Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Octobre 2017 (volume 18, numéro 8)
titre article
Reynald Lahanque

Fiction historique & vérité romanesque

Gianfranco Rubino & Dominique Viart (dir.), Le Roman français contemporain face à l’Histoire.Thèmes et formes, Macerata (Italie) : Quodlibet Studio, coll. « Lettere. Ultracontemporanea », 2014, 514 p., EAN 9788874626908.

1Le volumineux ouvrage collectif dirigé par Gianfranco Rubino et Dominique Viart s’inscrit dans la continuité de nombreux travaux portant sur le roman français contemporain, et plus particulièrement sur « le fructueux dialogue noué entre la littérature et l’histoire, entre les écrivains et les historiens » (p. 29) — travaux auxquels ces deux chercheurs, italien et français, ont souvent pris part. La codirection qu’ils assument, le lieu d’édition, la forte présence de contributeurs italiens sont là autant de marques de la collaboration féconde dont cet ouvrage est le fruit. On connaît l’intérêt de D. Viart pour « la littérature française au présent1 » et les « nouvelles écritures littéraires de l’Histoire2 » ; celui de G. Rubino n’est pas moindre, qui anime l’équipe LARC (Laboratoire d’études sur le contemporain) de l’Université de Rome « La Sapienza », à l’origine de plusieurs ouvrages collectifs antérieurs3. Chacun d’entre eux signe ici, en plus de sa propre contribution, une introduction : l’une qui précise les contours du phénomène littéraire étudié, celui de « L’Histoire interrogée » par le roman, et propose un survol de l’ensemble des articles (G. Rubino), l’autre qui formule les problèmes théoriques posés par les échanges et la confrontation des disciplines, « La littérature, l’histoire, de texte à texte » (D. Viart). Car il y a des « questions en partage » (p. 34), les romanciers se heurtant à ces deux obstacles que sont le « comment dire ? » et le « comment savoir ? » (p. 29), les historiens ne pouvant plus, de leur côté, ignorer qu’ils sont confrontés à « l’usage de la fiction dans le dire de l’histoire » (p. 35) et donc à de semblables embarras. L’importance donnée à ce partage des questions se traduit par la fréquence des références à des travaux d’histoire sous la plume des contributeurs, mais aussi par la présence de deux historiens au sommaire de l’ouvrage, Patrick Boucheron et Stéphane Audoin‑Rouzeau, tous deux très sensibles aux aspects fictionnels de leur pratique. Parole est également donnée à des écrivains qui témoignent de leur manière propre de faire du roman avec de l’histoire, Anne‑Marie Garat, Alexis Jenni et Éric Vuillard. En tout, ce sont vingt‑cinq contributions qui sont réunies dans ce fort volume.

Réunir & classer : nécessité & arbitraire des frontières

2Pour embrasser la diversité de ces contributions, sur le plan des approches, des thèmes, des œuvres étudiées, les directeurs de l’ouvrage les ont distribuées en quatre parties équilibrées (quatre fois six articles, la troisième partie comportant en outre un dialogue entre un écrivain, Éric Vuillard, et un chercheur, Pierre Schoentjes). Ils n’ont pu, ce faisant, éviter un certain arbitraire. La première partie privilégie les « modèles littéraires pour dire l’histoire », mais c’est là une question de grande importance (annoncée par le terme « formes » du sous‑titre du livre) qui, fort heureusement, est abordée dans nombre des autres articles. La deuxième partie, « De siècles en siècles », repose sur un critère de commodité : si la majorité des romans étudiés dans l’ensemble du volume portent sur des événements ou des moments du xxe siècle, quelques‑uns font référence aux siècles passés, du Moyen Âge aux lendemains de la Révolution. Mais ce sont deux études portant sur « le court xxe siècle » (G. Rubino) et les « générations au carrefour des années 1980 » (Flavia Conti) qui complètent cette brève remontée dans le temps. L’unité de la troisième partie est d’ordre thématique, les romans étudiés ayant en commun d’avoir cherché à « écrire les guerres et la décolonisation », principalement la Grande Guerre, le conflit algérien, leurs enjeux et leurs contrecoups. Dans la quatrième et dernière partie sont rassemblées sous le titre « Histoires politiques et sociales » des études portant sur des œuvres de nature très différente, et dont la caractérisation comme romans est pour certaines problématique, ou inappropriée : le récit de Pierre Michon Les Onze (non spécifié par l’auteur et l’éditeur), étudié par Jean‑Bernard Vray en parallèle avec deux romans (de Patrick Deville et Alain Fleischer) portant sur « la Terreur et ses avatars » ; la fiction biographique qu’est le Limonov d’Emmanuel Carrère analysée par Luca Bevilacqua ; les « paroles ouvrières, entre mémoire et témoignage » étudiées par Annalisa Bertoni ; et de même les « objets verbaux non identifiés » que sont Tomates de Nathalie Quintane et Tarnac, un acte préparatoire de Jean‑Marie Gleize, deux « écritures politiques » inventant une nouvelle « grammaire de la contestation », selon Jean‑François Hamel. Relevons qu’une autre liberté prise avec la dénomination de « roman » avancée par le titre de l’ouvrage concerne l’étude proposée par Lucie Lagardère sur l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand ; par sa date (1811), cette œuvre déroge aussi à l’autre caractérisation du corpus, le « contemporain », terme qui renvoie dans les faits aux trois dernières décennies.

3La « bibliographie thématique sélective » qui complète l’ouvrage apporte sur ce plan une double précision, énoncée par son titre : « Romans, récits (1984‑2013) ». Tout n’est donc pas « roman » dans le très fort « courant historicisant » ici recensé et c’est bien « l’ultracontemporain » (pour transposer le terme italien) qui y est privilégié. Cette profuse bibliographie fournit une liste d’environ 600 œuvres classées par périodes de référence, de la préhistoire et l’Antiquité au plus proche présent : c’est là la preuve que « le retour à l’histoire », est bien une caractéristique majeure de la littérature française actuelle ; et c’est en même temps le signe que sont réunies ici des œuvres de qualité variable, romans historiques destinés au grand public et textes plus exigeants, souvent novateurs sur le plan des formes et des dispositifs narratifs. Que ce phénomène ne soit pas seulement français, G. Rubino le fait observer dans son introduction, en évoquant le « nouveau roman historique hispano‑américain » et le « new historical novel » anglais et américain ; on pourrait songer aussi aux grands romans venus d’Espagne, signés par des auteurs qui revisitent l’histoire tragique de leur pays et de l’Europe, comme Jaume Cabré (Confiteor, Les Voix du Pamano) et Antonio Muñoz Molina (Séfarade, Dans la grande nuit des temps). Quant au seul domaine français, chacun pourra estimer regrettable, selon ses goûts et ses lectures, que ne soient pas mentionnés dans cette liste pourtant très longue, des œuvres et des auteurs qui ont retenu son attention ou qu’il tient en grande estime. Pour notre part, nous songeons aux cinq tomes de La Grande intrigue de François Taillandier, qui interroge de manière aiguë, à travers cinq générations, l’histoire française récente, à des romans de Lydie Salvayre hantés par la tragédie espagnole et les heures sombres de l’Occupation (La Compagnie des spectres, La Puissance des mouches), aux romans en forme de fictions biographiques signés de Romain Slocombe (Monsieur le Commandant, Avis à mon exécuteur), ou encore aux investigations historiques menées par Morgan Sportès, au temps de l’expansion jésuite (Pour la plus grande gloire de Dieu) ou du moderne rêve de révolution (Maos). Il reste qu’en l’état la bibliographie est une mine à exploiter et que l’ouvrage livre quantité d’analyses stimulantes sur les auteurs retenus.

Propositions théoriques : vers une « historiocritique » ?

4La plupart des articles prennent acte du caractère périmé de la notion de « roman historique », ce roman très « romanesque », construit selon des procédés convenus, qui entremêle faits et fiction dans la recomposition d’une histoire qui se veut à la fois captivante et véridique, le frisson du vrai étant censé rehausser le plaisir pris au récit des aventures. Faute d’un terme plus approprié, G. Rubino avance l’expression de « roman ayant affaire à l’Histoire » (p. 15) pour englober les multiples façons nouvelles qu’ont les romanciers de regarder en arrière, d’interroger le passé à la lumière du présent, un présent rendu d’autant plus problématique que les grands récits idéologiques ou politiques se sont effondrés. Car ce qui est remarquable dans l’actuelle « effervescence historienne de la littérature » (D. Viart, p. 29), c’est la diversité des pratiques d’écriture mobilisées. Avant de livrer quelques exemples de celles qui sont étudiées dans l’ouvrage, il faut souligner combien cette effervescence créatrice contribue au renouvellement d’un art du roman déjà revivifié par la reconquête de sa fonction transitive et narrative : « le retour à l’histoire » — dans tous les sens du terme, récit littéraire, histoire des historiens (Geschichte), cours des événements (Historie) — apparaît bien comme une modalité essentielle du « retour au réel ». Pour G. Rubino, c’est même là une spécificité française, qui pourrait tenir aussi à la vigueur de la réflexion critique sur le récit d’histoire conduite en France par les historiens eux‑mêmes et de celle d’un philosophe comme Ricœur sur les modalités de la mimésis temporelle. La perte des évidences s’est accompagnée d’un regain de confiance dans les ressources de la narration, tout en invitant à emprunter « des voies inédites qui recourent à l’hypothèse, à la supposition, à l’élucidation probable » (D. Viart, p. 30). Le dialogue peu à peu noué entre les disciplines y a joué également un rôle, un dialogue longtemps difficile, tendu, polémique parfois (à propos des Bienveillantes de Jonathan Littell ou du Jan Karski de Yannick Haenel, par exemple), mais un dialogue fécond sur bien des plans.

5Une illustration en est cette nouvelle façon de faire de l’histoire littéraire qui consiste « à se demander comment la littérature écrit l’histoire, quelle histoire elle écrit, et dans quel rapport aux travaux plus spécifiques, plus scientifiques, des historiens » (Viart, p. 32). Ces questions difficiles, encore peu travaillées, ouvrent un nouveau champ de recherche dont le nom fait défaut : par analogie avec la sociocritique, D. Viart risque le néologisme d’ « historiocritique » (p. 33), comme étude, non pas des thématiques historiques dans les œuvres, mais de la mise en œuvre du « texte historien » en littérature, et spécialement dans les romans ou les récits. Les linéaments de cette jeune discipline, les uns littéraires, les autres scientifiques, sont perceptibles dans un certain nombre de publications. Des écrivains font explicitement des historiens les intercesseurs de leurs œuvres : ainsi de Pierre Michon s’appuyant pour certaines pages des Onze sur des travaux de Paul Bénichou, François Furet, Michel de Certeau (et Michelet pour un chapitre apocryphe de son Histoire de la Révolution)4; de Patrick Deville convoquant Fernand Braudel pour son Kampuchéa, ou encore de Pascal Quignard, de Pierre Bergounioux, d’Alain Nadaud et de bien d’autres qui, en le disant ou non, puisent chez les historiens une matière à exploiter ou des méthodes à mimer. La tâche nouvelle, « historiocritique », des chercheurs en littérature consisterait donc à analyser les modes d’appropriation, et donc d’altération, des discours et des récits historiens pratiqués par les écrivains (comme le fait la sociocritique à l’égard des discours sociaux). Les contributeurs du présent volume montrent la voie, en s’intéressant également aux modes d’appropriation littéraires des méthodes historiques elles‑mêmes, en matière d’archives et d’enquête à partir de sources documentaires.

6D. Viart le rappelle, nombre de publications récentes se sont penchées sur la question centrale qui réunit désormais écrivains, chercheurs en littérature et historiens, celle de « l’histoire saisie par la fiction » (p. 34). La présence de P. Boucheron au sommaire du volume est significative5 : dans son Leonard et Machiavel (Verdier, 2009), il lui a fallu imaginer, faute de document, la rencontre entre les deux hommes à Urbino, leur présence commune auprès de Cesare Borgia étant, quant à elle, attestée ; il n’a pas craint de faire sienne la formule de Carlo Ginzburg selon laquelle « Les romanciers font des découvertes techniques que les historiens peuvent utiliser comme des procédés cognitifs ». Convaincu de « la part d’artifice de l’écriture savante », des « tours rhétoriques de l’argumentation » fréquents dans le récit d’histoire, de la nécessité pour sa discipline d’exhiber franchement « les incertitudes de ses procédures », il entend toutefois ne rien céder sur le plan de la méthode et de la rigueur. Le défi est de « demeurer sur la ligne de crête entre histoire et imagination » (p. 52), de circonscrire les manques de la documentation plutôt que de les combler, tout en s’accordant parfois un peu de la liberté que les écrivains s’octroient. En des termes empruntés à Benjamin, P. Boucheron estime que le défi de l’historien est de « dissiper l’aura du nom propre », de se « libérer de l’emprise que maintient sur les consciences l’ombre des grands noms » (p. 44), ces noms dont la simple profération « provoque le grand embrasement des interprétations » (p. 55). Le difficile est de « rendre les puissants à leur anonymat », ainsi que l’a tenté Jacques Le Goff dans son Saint Louis (Gallimard, 1996), mais c’est là un effort qui s’apparente à celui, « aussi sincèrement benjaminien », de l’écrivain attaché à « restituer aux anonymes toute leur puissance » : il s’agit dans les deux cas de se tourner vers « la trace », de la ressaisir comme « apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée », et donc de « pousser l’histoire sinon à la rupture, du moins aux limites » — des limites de nature littéraire en ce qu’elles engagent l’historien à « retrouver le plaisir de nommer » (p. 60‑61).

7Le titre de l’autre contribution signée d’un historien, St. Audoin‑Rouzeau, est tout à fait parlant : « Les Champs d’honneur, et ce que les historiens de la Grande Guerre ne voyaient pas ». Ce que ne voyaient pas ces historiens au moment où le roman de J. Rouaud fut publié (1990), et obtint le prix Goncourt, c’est le deuil, la souffrance du deuil personnel, « l’emprise de la mort autour des survivants » (p. 253). Ce roman a constitué pour eux un défi historiographique, en contribuant, à l’insu du romancier, à changer leur regard sur cette guerre et son après‑coup ; défi qui a conduit l’auteur de l’article à des recherches neuves, destinées à « historiciser le deuil personnel », en demeurant fidèle au « régime de vérité historique », au souci d’une « archivistique très stricte », auxquels il se sent tenu professionnellement. Rendre hommage au pouvoir de révélation de la fiction ne conduit pas pour lui à mêler les genres ; mais cela l’a aidé à infléchir son travail et celui de certains de ses collègues vers une autre forme d’histoire, « une histoire du sensible » (p. 257).

8La circulation des idées entre les disciplines a donc eu pour effet de dynamiser les recherches désormais reconnues des « contemporanéistes » : de part et d’autre, on s’est donné les moyens de faire de « l’histoire immédiate », et, comme le rappelle D. Viart, un pas de plus a été accompli quand les littéraires se sont emparés de la très précieuse notion de « régimes d’historicité » forgée par un autre historien, François Hartog, cette notion permettant de mieux cerner les manières qu’ont les sociétés de vivre et d’articuler entre elles les dimensions du temps. Et c’est en s’appuyant sur des travaux d’anthropologie, mais aussi sur la lecture des romanciers que cet historien a nourri sa réflexion. Si quelque chose comme une « historiocritique » est bien appelée à se développer, cela passera donc par le renforcement des échanges entre tous ces chercheurs qui ont en commun de s’affronter à la condition temporelle de la vie des hommes, et qui partent « à la recherche du temps perdu » pour mieux embrasser dans une même lumière le passé et le présent, leurs liens et leurs échos.

Renouvellements du roman

9Les manières qu’ont les romanciers de s’intéresser à l’Histoire sont fort diverses, et elles se traduisent souvent par l’invention de nouveaux dispositifs narratifs, comme le montrent plusieurs des études réunies dans le présent volume. Dans son article sur le cycle de quatre romans écrits par P. Deville6, D. Viart souligne d’abord que bien des écrivains actuels appartiennent à une génération « qui remet la géographie dans le mouvement du temps, et qui la rend à l’Histoire » (p. 89). Comme P. Michon, P. Deville s’inspire du procédé des « Vies parallèles » de Plutarque, mais en le compliquant, en le démultipliant : illustres ou anonymes, aventuriers ou non, ses personnages invitent le lecteur au voyage, leurs vies sont « contemporaines les unes aux autres » mais dispersées de par le monde. L’Histoire ainsi dessinée est « synchronique plutôt que diachronique » (p. 95), ce qui apparente le projet du romancier au programme d’une « histoire‑monde » esquissé par certains historiens7. Le terme « parallèle » ne désigne plus la seule confrontation de deux trajets existentiels, il prend sa pleine acception géographique, car « il y va d’une circulation autour du monde, dans cet espace que délimitent à peu près les 15e parallèle Nord (pour l’Amérique centrale et le Cambodge) et le 6e parallèle Sud (pour la traversée de l’Afrique dans Equatoria) » (p. 96). Les déplacements des personnages et du narrateur lui‑même qui rend compte de son enquête sur les lieux jadis concernés se doublent d’un va‑et‑vient permanent entre le présent de ce narrateur, « le xxe siècle désastreux », et les époques passées, principalement « cette fin du xixe siècle en mutation » dont il apparaît qu’elle a préludé aux tragédies ultérieures. On a ainsi affaire, au cœur même du projet littéraire, à un double procédé de globalisation, géographique et historique, « qui vise à rendre perceptibles les phénomènes de mutation qui concourent précisément à la globalisation du monde » (p. 97). Les romans de P. Deville pulvérisent « la linéarité du roman historique », ils sont constitués « de mille bribes d’histoire, de fragments, de temps, de lieux superposés », sans que cette fragmentation confine à la dispersion, grâce à l’entre‑tissage dont ils sont faits, ce « système permanent des renvois, des échos, des croisements [qui] rassemble le divers, en orchestre la symphonie » (p. 98). Ce sont, en outre, des romans singuliers en ce que la fiction s’y réduit à la mise en écriture et en récit : pour l’essentiel, ils n’inventent rien, ce sont « des romans d’aventure avec personnages “vrais” » (p. 93). C’est là l’une des façons de rejouer les rapports de la fiction et du réel auxquelles s’adonnent les romans « historicisants » contemporains.

10Parmi les romans, nombreux, qui s’intéressent au premier conflit mondial, plusieurs se distinguent par le renouvellement formel qu’ils proposent. P. Schoentjes8 montre que La Bataille d’Occident d’É. Vuillard (Actes Sud, 2012) et 14 de Jean Echenoz (Minuit, 2012) sont tous deux construits comme des collections de vignettes, le premier insérant même des photographies au seuil de ses treize sections, tandis que le second, jouant des digressions et des non‑dits, « s’adresse à un lecteur enquêteur et créatif, capable de compléter le roman avec des images de la Grande Guerre qu’il possède déjà » (p. 262). Dans les deux cas, il s’agit de rendre l’instant présent tel qu’il fut vécu par les personnages, figures célèbres chez Vuillard, anonymes chez Echenoz, de faire voir la guerre, d’en suggérer l’horreur sans verser « à aucun moment dans le gothique de champ de bataille » (p. 267). Les deux romanciers usent pareillement de références aux arts visuels (peinture, photographie, cinéma) et en transposent certaines techniques, mettant ainsi la réalité à distance, mais selon des fins très différentes. É. Vuillard privilégie les effets d’ironie tragique, il mime « une position documentaire mais ménage cependant une place aux métamorphoses, au monstrueux et au grotesque » : sa vision de la guerre est « marquée par une forme d’expressionnisme » (p. 274). J. Echenoz pratique une ironie « toute verbale », qui est une manière de contenir l’émotion, il construit sa composition à coup de lignes droites et d’angles, dessinant ainsi « un arrière‑plan formel » qui, s’inspirant d’un « univers cubiste et mathématique, vient donner une profondeur inattendue à un récit d’apparence simple » (p. 274). Dans le dialogue qui complète cet article9, l’auteur de La Bataille d’Occident souligne lui‑même la prime importance du montage dans l’art d’écrire : « […] ce que le cinéma nous a appris c’est que nous faisons du montage ». La simple association de deux phrases est montage, mais en jouant des digressions, des juxtapositions et des rapprochements surprenants, on obtient de ce procédé des effets de rupture et de révélation, des effets de soulignement, de « pointe sèche » (dit l’écrivain en mentionnant les caricatures de Daumier), qui permettent de rompre « l’immense euphémisme de la langue commune » (p. 284) — belle façon de reformuler la vocation critique et exploratoire qui caractérise tout entier l’art du roman.

11Mais des textes qui ne se réclament pas de cet art peuvent aussi emprunter aux ressources du montage, comme le montre Jean‑François Hamel à propos des « écritures politiques » de J.‑M. Gleize et N. Quintane10. Tarnac et Tomates

se présentent comme des montages de matériaux hétérogènes, qui ne visent ni à représenter ni à interpréter le déroulement de l’affaire [des inculpés de Tarnac], mais à expérimenter ses implications à la fois littéraires et politiques. Par l’assemblage de fragments de discours prélevés à différentes sources, ces écritures à forte composante autobiographique s’efforcent de brouiller le partage entre les objets esthétiques et les pratiques quotidiennes, entre le langage privé et les représentations collectives, entre le passé historique et l’actualité politique (p. 451).

12Leur commune ambition est de redonner sa vigueur au nouage de la radicalité littéraire et de la radicalité politique. Différent est l’objectif de la romancière Anne‑Marie Garat, mais son travail repose également sur un art de s’approprier et de combiner quantité de documents de toute nature, ainsi que le souligne le titre de sa contribution : « Petit éloge du biais. Ou comment le fiction habille l’Histoire par le travers ; exposé illustré de quelques exemples de couture — la photo de famille, l’archive, le document » (p. 63‑76). En faisant référence à la fabrique de plusieurs de ses romans, elle s’explique sur la manière très libre dont elle assouvit son goût conjoint pour le romanesque et pour le factuel historique, refusant l’autorité d’une science de l’Histoire sujette à caution mais non « le coup de poing au plexus, au mental, reçu du réel en boomerang ». Le document est un « carburant » indispensable, il fournit haut faits et petits faits, incroyables et renversants « d’être survenus en réalité », faits « sordides ou sublimes » qu’une main couturière se plaît à assembler. C’est ainsi que la romancière entend tailler « un costume à l’Histoire […] dans le biais le plus subjectif » (p. 65). Le témoignage d’Alexis Jenni11 apporte un éclairage pour partie semblable sur le paradoxe qui préside à la rencontre de la fiction et de l’Histoire, de la volonté de roman et de la sujétion des faits : avec son Art français de la guerre, il s’agissait bien pour lui de chercher à comprendre « pourquoi la France contemporaine est si violente, si confuse, si emberlificotée, et pourquoi nous avons un problème avec les Arabes » (p. 288), mais sans en passer par une lourde et rigoureuse documentation, et en se gardant de privilégier telle ou telle interprétation. Bibliothèques, soldeurs de livres, Internet lui ont livré la matière d’une « brocante inépuisable » (p. 290), qu’il a mise au service de son projet, qui était d’écrire un roman de formation et un roman d’aventure. Le grand succès remporté par son livre pourrait tenir à ce pari du romanesque, de « la bêtise du roman » (p. 294), mais aussi, selon lui, au fait que son incompétence assumée — « Je ne suis pas historien du tout » (p. 287) — l’a conduit à restituer la douzaine de versions en circulation des événements d’Algérie, et à faire percevoir ainsi l’étrangeté du fait colonial, la difficulté extrême qu’il y a à dire ce pan de notre histoire, en esquissant par là‑même une possibilité de lui donner sens et d’abolir les tensions durables qu’il a générées.

13Sabina Panocchia voit dans ce roman d’A. Jenni un exemple parmi beaucoup d’autres de « roman métahistorique12 », en ce que l’Histoire y est un objet de réflexion, à travers des narrateurs impliqués dans un présent dont ils voudraient élucider les prémices, tout en sachant que l’objet de leur enquête est à peine dicible, et à peine représentable, et qu’aucun récit ne peut prétendre l’embrasser, exhaustivement et véridiquement : « Les événements posent une question infinie à laquelle raconter ne répond pas », dit L. Jenni lui‑même (cité p. 346). C’est pour cette raison que les autres romanciers auxquels S. Panocchia s’intéresse dans son article, mais aussi ceux étudiés dans d’autres contributions, sont voués à expérimenter toutes sortes de dispositifs narratifs, accompagnés le plus souvent de « commentaires », de marques énonciatives, de propos réflexifs sur le roman en train de s’écrire. L’Histoire y est mise en question, elle est érigée « en noyau problématique » et revêt un rôle prépondérant, comme le montre G. Rubino à propos de quatre romans, cette mise en question s’effectuant non pas à travers « des réflexions directes sur son fonctionnement et son sens », mais grâce à « la narration des issues inattendues de son déroulement et de leurs incidences sur les vies singulières13 » (p. 210). Le roman de Philippe Forest, Le Siècles des nuages est sous cet angle particulièrement intéressant, en ce qu’il rend toute vie à sa contingence et toute histoire à son arbitraire : « La vérité consiste à montrer dans quel brouillard ils se trouvaient tous », ces hommes qu’on croit comprendre, sur lesquels on prend un facile avantage, comme le fait l’historien qui « juge de tout et de chacun », « installé dans le confort de son futur impensable » (cité p. 214). D’une façon générale, le « roman métahistorique » contemporain récuse toute vision surplombante, il multiplie les points de vue et les voix, il brise la trompeuse linéarité des récits, ne cédant à leur séduction que pour mieux les plier à son obsession : interroger sans fin un passé qui toujours se dérobe, mais dont les ondes de choc ne cessent d’affecter le présent.

L’Histoire au présent

14Ce que les romans français contemporains étudiés dans l’ouvrage ont aussi en commun, en effet, c’est d’être fortement situés dans le présent des auteurs et de leurs narrateurs. A.‑M. Garat le dit : « Quoi qu’on en veuille, on ne parle que de son aujourd’hui : chacun est au pied du mur de sa propre histoire » (p. 64). Bien des écrivains concernés pourraient souscrire à la célèbre mise au point formulée par Aragon à propos de La Semaine sainte (1958), un roman qui transportait le lecteur en 1815 : « Ceci n’est pas un roman historique », car le passé n’y était pas seulement décrit pour lui‑même, et isolément, mais exploité comme « un marchepied à la fiction, un passeport pour le roman », précisait le romancier, libre ainsi de multiplier les échos entre ce passé et le présent, entre son personnage de Géricault et James Dean, par exemple, et entre deux sociétés semblablement bloquées pour « une jeunesse douée de toutes les qualités humaines », « rêvant de grandes choses », et condamnée à échouer14. Dans son étude significativement intitulée « Modernités du Moyen Âge » (p. 139‑149), Martine van Geertruijden développe la même idée, en s’appuyant sur ces propos catégoriques de P. Michon :

Toute histoire est histoire contemporaine. On met des costumes d’époque pour débattre de ce dont on ne peut que débattre. C’est notre propre problématique qu’on habille dans des défroques du passé. Le costume permet un détour qui épure l’essence du problème, son éternelle contemporanéité (cité p. 143).

15C’est la même démonstration que tente Federico Corradi à propos de romans récents tournés vers le xviie siècle15, un siècle dont sont exploités paradigmes culturels et traditions littéraires afin de « donner forme à des questionnements contemporains relatifs notamment à la création artistique » (p. 152). De même que chez P. Quignard, par exemple, monde des vivants et monde des morts sont perméables, de même passé historique et temps présent communiquent, si bien que « dans l’effondrement général de l’histoire comme progression continue, toutes les époques deviennent contemporaines » (p. 156). A. Jenni, parlant de son Art français de la guerre, justifie que son roman ait un aspect historique par le fait même que « l’histoire est le vrai milieu où nous vivons », pour peu qu’on accepte d’envisager le présent de façon extensive :

[…] le moment présent a une épaisseur, il dure cinquante ans. Le moment présent c’est maintenant, c’est hier, c’est avant‑hier, en même temps, c’est le présent de nos parents aussi, c’est toute une durée dont il serait très arbitraire, et très faux, d’isoler une tranche fine que l’on appellerait présent, sous prétexte que l’on ne voit que ça ; alors que l’on vit tout (p. 287).

16Mais si A. Jenni estime que la plongée romanesque dans cette longue durée du présent peut contribuer à ce que « les tensions les plus vives s’abolissent », É. Vuillard se dit convaincu, à l’inverse, que « l’Histoire est un processus conflictuel », que « nous ne cessons de régler des comptes de façon souterraine », et qu’historiens ou écrivains se divisent et se regroupent « selon des appartenances politiques et des affinités sensibles » (p. 276). Il ne lui semble donc pas que l’idée généreuse d’une réconciliation des mémoires puisse former l’horizon de ces nombreux romans français contemporains qui ont « affaire à l’Histoire ».


***

17En revanche, ce que montrent les études et les témoignages réunis dans le très riche volume dirigé par Gianfranco Rubino et Dominique Viart, c’est que tous ces romans ont en commun de donner le sentiment de la présence d’un passé qui jamais ne passe tout à fait, que cette présence mérite d’être sondée, qu’un peu de lumière peut s’en trouver projetée sur un présent incertain, mouvant et opaque. Les romans peuvent remonter plus ou moins loin dans le temps, mais c’est toujours « un sujet inquiet ou curieux qui interroge le passé proche ou lointain pour donner sens à son présent et faire face à une sorte de perplexité identitaire » (G. Rubino, p. 12). Et si ces textes n’apportent pas vraiment de réponse, l’important semble bien résider dans la question qui en fonde la nécessité : qu’est‑ce qui s’est vraiment passé, comment en est‑on arrivé là ? Question insistante chez un romancier comme Michel Houellebecq16, et qui constitue la trame de La Grande Intrigue de F. Taillandier : celui‑ci le dit avec force, « Il n’y a personne dans les tombes17 », car les morts sont parmi nous, les vivants héritent de ceux qui les ont précédés, croire le contraire c’est accréditer l’illusion très contemporaine d’une rupture temporelle radicale, et c’est s’interdire de comprendre quoi que ce soit à nos modernes contradictions.