Poétique & politique du roman
1« L’analogie entre le roman et la démocratie est une ressemblance établie par l’imagination sociocritique pour tenter de penser un des aspects de l’activité narrative » (p. 6), voici l’hypothèse qui paraît introduire le projet de Nelly Wolf dans son dernier ouvrage, Le Roman de la démocratie, paru, logiquement, dans la collection « Culture et Société » des Presses Universitaires de Vincennes. Se réclamant du point de vue sociocritique qui, avec Claude Duchet, révèle la société du texte – produite, inventée par le texte – et ses tensions avec la société extérieure – dans laquelle le texte s’insère, cette universitaire, connue depuis Le Peuple dans le roman français de Zola à Céline (Puf, 1990) propose de le déplacer vers un nouveau champ : la politique du texte, et, plus particulièrement, la démocratie du roman. Elle s’inscrit donc dans une pensée générale de la littérature qui ne craint pas de réunir toujours deux termes : la société et le texte. Théoriquement, elle s’inspire, définissant un certain horizon de pensée, de toutes les disciplines des sciences humaines, citant principalement Hannah Arendt, Renée Balibar, Mikhaïl Bakhtine, Claude Duchet, François Furet, Gérard Genette, Jacques Rancière, Susan Suleiman, Tzvetan Todorov, et Annette Wieworka.
2Appliquée au roman et à la démocratie, sa réflexion fonctionne alors sur un glissement constant, de la démocratie à la poétique du texte, du contrat de lecture, parfois appelé également contrat narratif, au contrat politique, du style à la langue républicaine. Elle s’appuie essentiellement sur un corpus franco‑anglophone, de la Révolution française à la fin du xxe siècle, sans s’interdire de recourir parfois aux origines du roman, qu’elle fait remonter à Pétrone, ainsi qu’à d’autres aires géographiques, telles que la Russie de Crimeset Châtiments, terre natale de l’auteur à partir duquel est inventé, deux siècles plus tard, le concept de dialogisme ou de polyphonie, qu’elle comprend comme l’inscription textuelle du débat démocratique. Le postulat de départ, d’une analogie essentielle entre roman et démocratie, est mis à l’épreuve de trois périodes historiques : de Diderot aux années 1880 – avec principalement pour textes d’appui Jacques le Fataliste, The Life and Opinions of Tristram Shandy, et La Comédie Humaine –, les années1880‑1914, incarnées essentiellement par Zola, Gide, Barrès, James, Woolf et Proust, enfin le xxe siècle, le temps d’Aragon, de Drieu la Rochelle et Céline, de Camus, Modiano et Perec.
3Dans sa première partie : « Le Roman comme démocratie », N. Wolf s’attache à montrer le lien de parenté qui unirait le roman à la démocratie. Elle rapproche ainsi d’une part le contrat narratif, ou pacte de lecture, du contrat social et d’autre part la possibilité d’une écriture romanesque de la langue nationale imposée par la Révolution française. Elle rapproche également la principale faille de la société démocratique, à savoir la tension résultant de l’esprit d’ambition dans un monde de prétention égalitaire, de la tentation du happyfew et du style d’auteur, opposée à la langue de tous, mais contrebalancée par le travail des registres, leur coexistence, qui se généraliseraient au xixe siècle. Enfin, elle s’appuie sur le dialogisme, tel qu’il a été formulé par Mikhaïl Bakhtine à partir de Dostoïevski (Problèmes de la poétique de Dostoïeski, 1970 pour la trad. fr.), pour démontrer comment le roman met forcément en scène un monde démocratique, qui laisse place à toute opinion. Elle nuance pourtant son propos, rappelant comment, partout, la voix du narrateur reste autoritaire. Là encore, par le biais du symbole institutionnel de l’enseignant républicain, le roman rejoint la démocratie : narrateur et instituteur ne formeraient qu’une seule figure, qui s’approprierait finalement le pouvoir de la voix d’état, de la voix du maître.
4Dans sa deuxième partie, « Les maladies du contrat », l’auteur s’interroge sur la possibilité du roman dans cette période charnière entre xixe et xxe siècles, entre tradition et modernité. L’individu semble sortir du peuple démocratique, et s’imposer comme figure solitaire donc difficilement romanesque. Ce serait la réponse naturaliste au roman balzacien, mais aussi le reflet littéraire de « l’apparition de l’idéologie nationaliste et des différentes formes du socialisme révolutionnaire » (p. 99). Le contrat social est dénoncé comme impossible — la République capitaliste exclut — ou au contraire comme imposé — tout individu, qu’il le veuille ou non naît inséré dans un milieu et une hérédité. Le roman, comme messager d’une société de marché et de masse, l’accompagne dans sa chute, dénigré par les courants esthétiques symboliste, parnassien, et plus tard surréaliste. Ce développement est notamment fondé sur une étude thématique : l’argent méprisé ou sacralisé dans les textes de la fin du xixe siècle. L’auteur rappelle ensuite que le début du xxe siècle est marqué par l’irruption des récits à la première personne, récits de l’individu que le travail de destination, l’espace d’énonciation replacent pourtant dans une société donnée. C’est également le temps du style contre la langue commune d’échanges, de la parole d’auteur clairement destinée à un cercle érudit. S’affirme enfin, après la Première Guerre mondiale, un refus de la fiction, une préférence donnée au récit du quotidien, au roman à thèse ou au témoignage, où la voix narrative est décidément voix autoritaire, même nuancée par les effets permanents du dialogisme.
5Enfin, la troisième partie intitulée : « Roman et totalitarisme », est consacrée à la co‑existence a priori paradoxale du roman et des régimes totalitaires. En accord avec l’étude sur les romans à thèse de Susan Suleiman (Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Puf, 1983), qu’elle cite, N. Wolf montre comment il est impossible qu’un roman soit seulement idéologique, affirme que la littérature pour être ne peut pas être seulement idéologique. Pour elle, tout véritable roman ne peut fonctionner sur la seule base du monologisme, le texte littéraire résiste et impose son dialogisme. Ainsi, ne resterait qu’une empreinte totalitaire, simple contenu idéologique, portée par une posture narrative plus autoritaire encore que d’ordinaire. Qu’il le veuille ou non, le romancier semble contraint de mettre à distance toute idée dominante et dominatrice qu’il tenterait vainement de mettre positivement en scène. D’autre part, la structure même, d’intrigue, du roman, s’opposerait à l’écriture dogmatique. À partir de l’oeuvre de Céline, l’inscription dans la langue d’une posture populiste — qui se contenterait finalement d’inverser la norme et serait simplement continuée dans les pamphlets — est dénoncée, mais aussi relativisée comme n’enfreignant ni la meilleure veine romanesque, ni même le contrat narratif d’une histoire à intrigue qui accueille la parole de l’autre.
6« L’écriture de la terreur » est pour finir invoquée, du témoignage au nouveau roman, comme marque d’une histoire qui ne passe pas et s’incarne dans un refus de l’événement romanesque. La tentative du « roman national », roman réconciliateur qui, s’inspirant de nouveau des origines du genre, ferait de la Deuxième Guerre mondiale la blessure de tous, mythe fondateur d’une nouvelle collectivité, est étudiée comme l’exemple d’un retour au contrat romanesque et social. L’écriture de la Shoah comme écriture double du devoir et de l’impossibilité de dire inhérente au traumatisme se caractériserait par un contrat ambigu qui feint seulement de laisser au lecteur une part d’écriture, quand elle code précisément les sens qu’elle propose. La langue du roman se fait double, à travailler en retour de regard par son destinataire, mais ce jeu‑là aussi est finalement déjà décidé par la voix narrative. Cette écriture codée, cette lecture forcée s’érigeraient contre l’idée même d’un plaisir du texte, imposeraient des obstacles à l’aventure romanesque traditionnelle, contre le regard de l’affect sur l’horreur. C’est l’écriture blanche et neutre de Perec.
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7Il semblerait que le lien ambigu unissant roman et démocratie (littérature et société ?) continue pour longtemps à nous interroger. Cette relation est‑elle historique ou intrinsèque, le roman est‑il absolument démocratique, même avant l’avènement de la démocratie, ou suit‑il, dans sa forme et dans sa langue, les méandres de la politique de son temps, voilà ce que l’auteur se garde de nous dire. Le lien est en tout cas établi et questionné, alimenté de nombreux exemples. La lecture du Roman de la démocratie laisse espérer de nombreux développements à partir de cette tension, développements qui gagneraient sans doute à se pencher sur des corpus un peu moins européens. L’Afrique, ou l’Amérique du Sud offrent ainsi de nombreux cas intéressants de romans malgré des démocraties balbutiantes. Dernière remarque, technique : étant donné le nombre de références, littéraires et théoriques, un index les répertoriant toutes, y compris celles rappelées dans les notes et non reprises dans la bibliographie finale, serait fort utile.