apports spéculatifs (le terme est employé par Pavel), et que représentent, parmi d’autres, des livres comme L’Art du roman de Milan Kundera, le Proust. Philosophie du roman de Vincent Descombes, ou encore le remarquable Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature de la philosophe américaine Martha Nussbaum — quelles que soient par ailleurs les différences entre les thèses défendues par ces ouvrages. Il n’y a là rien de surprenant quand on se rappelle la critique serrée du formalisme et la défense de la dimension référentielle de la fiction entreprises par Pavel dans Le Mirage linguistique et Univers de la fiction. Par rapport à ceux‑ci, La Pensée du roman, comme, avant ce livre, L’Art de l’éloignement, consacré à l’imaginaire du xviie siècle, représentent en quelque sorte le passage de la réflexion théorique aux « travaux pratiques ».

2L’exposé qui suit présentera d’abord les principes directeurs sur lesquels se fonde l’histoire du roman proposée par Pavel. Cette présentation sera suivie d’une synthèse de cette histoire. L’exposé se conclura sur quelques remarques critiques.

Le roman comme anthropologie

3À l’origine de La Pensée du roman, il y a le refus de souscrire à une certaine version de l’histoire du roman, que caractérisent les deux thèses suivantes : 1/ l’histoire du roman est celle d’un progrès dans le réalisme de la représentation de la vie humaine ; 2/ le progrès dans le réalisme est un progrès dans la vérité de la représentation de la vie humaine. Dans cette version de l’histoire du roman, des œuvres comme Les Ethiopiques, Amadis de Gaule ou L’Astrée, autrement dit, les romans prémodernes, attachés « moins aux détails empiriques de la condition humaine qu’aux idéaux qu’elle poursuit » (p. 11), représentent un état très imparfait de la forme romanesque, heureusement corrigé à partir du xviiie siècle. Refusant d’identifier progrès dans le réalisme et progrès dans la vérité, et constatant la persistance de l’idéalisme tout au long de l’histoire du roman, Pavel propose une version de celle‑ci dont le moteur est « le dialogue séculaire entre la représentation idéalisée de l’existence humaine et celle de la difficulté de se mesurer avec cet idéal » (p. 12). Avec Pavel, l’objet central de l’histoire du roman n’est plus un concept selon lui essentiellement stylistique, celui de réalisme, mais un questionnement moral.

4Les notions de réalisme ou de vraisemblance n’en désertent pas pour autant l’histoire du roman proposée par Pavel. Mais elles ne désignent plus, si l’on peut dire, qu’un ensemble de techniques au service de la représentation d’univers fictionnels différenciés, et dont l’étude ne peut être menée indépendamment des caractéristiques de ces univers. Pour citer Pavel,

La réussite d’une œuvre narrative […] vient de la convergence entre l’univers fictif mis en scène et les procédés formels qui l’évoquent. Étant donné que les œuvres narratives en général et les romans en particulier ne se contentent pas de décrire la réalité, mais la réinventent toujours dans une certaine mesure, afin de mieux la comprendre, la différence entre les œuvres ne sauraient dériver exclusivement de la manière dont elles présentent l’univers au lecteur (imagination abstraite et naïve chez les auteurs archaïques, concrétion accomplie chez les auteurs du xixe siècle, surcroît d’astuces formelles chez les modernistes). Pour saisir et apprécier le sens d’un roman, il ne suffit pas de considérer la technique littéraire utilisée par son auteur ; l’intérêt de chaque œuvre vient de ce qu’elle propose, selon l’époque, le sous‑genre et parfois le génie de l’auteur, une hypothèse substantielle sur la nature et l’organisation du monde humain1 (p. 46).

5Ce qui est premier dans la perspective de Pavel, c’est cette « hypothèse substantielle » propre à chaque roman, et dont l’identification exige de prendre en compte « la facture de l’invention plutôt que les traits d’ordre stylistique et discursif qui l’expriment », autrement dit « le type d’intrigue, la nature des personnages et le cadre de l’action », qui constituent « le véritable noyau créateur des genres narratifs » (p. 41).

6Substitution, comme objet central de l’histoire du roman, de la question de l’accomplissement de l’idéal moral à celle de l’approfondissement du réalisme de la représentation, réévaluation corrélative des romans prémodernes et de leur idéalisme, subordination des considérations de technique romanesque à celles portant sur la constitution des univers fictionnels : tels sont donc quelques uns des principes directeurs de La Pensée du roman. Pavel se démarque ainsi des travaux de Mikhaïl Bakhtine, régis selon lui par des principes inverses2, comme des versions modernistes de l’histoire du roman, cherchant dans le passé les signes avant‑coureurs de l’assomption de la forme à la charnière du xixe et du xxe siècles — il mentionne notamment l’élévation de Tristram Shandy de Sterne à la dignité de « réussite la plus typique du genre » (p. 27) par les formalistes russes. Sa réévaluation des romans prémodernes va de pair avec la volonté « de mettre en évidence le caractère coutumier du passé du roman », autrement dit, « de souligner, au cœur des vagues successives qui ponctuent son développement, les lames de fond et le ressac du passé » (p. 30 ; je souligne). Coutumière aussi la façon dont il résout l’épineuse question de la définition du roman, bien évidemment déterminante pour toute histoire du genre :

Je suivrai […] l’exemple de ceux qui font un usage informel et coutumier du terme « roman », en y incluant non pas les œuvres qui satisfont une définition préalable, mais plutôt celles qui au long des siècles ont été saluées et lues comme des romans (p. 44).

7Il privilégie donc ici l’usage sur les constructions théoriques.

8Entreprendre une histoire du roman ne soulève pas seulement le problème de la définition du genre, mais aussi celui des rapports entre son évolution et le contexte politique, social et culturel dans lequel elle s’inscrit. Pavel tient les répercussions du second sur la première pour essentiellement indirectes :

Tout comme c’est l’ambiance écologique globale d’une région — et non pas tel tournant d’une rivière ou telle éclipse de soleil — qui rend possible l’éclosion d’une espèce végétale, sans en déterminer pourtant, à elle seule, la forme organique, les facteurs d’ordre social ou culturel exercent leur influence sur l’art par le moyen du climat culturel général plutôt que grâce à la succession d’événements ponctuels (p. 38).

9C’est sans doute ce qui motive la présence, au début de chacune des quatre parties de La Pensée du roman (surtout des trois dernières), d’un exposé de l’anthropologie dominante à chaque époque de l’histoire du roman, ainsi que des figures et des institutions dans lesquelles elle s’incarne. Dans la perspective de Pavel, le roman « réagit » à ce contexte en le réfractant selon son évolution propre. C’est d’abord cette dynamique interne au genre qu’il veut mettre en évidence, et dont il reproche à quelqu’un comme Ian Watt, dans The Rise of the Novel (consacré à l’émergence du réalisme romanesque au xviiie siècle) de ne pas tenir suffisamment compte.

On saisit ici le principal danger qui menace les explications sociales et culturelles — même les plus justes — de la création artistique : ce danger consiste à étendre au destin de l’art des vérités qui ne sont incontestables qu’appliquées au destin de la société ou de la pensée. Le réalisme formel a beau faire partie d’une constellation progressiste et victorieuse, son rival réputé « rétrograde » […] a exercé en réalité une action tout aussi déterminante sur l’essor du roman du xixe siècle. (p. 37)

10Pavel se réclame sur ce point de Georg Lukács et de sa Théorie du roman, lequel « attribue à la civilisation ambiante le rôle de créer les conditions de départ pour l’essor du genre romanesque, mais en réservant au genre lui‑même la tâche de développer ses virtualités internes » (p. 40). Pour Lukács, l’histoire du roman « incarne le mouvement d’un concept, dont les tensions internes engendrent l’histoire visible du roman », et ce concept « consiste dans la représentation fictive des rapports entre l’individu et le monde » (p. 38). Pavel reconnaît s’inspirer de la méthode de Lukács comme du concept directeur de son « histoire spéculative du roman » (p. 38), mais se démarque de lui en employant « une famille de concepts » (p. 41) plutôt qu’un seul, ainsi qu’en insistant, contre l’hégélianisme de Théorie du roman, sur le fait que l’histoire du roman est le produit des initiatives des romanciers, et non d’un Esprit impersonnel à l’œuvre dans l’Histoire.

Les avatars de l’idéalisme romanesque & de sa critique

11La Pensée du roman se divise en quatre grandes parties : « La transcendance de la norme », qui court du roman hellénistique à la fin du xviie siècle ; « L’enchantement de l’intériorité », couvrant le roman du xviiie siècle ; « La naturalisation de l’idéal », consacrée au roman du xixe siècle ; « L’art du détachement », dévolue à celui du xxe siècle.

12La première partie se divise elle‑même en deux chapitres, « L’idéalisme prémoderne » et « La science de l’imperfection », l’opposition idéalisme / imperfection (humaine) constituant selon Pavel le moteur et l’objet de l’histoire du roman. L’idéalisme romanesque prémoderne s’incarne successivement dans le roman hellénistique, le roman de chevalerie et le roman pastoral. Chacun de ces genres examine « les rapports entre la norme transcendante, le soi et le monde » (p. 89). Les œuvres qui les représentent se caractérisent par la domination d’une idée, la multiplication apparemment immotivée des épisodes, l’invraisemblance des aventures et des caractères. La multiplication des épisodes a pour but la démonstration de l’idée dominante, l’invraisemblance des aventures et des caractères tient non à la méconnaissance du réalisme par les auteurs de ces romans, mais au fait que « le projet artistique et moral auquel ils souscrivaient, […] la représentation de l’idéal moral dans toute sa majesté, les encourageait à inventer des modèles exaltants plutôt qu’à raconter des faits plausibles » (p. 90). Pavel qualifie cette technique de représentation de méthode idéographique. Dans le roman hellénistique (dont Pavel analyse longuement Les Ethiopiques), les héros ne peuvent rejoindre l’idéal, extérieur au monde humain, qu’en se détachant de lui ; les aventures successives leur en font éprouver la contingence. Dans le roman de chevalerie au contraire (pour lequel Pavel retient, à titre d’œuvre exemplaire, Amadis de Gaule), la tâche du héros est de « soumettre (le monde humain) à l’absolu de la loi » (p. 89), loi dont l’origine, selon Pavel, est non plus extérieure mais intérieure au monde humain : « l’amour courtois s’associe aux normes de la chevalerie pour établir une idéalité parfaitement circonscrite à l’intérieur du monde humain » (p. 77). Dans le roman pastoral (représenté ici par L’Astrée), la découverte progressive de l’amour idéal par les héros comprend la révélation de l’imperfection humaine et de l’importance d’autrui, préalables à leur intégration à la communauté humaine. Du roman hellénistique au roman pastoral, la source de l’idéal s’humanise et s’intériorise peu à peu, tandis que se révèlent les failles et les obscurités du sujet humain.

13Ces failles et ces obscurités, les obstacles que met l’imperfection humaine au règne de l’idéal, sont, à l’époque prémoderne, l’objet du roman picaresque, du récit élégiaque et de la nouvelle. Le roman picaresque est d’une certaine façon le symétrique inverse des œuvres idéalistes : il met la méthode idéographique au service de la démonstration de l’écart irréductible entre l’homme et l’idéal. Il use du récit à la première personne comme « moyen de souligner le caractère vil des protagonistes, dont nul autre qu’eux‑mêmes ne voudrait ni ne saurait discourir » (p. 113). Pavel distingue deux types de picaresque : le picaresque amoral (La Vie de Lazare de Tormes), où le héros n’exprime aucune nostalgie de l’idéal, et le picaresque moralisant (Moll Flanders et Lady Roxana, l’heureuse catin, de Daniel Defoe), où s’exprime cette nostalgie. Récit élégiaque et nouvelle « subordonnent eux aussi les situations présentées à une idée clairement conçue, celle de la vanité de l’amour, par exemple, ou celle du danger représenté par la curiosité excessive », mais au lieu de s’incarner dans une multiplicité d’épisodes, cette idée « se révèle dans l’individualité d’un cas frappant » (p. 113), dont le lecteur doit la dégager par induction. Pavel s’attarde longuement sur la nouvelle (La Princesse de Clèves et Le Curieux avisé dans la première partie de Don Quichotte), dont il souligne l’intérêt, capital pour la suite de l’histoire du roman, pour les troubles de l’intériorité et la méconnaissance de soi.

14Dans ce parcours du roman prémoderne, Pavel ignore délibérément l’œuvre de Rabelais, dont il estime réduite l’influence sur l’évolution ultérieure du roman, concluant du même coup à la fausseté de « la théorie qui promeut l’œuvre de Rabelais et la littérature burlesque au rang d’ancêtres du roman réaliste du xixe siècle » (p. 99). De même, il s’inscrit en faux contre la lecture de Don Quichotte comme satire de l’idéalisme romanesque, ouvrant la voie au triomphe du réalisme.

15Au xviiie siècle se parachève le mouvement d’intériorisation de l’idéal moral, « désormais inscrit dans le cœur de l’homme » (p. 141). Elle a pour corollaire l’affirmation de la dignité de l’individu indépendamment de sa condition sociale, ouvrant ainsi la voie à des œuvres romanesques célébrant des héros ou des héroïnes d’humble condition. Selon Pavel, la première d’entre elles est Pamela ou la vertu récompensée (1741), de Samuel Richardson. Dans ce roman, l’usage de la première personne, à la différence de son usage dans le roman picaresque, sert la révélation de la « belle âme ». C’est aussi, selon Pavel, la mise en évidence de la beauté intérieure de l’héroïne qui explique le réalisme descriptif de Pamela3, « l’enchantement de l’intériorité […] rendant infiniment précieux et digne d’intérêt tout ce que le personnage voit, écoute ou éprouve » (p. 149). Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse (1761), contribue lui aussi largement à promouvoir cet « enchantement de l’intériorité » ; à la différence de Richardson, il exprime celui‑ci dans le langage abstrait de la psychologie morale et non dans celui, concret, de l’immersion dans le vécu psychologique et sensoriel des personnages.

16Le nouvel idéalisme suscite deux réactions divergentes. La première, magistralement incarnée, selon Pavel, dans le Tom Jones (1749) d’Henry Fielding, renoue avec la peinture ironique de l’imperfection humaine, et fait de Don Quichotte son précurseur et son modèle. La grande innovation de Fielding est « la promotion de l’auteur dans le texte du roman », « une réaction contre l’idéalisme du roman moderne et contre sa conséquence immédiate, l’abandon simultané du discours narratif et de l’autorité morale entre les mains du personnage » (p. 167). Toutefois, l’indulgence de la voix auctoriale de Tom Jones pour les égarements des personnages va dans le sens de la bienveillance universelle promue par Rousseau. Si Fielding semble reprocher à Richardson de placer dans un cadre réaliste des personnages dont la perfection morale jure avec celui‑ci (et avec la réalité de la nature humaine), la seconde réaction au nouvel idéalisme semble considérer, à l’inverse, que c’est le cadre qui jure avec les personnages, et que Richardson, pour « s’être trop laissé tenter par l’observation attentive de la nature », a négligé « la puissance de l’imagination » (p. 178). Elle donne naissance au roman gothique, chez qui l’appel à cette puissance, outre la création de décors hors normes pour l’action, suscite l’apparition de figures proprement démoniaques, comme si la beauté morale devenait indissociable du cadre quotidien.

17Certaines œuvres, enfin, engagent un dialogue critique avec l’idéalisme distinct de la réaction ironique et sceptique comme de la réaction gothique. On peut distinguer ici, de l’ensemble des romans analysés par Pavel, deux romans de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther (1774), et Les Affinités électives (1809). Le premier constate la fracture entre « les âmes véritablement enchantées de Lotte et de Werther » et « le monde opaque qui les entoure » (p. 188) : s’il ne remet pas en cause l’existence des premières, il jette un doute sur la possibilité de leur insertion dans le monde. Le second pointe la faille dans « la croyance moderne dans la capacité des êtres humains de se gouverner eux‑mêmes », indissociable de l’intériorisation de l’idéal : elle « oublie l’existence des passions, qui déterminent nos comportements de manière souvent incompréhensible et sans rapport avec la loi morale » (p. 194). Ce faisant, Goethe prend ses distances avec la valorisation romantique de l’amour‑passion, dont l’Adolphe de Benjamin Constant (1816) constitue, selon Pavel, la démolition, débusquant derrière celui‑ci la vanité, la faiblesse morale, la pure sensualité — autrement dit, l’irréductible imperfection de l’homme.

18L’époque suivante du roman hérite du constat, formulé notamment dans Werther, que le monde environnant n’est pas un milieu propice aux « âmes enchantées ». Pour se perpétuer, l’idéalisme romanesque se convertit, si l’on peut dire, à la fois à l’histoire et à la sociologie : « les prosateurs idéalistes du xixe siècle […] se sont proposés de découvrir les milieux sociologiques et historiques où (les âmes idéales) naissent et prospèrent » (p. 218). Le précurseur est ici Walter Scott, l’inventeur du roman historique, explorant l’histoire à la recherche des époques propices à l’idéalisme — qui gagne ainsi en vraisemblance.

La pensée du roman passe de l’anthropologie générale, fondée sur des considérations normatives universelles, à l’anthropologie comparative, dont l’objet est la diversité des liens normatifs établis par les communautés humaines (p. 228).

19C’est ce que Pavel nomme la « méthode de l’enracinement ». À la recherche des milieux propices aux belles âmes dans le passé s’ajoute leur recherche dans l’espace — c’est l’exotisme — ou dans certaines strates de la société occidentale moderne, ce qui donne naissance, notamment, au monumental inventaire de celle‑ci opéré par Balzac dans La Comédie humaine4. Hugo, dans Les Misérables, mais aussi Dumas ou Eugène Sue procèdent de même.

20La critique de l’idéalisme ne rend pas les armes, bien au contraire. Tout en perfectionnant eux aussi la représentation des milieux différenciés dans lesquels l’homme évolue, ses représentants mettent l’accent d’une part sur l’opacité de l’homme à lui‑même, son défaut de maîtrise, d’autre part sur l’incompatibilité de l’état réel de la société avec l’émergence des belles âmes. Ainsi, Stendhal développe, selon Pavel, une anthropologie morale où le caprice se substitue à l’autodétermination du sujet comme moteur des actions. Jane Austen, et, de façon plus radicale, Henry James, dévoilent les difficultés et les obscurités de la délibération morale grâce à l’usage du style indirect libre. Pavel note à propos de James : « Si le propre du sujet autonome est de pouvoir formuler en termes limpides la loi morale qu’il découvre dans son cœur, […] il n’est pas sûr que les personnages de James soient des sujets à part entière » (p. 280). Flaubert dépeint la société bourgeoise comme produisant inéluctablement de la médiocrité, en même temps qu’il rejette comme illusoire l’idéalisme sous sa forme amoureuse (Madame Bovary) comme politique (L’Education sentimentale). La méthode de l’enracinement se retourne ici totalement contre l’idéalisme, comme c’est aussi le cas chez Zola, dans l’œuvre de qui le pauvre, figure de l’idéalisme moderne (chez Hugo ou Dickens), est au contraire exemplairement soumis à la pression dégradante de son milieu et de ses pulsions.

21Pavel distingue enfin, dans le foisonnement romanesque du xixe siècle, un troisième ensemble d’œuvres qui « demeurent sensibles à l’appel de l’idéal, mais se proposent cependant de contourner les écueils de l’irréalisme » (p. 301). Cette synthèse, dans « [ses] formes optimistes », remplace « la parfaite vertu » par « une bonne volonté spontanée » et « la perfection innée » par « l’apprentissage lent et difficile de la sagesse » (ibid.). Elle est sensible chez l’anglaise George Eliot ou le russe Tolstoï. Elle prend une tonalité plus mélancolique chez l’autrichien Stifter ou l’allemand Fontane, et des teintes plus sombres dans le roman espagnol ou chez Dostoïevski. Celui‑ci, empruntant leurs techniques aux « champions » de l’idéalisme moderne (Balzac, Hugo, Sue), les retourne contre le principe de l’autonomie morale, renchérissant sur l’anti‑idéalisme par l’abjection, la complaisance à soi et l’irrationalité de ses « méchants » ; s’il croit cependant à une perfection possible, celle‑ci vient de Dieu, non de l’intérieur de l’homme5.

22La quatrième époque du roman renchérit sur les difficultés d’intégration de l’homme à son milieu et sur son opacité à lui‑même. Elle se place d’abord, selon Pavel, sous le signe de l’esthétisme, qui est avant tout une réaction idéaliste au règne du naturalisme. Dans sa première version, l’esthétisme désigne une attitude asociale du moi à l’égard du monde, objectivé par un sujet focalisé sur la richesse de ses seules sensations, comme dans le fameux À Rebours de Huysmans. Dans sa seconde version, il désigne l’idée d’un salut par l’art, dont Proust se fait le héraut dans À La Recherche du temps perdu : contre la vanité de l’amour et des relations sociales comme la fugacité de la mémoire, la littérature restaure la plénitude du monde et la communication. La religion de l’art n’écarte pas moins l’homme de la communauté humaine concrète que le culte des sensations. Un pas supplémentaire est franchi par une œuvre comme l’Ulysse de Joyce qui, certes, ne prône aucun salut par l’art, mais déplace l’intérêt du lecteur de l’intrigue vers le libre jeu de l’écriture, tandis qu’elle radicalise l’étrangeté de l’homme au monde en présentant des consciences désordonnées, traversées de myriades de sensations.

23La religion de l’art comme l’assomption de la forme ne restent pas sans répliques. Dans son Berlin Alexanderplatz, Alfred Döblin met la technique de Joyce (oralité, monologue intérieur) au service de l’empathie avec des personnages en quête de leur intégration à la communauté. Dans La Montagne magique ou Docteur Faustus, Thomas Mann, comme Proust, intègre l’essai au roman, mais s’en prend aux illusions de la religion de l’art. Robert Musil enfin, dans L’Homme sans qualités, s’il conclut à l’impossibilité pour l’individu noble et lucide de prendre part à la communauté, exalte davantage l’exercice de l’intelligence que l’adoration de l’art. Musil, par d’autres voies que Joyce (le roman‑essai), consacre la désintégration de l’intrigue, qui semble aller de pair avec le retrait de l’homme du monde et de la communauté — c’est ce que Pavel nomme « l’abolition des liens », dont l’œuvre de Kafka, peinture d’un monde d’où toute garantie de la norme s’est absentée, représente une exploration radicale.

24Pavel note que le trait commun d’un bon nombre des œuvres qui viennent d’être évoquées (on pourrait leur ajouter celles de Virginia Woolf, de Faulkner, de Beckett) consistent dans « la quantité et la difficulté des obstacles qu’[elles] posent au lecteur moyen », légitimés par la « mission salvatrice » (p. 396) dévolue à l’art, à rebours de la tradition de lisibilité du genre. Cette tradition (qui n’est en rien indissociable de l’exigence et de la qualité) est poursuivie par ceux que Pavel nomme « les moralistes » ou « successeurs de Dostoïevski » (comme les français Sartre ou Camus), « les adeptes de l’analyse sociale » (comme Aragon, pour rester en France), « les néo‑romantiques » (des auteurs comme Jünger, Gracq, Yourcenar) et « les héritiers de la tradition comique et sceptique » (comme l’américain Philip Roth). Sa vivacité témoigne également de la persistance, à rebours d’une vision de l’histoire de la littérature comme dominée par des progrès et des ruptures irréversibles, du passé du roman.

L’enchantement du lecteur

25Une synthèse aussi riche et ambitieuse que celle proposée par Pavel dans La Pensée du roman ne peut manquer de susciter les critiques ou les corrections, sur tel ou tel point, des spécialistes de chaque auteur, genre ou époque considérés (spécialistes envers lesquels Pavel reconnaît largement sa dette). Sans être d’aucune catégorie de spécialistes, l’auteur de ces lignes regrette le silence de La Pensée du roman sur l’œuvre de Joseph Conrad, qui constitue sans doute un exemple original et puissant de synthèse entre idéalisme et anti‑idéalisme à la charnière du xixe et du xxe siècles (mais il est heureux d’avoir trouvé comme une confirmation de ses goûts de lecteur dans la place accordée à l’œuvre d’Adalbert Stifter, ainsi qu’à celle de Theodor Fontane).

26Plus généralement (et bien que cela eût considérablement augmenté le volume d’un ouvrage déjà épais !), on peut regretter que Pavel ne montre pas avec suffisamment de précision les liens entre les différentes anthropologies romanesques et leur contexte culturel « large », en dépit des panoramas de celui‑ci ouvrant chacune des quatre grandes parties de son livre. Le choix d’une lecture avant tout interne de l’histoire du roman — mais d’une histoire « morale » et non « technique » — ne suffit pas toujours pour comprendre pleinement l’émergence de telle ou telle anthropologie romanesque. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Pavel lie l’émergence du roman lui‑même à un changement majeur dans ce contexte : celle‑ci est, selon lui, indissociable « d’un monde qui a découvert sa propre unité, la liberté du moi et la force infinie de la divinité unique » (p. 53) – pour remédier à ce « manque » de La Pensée du roman, on pourra se reporter au monumental Sources du moi, de Charles Taylor, que Pavel cite parmi les ouvrages ayant inspiré sa réflexion. On notera aussi que la dernière partie semble diluer le couple structurant du livre idéalisme / anti‑idéalisme dans la succession des œuvres, sans que l’on sache toujours s’il s’agit là d’une conséquence de l’évolution de la culture au xxe siècle ou de la (relative) proximité temporelle de l’auteur avec son sujet.


***

27Ces réserves n’entament en rien l’immense intérêt de La Pensée du roman, qui tient d’abord et avant tout à la problématique morale qui l’anime. À ce sujet, on peut observer qu’à la différence des tentatives de restituer au roman toute sa richesse spéculative par l’usage de notions comme celles de « sagesse du roman », « esprit de complexité » (chez Kundera), ou de « polyphonie » (chez Bakhtine — et peut‑être davantage chez tous ceux qui la lui empruntent), suggestives mais aussi imprécises et comme hésitantes devant la possibilité qu’un roman puisse exprimer un point de vue déterminé sur le monde (confondue avec le dogmatisme), Pavel rend chaque roman qu’il analyse à la singularité de son point de vue.

28Ajoutons pour finir que la clarté et la simplicité qui caractérisent l’écriture de La Pensée du roman destinent ce livre (et ce n’est pas le moindre de ses mérites) aussi bien à l’amateur de roman qu’au chercheur. L’un comme l’autre ne pourront manquer d’être sensible à la passion pour le roman qu’exprime l’ouvrage de Thomas Pavel, et qui fait que celui‑ci, en plus d’être un livre important, est aussi un très beau livre.