Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Mai 2018 (volume 19, numéro 5)
titre article
Thierry Roger

Notre besoin de l’Indien

Jerome Rothenberg, Secouer la citrouille. Poésies traditionnelles des Indiens d’Amérique du Nord, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Talvaz, avec la collaboration de Christophe Lamiot Enos, Rouen : Presses Universitaires de Rouen et du Havre (PURH), 2015, 533 p. EAN 9791024005874

1Philippe Descola, l’auteur de Par delà nature et culture (2005) et titulaire de la chaire d’« Anthropologie de la nature » au Collège de France, déclarait récemment sur les ondes de France Culture que l’une des réponses à la crise environnementale et politique actuelle pouvait résider selon lui dans l’introduction, au sein des programmes destinés à nos lycéens, ces humains de demain, de deux nouvelles « matières » : l’écologie et l’ethnologie. Tout est là. Il n’y a pas de meilleur viatique pour la survie de notre espèce dans ses relations avec les autres espèces ; il n’y a pas de meilleur chemin que celui qui passe par l’autre pour revenir à soi, dans l’apprentissage de cette vérité encore si peu audible, formulée par Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire, selon laquelle « le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie ».

L’« ethnopoétique » de la traduction contre l’ethnocentrisme de la « division »

2Il y a bien longtemps que cette double orientation anime le travail du poète et ethnologue américain Jerome Rothenberg (né à New-York en 1931), auteur en 1968 du grand opus Technicians of the Sacred, anthologie commentée de textes « poétiques » puisés dans les « cultures profondes » des quatre coins du globe, et transposés, ou « transcréés », plus que traduits, selon la méthode d’une « traduction totale », héritée de Dennis Tedlock. On faisait se croiser la « poétique » des Indiens et l’ethnologie des poètes, ce qui fit contrepoint avec l’ethnologie savante, dont les traductions furent souvent peu sensibles à la matière sonore du matériau collecté. On cherchait ici à conserver quelque chose de la force poétique du texte-source. Il fallut attendre 2007 pour que ce livre fondateur de « l’ethnopoétique » soit traduit en français, par les soins d’Yves di Manno (José Corti, 2007). Aujourd’hui, ce sont les Presses Universitaires de Rouen et du Havre, qui accueillent, au sein de la toute jeune collection « To » — ce pont de poésie jeté entre États-Unis et France — dirigée par le poète et traducteur Christophe Lamiot Enos, qui nous proposent une traduction d’une seconde anthologie de Rothenberg, publiée en 1972 (Shaking the Pumpkin). Cette fois-ci l’ouvrage se limite à la sphère culturelle propre aux Indiens d’Amérique du Nord, des Inuits aux Aztèques. L’enjeu politique n’est bien évidemment pas abandonné, comme en témoignent ces lignes de la préface de 1971, qui résonnent étrangement aujourd’hui, si l’on remplace « mode » par « États » : « […] de nos jours, la mode décrète qu’il est impossible de traverser les frontières qui séparent les peuples de races et de cultures différentes […]. Et pourtant la traduction repose sur le principe qu’il est non seulement possible mais souhaitable de traverser ces frontières. […]. Chaque poème rendu présent et traduit va à l’encontre de l’idéologie de la division ». De même, l’une des précieuses notes du livre dessine avec humour un nouveau programme d’enseignement universitaire — toujours cette école du « regard éloigné » fondée sur le décentrement, ou la « dés-occidentalisation » : « Pendant une période de mettons, 25 ans, où le temps qu’il faut à une génération pour comprendre où elle vit, retirez les grandes épopées grecques des programmes de licence et remplacez-les par les grandes épopées américaines. Étudiez le Popol Vuh à la place d’Homère et Homère à la place du Popol Vuh […]. Faites cours avec un tambour et un hochet ».

L’avant-gardisme occidental comme chamanisme 

3Même si la démarche originale, éminemment stimulante pour l’esprit, qui était celle des Techniciens du sacré, à savoir mettre en parallèle l’expérimentation poétique des avant-gardes (dadaïsme, surréalisme), des néo-avant-gardes des années 1950-1960 (« poésie visuelle », « poésie concrète », « poésie sonore », « poésie-action », « performance », etc.) et chant indien, se faisait volontairement plus rare dans les commentaires du volume de 1972, elle n’en demeurait pas moins présente dans la structure du livre, comme dans l’orientation générale du projet. Une note de Rothenbeg fait dialoguer « l’événement chanté des papillons » avec les « mobiles » et les « œuvres à vent » de l’art contemporain ; deux sections proposent des « événements », ces « happenings » navajos ou dakotas. Ainsi, « Secouer la citrouille », c’est expérimenter un « événement-caillou », ou un « événement-boue ». Chez les Iroquois, nulle herméneutique du rêve, mais un grand théâtre populaire : « Après avoir fait un rêve, laisse quelqu’un d’autre le deviner. Ensuite, fais le représenter par tout le monde ». Comme le rappelait Yves di Manno dans sa postface de 2007 (« Entrée des chamans »), le poète-ethnologue cherche à relire le passé à la lumière du présent, à travers cette « systématisation » du travail transculturel, à la fois « anonyme » et « polyphonique », de Pound. Dès lors, Dada rime avec Seneca, puisque, des deux côtés de l’Atlantique, « la pensée se fait dans la bouche » (Tzara).

4Comme l’a montré Peter Bürger dans sa Théorie de l’avant-garde (1974), l’avant-gardisme, ce grand rêve de « destruction de l’institution art » et de « reconversion de l’art dans la vie concrète » fut cette tentative de dépassement de l’antinomie entre « art pur » et « art engagé » : « la poésie doit être faite par tous et non par un » (Ducasse, repris en chœur par les surréalistes). Ce projet a échoué. Or, pour réaliser ce dépassement, cette sortie du « poème fermé, à l’européenne » dont parle Rothenberg, il semblerait qu’il faille quitter l’Occident, et le « monde de l’art ». Avec le mot même de « poésie », comme avec le mot « art », ne sommes-nous pas condamnés, comme le suggèrent Florence Delay et Jacques Roubaud dans Partition rouge, cette anthologie née de la rencontre éblouie avec Shaking the Pumpkin (Seuil, 1988), à buter sur « quelque chose de beau et d’extrêmement mort » ? Tout le contraire de « la parole indienne », que l’Indien ne veut surtout pas appeler « poésie », mot ethnocentrique : « c’est peut-être de la poésie, mais cela ne guérit pas ». Voici le « Chant de l’aigle à tête blanche », des Indiens Crow : « nous voulons ce qui est réel / nous voulons ce qui est réel / ne nous abusez pas ! » ; voici « Le poème pour faciliter la naissance » : « viens par ici mon enfant / viens sois perle / sois magnifique plume ».

5On l’aura compris, cet « objet d’Amérique » n’a rien d’un mausolée, ni d’un mémorial. Il faut le voir plutôt comme un montage de temporalités, de scènes, et d’incantations, comme un « atlas Mnémosyne » façon Aby Warburg, tel que les travaux de Georges Didi-Huberman nous l’ont révélé. C’est, d’un même souffle, une fête rituelle, et une arme de combat, une traversée des cosmogonies et la plantation de ces « poteaux d’angle » dont parlait Michaux, qui délimitent un espace commun, où s’accrochent des formules de vie intensives, des « épreuves » et des « exorcismes ». Tendez l’oreille, ce n’est pas la psychanalyse qui parle, mais Maria Sabina, la « poétesse » indienne, citée, ou récitée, par Rothenberg : « je guéris avec le Langage ».