Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
titre article
Nathalie Piégay-Gros et Les genres d’un « roman » : Henri Matisse d’Aragon

Les genres d’un « roman » : Henri Matisse

Dominique Vaugeois, L’épreuve du livre. Henri Matisse, roman d’Aragon, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2002, 261 p., EAN 9782859397739.

1Henri Matisse, roman est un livre original dont il est plus facile de dire ce qu’il n’est pas que ce qu’il finit par être : ni livre d’art, ni biographie de Matisse, ni essai critique sur l’œuvre du peintre, ni roman, quoi qu’en dise le titre. D’emblée D. Vaugeois signale cette étrangeté, liée à la genèse du texte – c’est un rassemblement de textes écrits entre 1941 et 1954 – dates de la rencontre de l’écrivain et du peintre et de la mort de celui‑ci. A cette première strate temporelle s’en ajoute une autre : celle des textes écrits en vue de la publication (entre 1967 et 1970). Ces deux chaînes temporelles, comme les nomme justement D. Vaugeois, sont croisées à la trame pour former le tissu irrégulier du texte. Dans son introduction, elle souligne d’emblée comment Aragon renchérit sur cette hétérogénéité, qui, de fait circonstanciel devient un élément constitutif de la poétique de l’œuvre. Plus qu’ailleurs encore, le goût d’Aragon pour l’éclatement, la discontinuité, la digression et la dispersion y trouvent à s’exprimer. Dès que l’on ouvre le beau coffret rouge qui contient les deux volumes de la première édition — désormais republié de façon moins luxueuse, dans la collection Quarto (1998) – l’unité vole en éclat et le lecteur est invité à circuler dans le dédale des époques, à se perdre dans le fourmillement des images – couleur ou noir et blanc, reproduction de grands formats ou de simples arabesques, photographies, signatures… Il parcourt les textes disparates que l’anthologie finale, divisée elle‑même en deux parties distinctes, ne parvient nullement – mais y tend‑elle ? – à contenir.

2L’hétérogénéité du texte, la complexité de sa chronologie, la dimension « fractale » de l’écriture sont le pivot autour duquel s’articulent la réflexion et les analyses de D. Vaugeois. Dans un premier chapitre qui résume bien les éléments de la genèse complexe de cette œuvre, et qui développe une réflexion intelligente sur ce qu’est un « recueil », l’auteur analyse avec fermeté les différents déplacements produits par la manière dont Aragon se réapproprie puis commente, souvent de manière très libre, ses propres textes. La nouvelle contextualisation dont ils sont l’objet les éclaire d’un nouveau jour : ainsi, inclus dans Henri Matisse roman, un texte conçu initialement comme préface d’un catalogue, ou paru d’abord dans Les Lettres françaises, s’éclaire d’un nouveau jour. À ce déplacement, d’autant que ce montage produit une écriture parfois proliférante, suscitée par la relecture que fait Aragon de son propre texte. Loin de tout effet d’homogénéisation, le « recueil » des textes conduit au contraire à un éclatement des discours, accru encore par la mosaïque de notes latérales qui pavent certaines pages. Le chapitre III, consacré à la « périféerie du texte », rend très finement compte de l’écriture spécifique de la note que pratique ici Aragon. Comme l’écrit justement D. Vaugeois à propos de « Henri Matisse dans sa centième année », qu’elle place au point de confluence des deux chaînes temporelles, ce « texte déchiré », insiste sur l’écart temporel qui fonde la composition du livre dans son ensemble et conduit à le penser en termes de déchirement plus que de liaison ou de « renouement » (p. 40) – D. Vaugeois rappelle, après O. Barbarant, qu’il faut examiner avec prudence les datations qu’Aragon fait lui‑même.

3À partir de ce constat d’une hétérogénéité irréductible d’Henri Matisse, roman, D. Vaugeois consacre de longs développements à la question du genre auquel on pourrait référer ce livre, comme s’il fallait, quoi qu’on en ait, toujours réduire la diversité (reconnue sur le plan poétique et esthétique, elle serait insupportable sur celui de l’analyse, comme tout ce qui est chute, reste, dans l’analyse littéraire, qui se croit toujours prise en défaut si elle ne rend pas compte de tout et ne réduit pas tout à une cohérence satisfaisante pour la pensée ?). Comme souvent chez Aragon, l’identification qu’il fit lui‑même de son texte et les commentaires abondants dont il les accompagne, sont un piège. À grand renfort de références théoriques, il est vrai très abondantes sur cette question, D. Vaugeois entreprend de discuter la notion de genre pour examiner en quoi le livre d’Aragon pourrait être considéré, du point de vue de la lecture ou de l’écriture, comme un roman. Avec beaucoup de circonspection et en toute connaissance de la logique propre à Aragon, qui le conduit à donner un sens abusivement lâche au terme « roman », D. Vaugeois constate qu’Henri Matisse, roman, instable, « sériel », ne coïncide pas facilement avec le cadre romanesque. Elle fait justement l’hypothèse que la difficulté qu’il y eut à achever le livre renvoie probablement « vers une origine fuyante, qui retrouve les premières traces de Matisse en cette année 1917 où Aragon, jeune médecin auxiliaire, affiche des reproductions de tableaux du peintre au mur de la chambre qu’il partage avec André Breton ». Le chapitre qu’elle consacre de manière frontale à la question du genre, où sont cités Derrida, Lyotard, Ricœur, D. Combe…, mais aussi les théoriciens de la lecture, Jauss et Iser, comme ensuite les références classiques de la phénoménologie… ne parvient pas à rendre compte de l’indétermination générique d’Henri Matisse, roman, au point qu’on peut se demander s’il s’agit d’une vraie question. Par quelque bout qu’on la prenne, elle est vouée à ne pas trouver de réponse satisfaisante : non pas parce que la théorie des genres littéraires n’est pas suffisamment forte ou affinée pour apporter une réponse – c’est pourquoi la légitimité de cette approche théorique, sérieuse et pesante, peut être questionnée à son tour – mais bien parce que l’hétérogénéité, qu’il est admis de reconnaître désormais comme constitutive du roman –, si elle justifie qu’on appelle ce livre un roman, ne permet ni d’identifier le texte ni de l’y réduire. Ce que veut faire Aragon, c’est précisément ne pas identifier son texte, ne pas le soumettre à quelque catégorisation que ce soit. Et c’est ce refus – que reconnaît parfaitement D. Vaugeois au demeurant – qui pose problème et qu’il aurait fallu discuter.

La définition du roman telle que nous venons de l’établir n’est plus la définition d’un genre et ne peut que cautionner l’existence d’une hétérogénéité que le roman surplombe et englobe, sans que précisément compte soit rendu de la nature et du fonctionnement de cette hétérogénéité dont nous avons maintenu la parenté avec le « générique ». p. 113

4D. Vaugeois montre fort bien quelle relation à soi (à son œuvre, à sa mémoire), Aragon noue et dénoue dans l’écriture de Matisse. Mais pourquoi Aragon, en 1971, compose‑t‑il un livre rebelle à toute assignation générique ? Signe de modernité ? Manifeste d’une poétique nouvelle pour un auteur par ailleurs si soucieux d’assurer une maîtrise de ses textes et de son œuvre ? Expression d’une liberté provocatrice ? Dédain des classifications auxquelles Aragon a déjà beaucoup donné, tout en marquant à leur égard une certaine insolence, et ceci bien au‑delà de la seule période surréaliste ? Quelles sont, sur le plan idéologique, qui ne se réduit pas à la défense de l’artiste français, que met bien en lumière D. Vaugeois, les répercussions de cet attachement à Matisse ? Souci de faire une œuvre originale, avec la complicité d’un éditeur qui le suit jusqu’au bout dans cette entreprise au demeurant très risquée (sur cette question, on aimerait savoir ce qu’il en fut de la réception du texte au début des années 70, de l’histoire de l’édition et de la publication du « livre », laissée dans l’ombre ici). Les hypothèses sont nombreuses, sans omettre ce qui est peut‑être l’essentiel : la « grande composition », chez Aragon, qu’elle soit ou non romanesque, qu’elle soit ou non fictionnelle, là n’est pas l’important, ne peut faire l’économie du récit. Partout où Aragon ressaisit le temps passé, dans les préfaces de l’œuvre Poétique particulièrement, il raconte, il affabule, il imagine, parce que la mémoire est du même ordre que l’invention, parce que le commentaire ne peut se défaire de la légende. Héritage du surréalisme ou génie propre à Aragon : il n’y a pas de théorie, chez Aragon, qui fasse l’économie de la dérision et de l’affabulation – et ceci dès Le Paysan de Paris, dont il dira, sans peur, sur ce plan, des dogmes les plus terroristes – qu’il est le « roman de ce qu’il fut dans ce temps‑là ». Là où la dérision et l’affabulation cèdent, ce n’est pas la théorie qui gagne, mais le dogme, la rigidité d’une pensée qui se fige, non sans violence parfois. On est à l’opposé de cette pente dans Henri Matisse, roman, et il faut peut‑être se résoudre à abandonner l’approche générique, comme d’ailleurs la notion de fiction – les réflexions de D. Vaugeois sur la dimension fictionnelle du livre (chapitre VIII), tout aussi solides et d’une très grande clarté que celles consacrées à la problématique du genre, relèvent de la même aporie : s’il est bien évident qu’Henri Matisse, roman n’est pas un livre de fiction, pourquoi conserver cette notion ? Elle finit par faire écran à la complexité du livre.

5On aurait pu en outre s’interroger plus longuement sur la part du romanesque (par exemple dans « Marie Marcoz et ses amants ») et du poétique, rendue sensible, évidemment par les multiples citations de poètes ou les travaux de Matisse avec Baudelaire, Mallarmé, Charles d’Orléans…, mais aussi tangible dans l’évocation des paysages, des objets, des visages, dans la grâce merveilleuse des arabesques et des déliés, trace de la main de Matisse, qui dansent dans l’entour de l’écriture d’Aragon…. Aragon ne répugne pas à la mise en scène romanesque – quoique dans un cadre reférentiel – , ni à l’affabulation. De même, la force poétique de certaines pages – on songe tout particulièrement à l’ouverture du livre qu’il faut inviter à lire et à relire, tant la prose s’y fait splendide ! – est incomparable. La virtuosité d’Aragon en particulier éclatante dans les textes de la seconde chaîne temporelle, pourrait être reliée à l’écriture des Poètes, de La Mise à mort, et, en particulier pour le langage débridé et les mots en liberté, au défi de toute conceptualisation sérieuse, à Théâtre/Roman. La réflexion esthétique, qu’il s’agisse de la peinture et plus particulièrement encore de l’écriture romanesque, s’élabore dans un discours poétique parfois précieux, souvent baroque, en tout cas non conceptuel : la pensée se confronte sans cesse à « la couleur des idées », au « fonc‑sillonnement des parenthèses », à l’excès du langage… Faut‑il imputer cette liberté à l’énergie qu’Aragon a puisée aux côtés de Matisse, puis à celle qui, à distance, resurgit lorsqu’il relit ses textes, entraîné dans un travail de mémoire dont D. Vaugeois mesure très bien l’importance ? Où est‑ce à l’inverse le besoin d’une « parenthèse », d’un ailleurs, qui pousse Aragon à penser à Matisse et à écrire dans son sillage ? Les deux sans doute… pour aboutir à cette réalisation incomparable, insolite météorite dans l’univers en expansion du roman contemporain.

6La question de la représentation du réel, dans le cadre du réalisme (notion idéologique particulièrement retorse chez Aragon) sur laquelle D. Vaugeois se penche ensuite est bien plus féconde : elle l’est d’autant plus que le terrain choisi – l’œuvre de Matisse et la relation d’Henri Matisse à la peinture – ne relève pas du réalisme et que le discours d’Aragon, dans ce texte‑ci, peut donc s’affranchir de ses habituelles délimitations. Les problèmes qu’elle aborde sont alors essentiels : ce qui se joue dans l’écriture d’Henri Matisse, roman, c’est bien une réflexions sur l’expérience de l’autre, dans son altérité radicale (Matisse est peut‑être un modèle, un père, pour Aragon, on l’a beaucoup dit, mais il est aussi un artiste radicalement autre) ; ce qui se risque dans ces pages, c’est l’écriture de la douleur – comment comprendre, traduire l’expérience de la douleur de l’autre –, celle de la transmission de ce qui n’est ni un savoir, ni une technique, ni une théorie artistiques, mais une force créatrice, une puissance de l’imagination.

7Par son analyse des « niveaux de réel », judicieusement mise à l’épreuve avec la photographie de la volière de Matisse (reproduite p. 177, volume 1, édition de 1971), elle pointe le fait que « les distinctions nettes du réel et de l’imaginaire sont ainsi remises en cause pour amener à cette conclusion que réel et fiction n’ont de sens qu’en rapport, que dans l’ordre du livre la référence réel est elle aussi fictive et inversement ». (p. 181) Les analyses que poursuivent les deux derniers chapitres font leur part à cette expérience singulière que fit Aragon au contact de Matisse : D. Vaugeois va même jusqu’à considérer que le livre permet de confondre le plan de la vie et celui de l’écriture, du moins de les faire entrer dans une féconde confluence. C’est ici que les analyses qu’elle a entreprises à propos du cadre – notion parfaitement pertinente, et élégante de surcroît à propos d’un livre qui fait une très large place aux reproductions de fenêtres et « vues » si fréquentes dans l’œuvre de Matisse – trouve tout son sens. Cadrer, c’est peut‑être déjà tenter de mettre un ordre dans notre perception du monde, délimiter dans le réel, toujours inaccessible, une voie d’accès. La nécessité de ce passage que fraye la peinture, telle une porte‑fenêtre ouvrant sur l’extérieur, est d’autant plus grande que le celui‑ci est noir. La force étrange qui résulte du tableau reproduit en jaquette du premier volume et p. 413, Porte Fenêtre ouverte, « le plus mystérieux des tableaux jamais peints «, selon Aragon, tient tout de même à son obscurité : elle ne donne précisément pas à voir autre chose qu’un monde noir, épais, qui contredit la peinture si lumineuse et si colorée de Matisse. C’est que cette toile, peinte en 14, ouvre sur la guerre, dont Aragon, en 41, date à laquelle il rencontre Matisse à Cimiez, retrouve le chemin. Il faut tout de même rappeler cela – les questions historiques sont fort peu abordées par D. Vaugeois, qui s’attache surtout à l’analyse poétique et générique du livre – pour comprendre quelle énergie, quelle confiance, a pu trouver Aragon auprès du peintre. Dans son interprétation du motif de la porte battante, ouverte sur le passé, D. Vaugeois évoque avec pertinence la manière dont la mémoires est prise dans une dynamique singulière dès le seuil du roman (p. 145‑147). Elle montre bien aussi, attentive à la richesse des métaphores du discours aragonien, comment Matisse est un seuil de la création — d’où peut‑être la difficulté à lui assigner un terme à cette « grande composition » :

La porte n’est pas faite pour entrer ou sortir à volonté, c’est une fenêtre à qui, pour faire varier la vue, il faut laisser du jeu. La porte battante, c’est la porte ni totalement ouverte ni totalement fermée, susceptible d’accueillir les découvertes ou de marquer les abandons et les dysfonctionnements, la porte du mouvement inachevé où tout reste possible (p. 147).

8On pense alors à Nadja : « Je persiste à réclamer les noms, à ne m’intéresser qu’aux livres qu’on laisse battants comme des portes, et desquels on n’a pas à chercher la clef ». Autrement dit, les livres risqués, ceux qu’il faut aborder avec audace, sans armure, sans crainte de s’y prendre les doigts et d’y perdre les perspectives bien établies…

9À l’occasion de ses analyses consacrées au « cadre », D. Vaugeois cite la remarque d’Aragon, « J’ai beaucoup appris de Matisse. Dans des domaines qui ne semblent pas avoir été les siens. Je lui dois de m’être, dans le roman, dégagé de la perspective, j’entends de la perspective apprise et mesurable (H M, r, t. II, p. 156 ; p. 145). On se prend alors à rêver à tout ce qu’Aragon a appris qui irradie secrètement, sa prose et sa poésie. Avec Matisse, ce que recherche Aragon, c’est « donner à voir », pour emprunter une formule à Eluard. Donner à voir le monde réel, dans le chatoiement de ses effets, – car c’est cela aussi la peinture de Matisse : un art du bonheur, une peinture profondément humaniste. Elle touche Aragon aussi pour cela, en pleine guerre, à Nice, en 41, où il fait la rencontre du peintre. Daniel Bougnoux, dans l’édition d’Aurélien qu’il vient de publier dans le troisième volume des Œuvres romanesques complètes qu’il dirige, dans la bibliothèque de la Pléiade, rappelle le travail acharné que firent Aragon et Matisse, ensemble, à Nice et dont témoigne la correspondance avec Paulhan ; il montre aussi combien

l’étude passionnée du peintre et de sa « palette d’objets », de ses chambres claires ou obscures, ou encore de la « comédie du modèle », a fécondé en profondeur l’écriture d’Aurélien, et inversement. Les deux « romans » ont grandi ensemble (p. 1354).

10C’est un chant de la matière, de la couleur, une fête des sens qui réjouit l’écriture d’Aragon et l’inquiète parfois. Donner à voir, aussi, pour laisser entrevoir ce qui demeure voué à toujours se dérober. Julien Gracq note à propos de Proust, dans En lisant, en écrivant, que la richesse extraordinaire de nombre de personnages de La Recherche est un objet fabuleux inépuisable ; il y a quelque chose de semblable dans la relation à Matisse : la splendeur des étoffes, l’exubérance de l’atelier, la magnificence de la volière, la prolifération de la végétation méditerranéenne… sont une source infinie de songerie, des invitations poétiques à la rêverie romanesque, à l’affabulation, un banquet de l’imagination et de la pensée (Matisse, à cet égard aussi, est l’anti‑Fougeron).

11Comme l’écrit fort bien D. Vaugeois en conclusion de son dernier chapitre, l’énigme de Matisse, que tente d’approcher le livre d’Aragon, est bien celle qui est au fondement de toute création : pourquoi peindre ? pourquoi écrire ? à quelle fin ? mais aussi et peut‑être surtout : en réponse à quelle étrange pulsion, à quel obscur besoin :

créer des signes non pour représenter le monde réel, mais pour le faire voir, le présenter, créer des signes pour traduire les émotions, des réactions face au monde, créer des signes pour saisir ce qui circule de l’homme au monde et du monde à l’homme, en un circuit parfois complexe. (p. 210)

12C’est l’énergie de Matisse qui circule aussi dans ce texte, pour célébrer la force de l’art et l’amour de la création.


***

13À lire l’étude de D. Vaugeois, on comprendra la complexité d’Henri Matisse, roman ; sa place singulière tant dans la création littéraire et critique (sa conclusion confronte avec justesse cette œuvre et Le Surréalisme et la peinture de Breton, ou La Tête d’obsidienne de Malraux) ; son importance dans l’œuvre d’Aragon, dont elle cristallise certaines tensions fondamentales (la volonté de roman ; le goût pour l’hétérogénéité, qu’il faut tout de même contrer car une trop grande dispersion pourrait dissoudre l’énergie ; mais aussi sur un plan non théorique, ou peut‑être même anti‑théorique qui est un peu l’angle mort du point de vue de D. Vaugeois) la force de la virtuosité ; la pratique libre jusqu’à l’insolence, jusqu’au dédain peut‑être aussi envers une certaine théorie). Mais on ne doit pas oublier qu’Henri Matisse, roman est aussi un beau livre, somptueux même, qui célèbre la richesse de la peinture de Matisse, son humanisme. C’est une fête pour les yeux, un hymne à l’imagination, aux pouvoirs de l’imaginaire, seuls peut‑être capables de consoler de la vieillesse et de la douleur, des insuffisances du réel, des violences de la guerre et des outrances de la guerre froide. Pourquoi Aragon ne répugne‑t‑il pas au luxe – le livre est lui aussi somptueux, et avant d’être réédité en « Quarto », peu accessible ? Quelle position étrange entend‑il occuper par une telle publication ? Ces questions laissées en suspens par D. Vaugeois, pourraient recevoir une réponse, sans qu’on s’engage sur les voies d’une sociologie de la littérature. C’est aussi à cela que se mesure la place d’un livre dans l’œuvre d’un écrivain.