Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Février 2018 (volume 19, numéro 2)
titre article
Élise Haddad

L’historien devant l’anomalie

Sylvain Piron, Dialectique du monstre. Enquête sur Opicino de Canistris, Bruxelles : Zones sensibles, 2015, 207 p, EAN 9782930601182

1Dans son dernier livre, Sylvain Piron s’affronte au défi de rendre intelligible un objet produit par la folie — qui, par définition, dépasse l’intelligible. Il tente en effet de rendre compte des papiers, dessins et textes, produits par Opicino de Canistris, clerc à la pénitencerie avignonnaise, durant plusieurs années au cours desquelles différentes crises le laissèrent pour une large part dans l’incapacité, physique mais surtout mentale, de travailler. Ces objets incluent notamment des diagrammes de taille impressionnante et d’une grande complexité. Ils rendent compte, dans de multiples variations, à la fois de l’angoisse et de l’imagination débordante de leur créateur. Découverts au xxe siècle et relativement méconnus, ils ont tout de même fait l’objet au cours des décennies de quelques études, et, notablement, d’exposition au public en tant qu’œuvres d’art, au côté de dessins contemporains. Sans ignorer le caractère anormal de son objet, l’auteur lui applique les questions et les méthodes de l’enquête historique. Il s’écarte en cela d’un traitement de type psychiatrique, qui définit le pathologique comme l’autre du normal, et qui emploie dès lors, et parfois exclusivement, des outils et concepts distincts. Sylvain Piron comprend au contraire son personnage et ses œuvres dans la continuité de l’ensemble social, comme un cas extrême, mais non extérieur aux problèmes et enjeux qui se jouent autour de lui.

2Sa démarche s’articule en sept chapitres. Les trois premiers ont une valeur d’introduction, d’approche et de circonscription, en ce sens qu’ils posent successivement les questions adressées aux documents, puis le contexte biographique et historique dans lequel ils adviennent, et enfin la description du corpus textuel et des objets graphiques. Suivent trois chapitres d’analyse, explorant ce que ces objets graphiques et textuels révèlent des tensions et dynamiques sociales dans lesquelles ils s’inscrivent, et comment en retour les connaissances historiques permettent de mieux comprendre la formation des objets singuliers : quant aux structures de la société, mais aussi à l’état de la technique graphique, cartographique et symbolique au xive siècle, ainsi qu’aux débats et normes théologiques. Enfin, un chapitre conclusif vient tenir ensemble ces questions d’approches avec les informations mobilisées et les analyses produites, et à partir de tous ces éléments, propose une manière d’aborder l’œuvre.

Du document à l’œuvre

3Dialectique du monstre traite de documents hors du commun. L’auteur tient néanmoins le pari de les traiter comme témoins, comme objets d’un travail historique, c’est‑à‑dire, à proprement parler, comme documents.

4La proposition de Sylvain Piron consiste à restaurer toute la cohérence et tout le lien qui unit les étranges dessins d’Opicino de Canistris, personnage souffrant, et la société dans laquelle il se meut et existe. Les symptômes individuels sont en effet aussi des symptômes révélateurs de structurations collectives. Cela vaut graphiquement aussi bien que sémantiquement. Opicino réinvestit en effet les innovations et les manières graphiques de ses contemporains immédiats, quoiqu’il les mobilise pour une entreprise très différente des développements majoritaires de la culture visuelle de son époque. D’autre part, tout en prenant en compte l’écart produit par la souffrance psychique, Sylvain Piron la considère comme une loupe braquée sur les tensions sociales et ecclésiales. À travers ces documents, on lit non seulement les déchirures internes d’Opicino, mais aussi les forces sociales qui sont en jeu, et qui produisent ou donnent corps à ces déchirures. En somme, ces objets sont des documents pour l’historien.

5L’aspect esthétique n’est pas négligé pour autant : le choix éditorial et l’attention aux reproductions s’adressent à un lectorat plus large que celui des études historiques. De fait, il existe un public pour les images produites par Opicino. Des spectateurs se reconnaissent sensibles « directement » — c’est‑à‑dire par un certain alignement, nécessairement partiel, de sensibilités contemporaines et de caractères propres à l’objet graphique tel que produit dans son propre contexte — aux œuvres du clerc italien. Spécifiquement, Opicino a produit de nombreuses cartes géographiques du bassin méditerranéen, habitées de formes humaines. Les lignes des côtes forment les profils de personnages humains, entourés de formes et d’êtres monstrueux, diaboliques ou lubriques, en tout cas menaçants. Ces images font l’objet d’une appréciation artistique avérée. Il faut alors parler, non plus seulement de documents mais d’une œuvre, dans ce qu’elle dépasse le statut d’outil offert à l’historien. L’observation devient échange de regard, et ouvre sur d’autres voix, comme celle d’Antonin Artaud, parsemant l’ouvrage.

6Le travail de Sylvain Piron et de son éditeur a également consisté à rendre ces objets visibles et saisissables pour eux‑mêmes, et en tant qu’ils touchent leur spectateur, c’est‑à‑dire en tant qu’œuvres d’art, dépassant le seul registre du document — et ce, même si l’auteur refuse de s’inscrire dans une histoire de l’art. Au moment de reposer ce livre, on ne peut qu’admirer le travail éditorial, et la collaboration que l’on imagine longue, afin de produire un si bel objet — non pas en ce qu’il serait un « beau livre » au sens usuel du terme : coûteux et décoratif, destiné à un marché lucratif. Au contraire, il parvient à concilier un prix relativement modéré et une visibilité maximale des œuvres, combinant impression de qualité et usage des hors‑textes de grand format, repliés, à l’instar des papiers d’Opicino, repliés dans son porte‑documents. C’est ainsi que dans l’ouvrage lui‑même, se trouvent tressées la réflexion et l’observation, le discours scientifique et la reproduction respectueuse de créations graphiques hors‑normes qui, aujourd’hui, font œuvre.

7C’est un dilemme auquel se trouve nécessairement confronté l’historienne des images, ou encore de la littérature, dès lors qu’elle travaille avec des productions élaborées, constituant un discours sur le monde dont la portée dépasse celle d’une seule situation énonciative socio‑historiquement déterminée. Le présent ouvrage marque une réussite dans la négociation de cette double exigence.

Souffrance individuelle & lignes de paradoxes sociaux

8Il ne s’agit pas pour Sylvain Piron de banaliser le personnage d’Opicino, ou d’en faire un représentant ordinaire de ses contemporains. À cet égard, la postface confiée à Philippe Nuss, psychiatre, démontre assez le constat de pathologie, et le diagnostic de maladie. Mais il s’agit d’accéder au social derrière le psychologique.

9Son choix s’oppose d’abord, comme l’explique l’auteur, aux directions historiographiques antérieures, et en premier lieu au travail de Muriel Laharie1. Dans cette dernière perspective, le diagnostic psychiatrique faisait office de clé de compréhension, anhistorique, des images produites par Opicino de Canistris. L’auteur refuse cette approche, et la réfute comme anachronique. La recherche d’un diagnostic est impossible, puisqu’il y faudrait une psychiatrie des formes de psychoses du xive siècle, nécessairement différentes des formes actuelles. L’auteur accorde d’autant plus d’importance à cette différence qu’il s’ancre lui‑même résolument dans une tradition historiographique non‑continuiste, faisant du Moyen Âge l’autre de l’époque actuelle.

10Pour cela, Sylvain Piron procède à des choix de méthode : il refuse la psychanalyse, qui ne permet pas une compréhension collective, sociale, ni contextualisée des phénomènes. Il recourt en revanche à l’occasion à Bateson2 et l’école de Palo Alto pour faire charnière entre la situation dysfonctionnelle individuelle et une compréhension des circonstances extérieures en contexte historique, et ce, d’autant plus volontiers que Bateson lui‑même a soulevé les problèmes d’une analyse psychique en contexte anthropologique, prenant en compte à la fois la distance culturelle et l’importance du tout social comme échelle de compréhension3. Ainsi, par l’intermédiaire de la notion de double bind, l’auteur opère un lien entre forces sociales en tension et situation individuellement insurmontable.

11Dès lors, les repères biographiques fournis par l’historien, et l’insertion de cette vie dans la chronologie de l’histoire politique, prennent tout leur sens : celui d’un contexte actif, et interactif. La nature des angoisses intérieures que nous révèle Opicino fonctionne comme un révélateur de scissions à l’échelle de la société chrétienne. C’est par une lecture attentive des textes rédigés par Opicino, une lecture qu’il nomme « bienveillante », c’est‑à‑dire confiante dans la parole écrite, que l’historien part à la recherche de ces points nodaux.

12Il s’agit d’abord de la nature procédurale de la dignité de prêtre, essentiellement opposée à l’injonction chrétienne à la perfection intérieure et à l’examen des intentions. L’autorité cléricale, en tant qu’elle s’oppose à une nécessaire humilité, fait problème pour Opicino. Dès lors qu’il devient prêtre, il ne cesse d’être tourmenté par l’impossible dignité qu’il doit assumer, alors qu’il se sait pécheur, et engagé en particulier dans les vicissitudes du monde qui caractérisent son siècle. Sylvain Piron focalise de fait notre attention sur le sacrement comme élément central, charnière de l’institution ecclésiale, et dont la fragilité est l’objet de toutes les angoisses d’Opicino.

13Il faut y ajouter l’obsession du Jugement individuel, et du danger du péché. Là encore, la problématique ne sort en rien du commun. Opicino examine ses péchés avec une attention et une inquiétude répétées. Il cherche et trouve en lui‑même l’image de l’Antéchrist comme puissance intérieure, comme reproduction à une échelle plus réduite de l’opposition que la doctrine fait jouer dans la dynamique plus large de la société. Puis il s’accuse de péché d’orgueil pour avoir cédé à un penchant à la distinction, même par le mal. La trajectoire et le travail spirituels d’Opicino sont réels, et il faut les prendre au sérieux, nous dit l’historien. C’est d’ailleurs bien le péché, objet de tant de préoccupations, qui s’inscrit sur la dépiction de personnages charnels, voire sexuels, qu’Opicino « invente », au sens étymologique, dans les lignes de la géographie méditerranéenne.

14La question de l’autorité apparaît également cruciale. Dans l’Église, le débat doctrinal est une pratique quotidienne, mais l’autorité de la doctrine orthodoxe, une fois établie, est incontestable. Or, le rapport d’Opicino à l’autorité est absolument univoque : il se refuse la possibilité de remettre en question, de douter — ce que Sylvain Piron rapporte en particulier à un évènement biographique, autour du Jean XXII vieillissant et de l’avènement de Benoît II, lors duquel Opicino a vécu avec une particulière douleur la succession de remise en question et de rétablissement de l’orthodoxie. Il veut, ou doit croire directement, sans question, et en se contentant de l’Église comme miroir. Notons, d’ailleurs, qu’il ne représente pas l’au‑delà, ni les moments eschatologiques qui le préoccupent, ce qui est particulièrement remarquable dans le contexte de la culture visuelle médiévale, où ces scènes sont omniprésentes. Opicino, nous dit l’auteur, se contente de personnages connaissables au présent. Du reste, il n’étend pas son obsession herméneutique aux dates ni aux calculs temporels tels qu’ils peuvent être pratiqués par ses contemporains. À une époque où ces calculs eschatologiques sont entachés de soupçons, il ne se risque pas à les pratiquer.

15L’hypothèse de Sylvain Piron est la suivante : dans ses dessins, Opicino cherche un retour à l’unicité d’un corps collectif. Toute fracture interne lui est douloureuse. Toutes les tensions du corps social et du corps ecclésial se voient concentrées dans ses affres intérieures, et en deviennent insupportables.

16De fait, pour autant, Opicino ne dispose pas d’une culture théologique très précise. Dans le contexte des querelles sur l’orthodoxie et l’hétérodoxie de diverses positions, ses dessins pourraient aussi laisser place au soupçon — inspection suspicieuse à laquelle il ne sera jamais soumis, pour une part parce que le Pape ne choisit pas d’examiner publiquement le Tableau de la hiérarchie ecclésiastique présenté par Opicino en juin 1331, et pour partie car ce dernier cache lui‑même aux regards extérieurs l’essentiel de ses productions graphiques, notamment les plus tardives et les plus étranges. On imagine la tension suscitée par cette situation.

Hapax au sein d’une culture

17Néanmoins, un certain écart demeure entre la production d’Opicino et tout ce que l’on connaît de la culture visuelle avignonnaise au xive siècle. L’historien doit rendre compte à la fois de l’enracinement de ces images dans les références de leur temps, et de cette différence.

18Son usage de la cartographie est particulièrement frappant. Opicino dispose d’une maîtrise parfaite de la géométrisation de l’espace dans l’état de la science du xive siècle4. L’auteur met en évidence la réalité d’un savoir‑faire et des connaissances géographiques d’Opicino. Son témoignage écrit est même un document essentiel pour comprendre les formes d’appropriations par les non‑professionnels des connaissances géographiques. Même si l’on ne dispose pas de connaissances sûres sur les conditions dans lesquelles il a appris la cartographie, il est clair qu’il met en œuvre la pointe de la technique disponible ; de même que son trait de dessin, nous fait remarquer Sylvain Piron, relève de la manière de son lieu et de son temps : ovale d’un visage, plissé des vêtements. Au sein de compositions étranges, tous ces éléments se retrouvent.

19Cette production très efficace et reproductible cohabite dans l’œuvre d’Opicino avec une volonté de symbolisation analogiste5. Là aussi, force est de constater que toutes les méthodes mises en œuvre à cet égard sont typiques de son époque : inventions étymologiques, associations phonétiques, attention aux coïncidences de dates et notions frustres du zodiaque, mais aussi transposition d’un espace dans un autre, rapports d’homologie entre échelles différentes. On lit ainsi : « Chaque ville est un monde. Suffisante à elle‑même, il n’y aurait qu’à en déplier tous les recoins pour découvrir qu’elle contient le monde entier en réduction. » (p. 136) Quel manifeste plus explicite d’une recherche de sens analogiste ? Dans le travail d’Opicino, la quête vertigineuse de sens se noue plus particulièrement entre corps et territoires géographiques, d’une manière singulière, mais enracinée dans les usages majoritaires de ses prédécesseurs et contemporains.

20Le mérite de l’historien est d’avoir su mettre en évidence, derrière l’étrangeté et l’unicité des productions qu’il examine, ces éléments de culture visuelle et intellectuelle qui deviennent évidents une fois qu’ils ont été nommés.

21Mais s’il nous semble qu’Opicino déborde des cadres et pratiques de la société qu’il habite, c’est que son rapport à l’herméneutique se fait extrême. Ce que montre Sylvain Piron, c’est un individu poussé par sa souffrance dans une herméneutique extrême et totale, dans une recherche sémantique permanente, s’enracinant dans des pratiques collectives, mais les dépassant largement. Notons ici en effet que l’activité analogiste habituelle, mais foisonnante de la société médiévale, quoiqu’intense, est régulée. Si des ordres du savoir les plus opposés peuvent être rapprochés — et l’on pense à cet égard aux bestiaires moralisés —, ces rapprochements s’inscrivent dans des entreprises collectives de construction du savoir, chaque tentative de rapprochement entre les ordres faisant l’objet d’une validation ultérieure et d’une construction cumulative et progressive. Opicino sort de ces bornes. Il prend la proposition herméneutique totalement au sérieux et ne lui oppose aucune limite.

22À cet égard, nous nous permettons un pas de plus : l’ontologie descolienne peut permettre de qualifier de manière intéressante le rapport particulier entre spectateur contemporain et dessins analogistes médiévaux. Si les dessins d’Opicino, dans le cadre théorique proposé par Philippe Descola, appartiennent à une époque analogiste pré‑naturaliste, les spectateurs actuels sont en devenir post‑naturalistes. Entre l’avant et l’après, une affinité ontologique peut servir de terreau à la sensibilité artistique.

23C’est cet objet à la fois extrême et révélateur que nous présente Dialectique du monstre, et que l’ouvrage offre à notre analyse historique, ainsi qu’à notre regard de sujets spectateurs. Dans une dialectique du traitement documentaire et de l’observation intersubjective, l’auteur fait place à la fois à l’idiosyncrasie de l’individu individuel par excellence, celui qui bascule vers la folie, et à l’ancrage social, historique et technique dans lequel il se meut, et qui le constitue.