Jeux d’échelles autour des politiques de la littérature
1Dans ses conceptualisations les plus récentes, la pensée des » politiques de la littérature » doit beaucoup à la sociologie bourdieusienne du champ littéraire. Pour Benoît Denis et Jean-François Hamel, une « politique de la littérature » désigne une conception formulée pour asseoir un certain positionnement dans un espace littéraire conçu comme « espace de lutte » (Denis, 2006), où des agents s’affrontent pour imposer leur univers de valeurs et leur vision du fait littéraire. L’espace littéraire est alors conçu en termes sociologiques, comme l’un des « champs » de l’activité sociale (Bourdieu [1992] 1998, p. 83-288).
2Dans cette perspective, les « politiques » au pluriel nomment quelque chose d’assez proche de ce que Pierre Bourdieu a théorisé comme le système spécifique des « prises de position » par lesquelles les écrivains s’allient ou s’opposent autour de visions communes ou discordantes, souvent à partir de la place qu’ils occupent dans la hiérarchie du champ littéraire (Bourdieu [1992] 1998, p. 560-561). À la suite de Bourdieu, Gisèle Sapiro a souligné ce que les « prises de positions » devaient aux positions effectives dans la hiérarchie du champ littéraire, en montrant par exemple combien les espaces les plus dominés du champ étaient propices à des prises de positions politisées (Sapiro, 2018, p. 87-88). Ce système de « prises de position » est de nature symbolique : c’est un ensemble d’idées, de valeurs, d’esthétiques.
3Les « politiques de la littérature », quant à elle, désignent dans l’esprit de Denis et Hamel les discours qui fabriquent des définitions et des hiérarchies de la littérature, élaborent ses critères d’appréciation, et façonnent la valeur propre de telle ou telle littérature (Denis, 2006, p. 107-108 ; Hamel, 2014). Leur théorie suppose une gymnastique à deux échelles : l’échelle particulière du positionnement individuel ou du « mouvement » littéraire, à laquelle on peut étudier telle ou telle politique de la littérature, et l’échelle nationale du champ, qui visualise l’articulation de la totalité des politiques de la littérature. Cette totalité correspond peu ou prou à ce que Pierre Bourdieu appelle « le champ littéraire unifié » (Bourdieu, 1991) : il rassemble l’ensemble de l’activité littéraire à une époque donnée et dans une société donnée.
4Cette binarité d’échelles a déjà été discutée : les travaux de Pascale Casanova ont par exemple éclairé les ressorts d’une structure à plus grande échelle encore, la « République mondiale des lettres », qui déterminerait à un niveau international les structures sociologiques des littératures nationales (Casanova, 1999). En éclairant les jeux de pouvoirs qui régissent les transferts culturels, ainsi que les logiques internes à une même aire linguistique, son travail soulève les limites d’une pensée qui considère le champ littéraire comme l’échelle ultime de l’analyse. À l’inverse, je souhaite souligner ici que le champ littéraire est un monde déjà grand et qu’il y a peut-être dans un seul pays des échelles intermédiaires à partir desquelles les écrivains se positionnent. Un écrivain de littérature jeunesse, un illustrateur de bande dessinée ou une star de la littérature bretonne pensent-il forcément leur pratique par rapport au dernier prix Goncourt, en fonction de valeurs et de règles s’imposant à l’ensemble des écrivains, tous genres, tous supports, tous lieux confondus ? La littérature jeunesse, la littérature BD, ou la littérature bretonne ne forment-elles pas des secteurs susceptibles de produire leurs propres valeurs, leurs propres structures, leurs propres « politiques de la littérature » ?
5C’est une des questions que m’a posées un objet comme le polar français, interrogé dans le cadre d’une thèse intitulée « Politiques contemporaines du polar – 2004-2019 ». Peut-on transposer l’analyse des politiques de la littérature à l’échelle du genre littéraire ? À d’autres unités plus petites encore ? Quelles adaptations supposent ces transpositions ? Je propose ici, à partir de l‘exemple du polar, quelques pistes de réflexion pour penser les politiques non pas « de la littérature » (en général), mais d’une certaine littérature, autrement dit de microcosmes littéraires particuliers. Cette réflexion implique de penser la structuration du champ littéraire à différentes échelles, ainsi que l’historicité de cette structure.
Le genre comme structure intermédiaire du champ littéraire
6On peut considérer, tout d’abord, le genre littéraire comme une échelle opérante pour détailler la structure interne des « politiques de la littérature ». C’est une idée qu’on trouve déjà dans le travail de Pierre Bourdieu : c’est à partir des genres littéraires que se cristallisent, au milieu du xixe siècle, les querelles et les tensions qui font émerger « la structure dualiste » du champ littéraire (Bourdieu [1992] 1998, p. 192). Celle-ci oppose une hiérarchie indexée aux « pouvoirs temporels », c’est-à-dire au succès économique des œuvres et à leur consécration institutionnelle, à une hiérarchie symbolique qui se construit contre la première. Au sommet, résume Bourdieu,
le théâtre, qui assure, pour un investissement culturel relativement faible, des profits importants et immédiats à un tout petit nombre d’auteurs. Au bas de la hiérarchie, la poésie qui, à de très rares exceptions près, procure des profits extrêmement faibles à un petit nombre de producteurs (Bourdieu [1992] 1998, p. 193).
7Selon Bourdieu, la « structure dualiste » du champ littéraire se fige assez vite en deux « sous-champs » : le sous-champ de grande production, aligné sur la logique des rétributions temporelles (surtout économiques) et le sous-champ de production restreinte, défini selon ses propres règles, des règles esthétiques. Le « sous-champ » désigne un espace structuré à l’intérieur d’un champ. Celui-ci dispose de ses propres univers de valeurs et de ses propres logiques de rétribution, de ses propres instances économiques et symboliques, mais il dépend toutefois des règles du champ littéraire unifié.
8Le polar se situe historiquement à l’intérieur du sous-champ de grande production, au sein d’un espace où la logique commerciale est plus déterminante qu’ailleurs. Mais il peut aussi être pensé isolément, comme tous les genres littéraires. Un genre possède son propre système esthétique, ses propres querelles de définition. Parfois qualifiées de « postfordistes » (Letourneux, 2020), les industries contemporaines sont caractérisées par des logiques de sectorisation de la culture, où les industries culturelles tendent à singulariser leurs productions et leurs publics (Coulangeon, 2021, p. 9-15). Dans ce contexte, les genres littéraires possèdent aussi leurs propres circuits économiques et leurs propres institutions de rétribution. Le polar contemporain forme donc, au même titre que la bande dessinée ou la littérature jeunesse, un secteur et un monde à part entière de la production littéraire. En analysant les usages médiatiques de la catégorie « polar », on a pu d’ailleurs observer combien le mot exprimait la volonté de reconstruire des communautés littéraires de taille humaine au sein d’un mouvement culturel mondialisé (Amir, 2023, p. 210). On peut le considérer comme un « sous-champ », au sein duquel on retrouve, dupliquées à petite échelle, les logiques qui opposent dans le champ littéraire différentes politiques de la littérature.
Des politiques de la littérature aux politiques du genre
9On peut se demander si tous les genres constituent un « sous-champ », et sinon, quels sont exactement les processus par lesquels certaines pratiques finissent par se structurer en un espace suffisamment autonome et hiérarchisé pour devenir un terrain de lutte. Peut-on dire, par exemple, qu’il existe en France un sous-champ du manga, une fois considéré que le manga est un genre japonais très lu en France, faisant l’objet d’un réseau de traduction et de réception assez structuré (il y a même aujourd’hui des prix consacrés au manga), pris toutefois dans un marché transmédiatique, résolument international et où la production proprement française – ce qu’on appelle le « manfra » – compte pour une part infime (Bouvard, 2010 ; Suvilay, 2021) ? Rien n’est moins sûr. En ce qui concerne le polar, voici les critères qui semblent permettre d’établir l’existence d’un sous-champ, et, en conséquence, d’un espace spécifique de débat sur la littérature :
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Un circuit de production spécifique : depuis l’après-guerre, le polar français est constitué en un réseau de maisons d’édition et de collections dédiées aux genres, publié par conséquent par des éditeurs spécialisés dans le genre. Celui-ci a beaucoup changé depuis les années 1960 et l’on dit parfois que le genre s’est partiellement « disséminé » dans l’édition générale, dans la mesure où des maisons comme Grasset ou Albin Michel publient aujourd’hui du polar hors collection. Avec ses collections historiques comme La Série Noire ou Rivages / Noirs, il demeure cependant très identifiable. Cette sectorisation s’accompagne d’une « énonciation éditoriale » particulière, destinée à singulariser le genre dans l’espace économique. Concernant le polar, le noir est emblématique. Couramment associé au potentiel critique du genre, il est porteur de représentations du littéraire.
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Un circuit de diffusion et de promotion spécifique. Dans le cas du polar, une généalogie même rapide des festivals et des prix révèle le développement progressif, entre les années 1970 et les années 2000, d’une sphère de réception organisée et aujourd’hui très dense, constituée de plus d’une centaine de festivals et de prix maillant le territoire français.
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Une sphère critique constituée : ce qui permet enfin l’étude spécifique des « politiques du polar » est aussi, en dernière instance, l’existence du genre comme objet spécifique de discours critiques, de théories et de débats. On doit celle-ci à l’émergence d’un petit monde d’amateurs éclairés du genre, éditeurs, écrivains ou journalistes, ceux-là mêmes à qui l’on doit d’ailleurs les premiers festivals de polar en France, et qui se sont mis à écrire sur le genre dans la presse généraliste, mais aussi à fonder des revues spécialisées comme 813 ou Polar.
10En déterminant les critères de structuration d’une unité littéraire en « sous-champ », on répond aussi à la question des lieux concrets d’élaboration des politiques de la littérature. Les collections éditoriales ou les festivals spécialisés constituent des lieux relativement clos où les enjeux propres du polar sont discutés. Ceux-ci opposent aujourd’hui dans le cas du polar des conceptions plus ou moins anciennes du genre : le divertissement, par exemple, historiquement dénigré mais pratiqué néanmoins par l’édition (et même reconsidéré dans tout un ensemble de métadiscours), ou le controversé « roman d’intervention très violent » espéré par Jean-Patrick Manchette ([1980] 1996, p. 81-82), porté par tout un imaginaire militant du polar des années 1970 à 1990, et rejeté aujourd’hui.
Politique externe, politiques internes du genre littéraire
11Les politiques d’un genre sont toujours néanmoins des politiques de la littérature. Afin de ne pas trahir le concept de « politiques de la littérature » tels que l’envisagent Denis ou Hamel, et pour mieux comprendre comment celles-ci jouent ensemble, il faut considérer les contraintes qui pèsent sur les luttes internes à un « sous-champ ». C’est ici que la réflexion devient un jeu à plusieurs variables, qui appelle une contextualisation à deux échelles au moins. Si le polar est un « sous-champ », alors ce qui s’y passe est conditionné non seulement à l’échelle globale par des contextes sociaux, politiques ou économiques, mais aussi par ce qui se passe dans le reste du champ littéraire, dans lequel il reste forcément intégré. Cela suppose par exemple de prendre en compte le fait que la déconsidération originelle des genres populaires s’est sédimentée dans l’inconscient collectif, et qu’il y a là pour les genres de grande consommation une blessure symbolique qui innerve leurs conceptions contemporaines.
12Dans le cas du polar, le renvoi à la macrostructure du champ permet d’expliquer la coexistence de deux postures apparemment contradictoires. La première est l’attitude d’opposition à la littérature dite « générale », parfois dite « littérature blanche » et tout entière rassemblée derrière le symbole de la collection blanche des éditions Gallimard : c’est en miroir de celle-ci que Marcel Duhamel avait pensé l’iconique maquette noire et jaune de la Série Noire. Le contre-modèle de la littérature « blanche » est un repère important de la « politique du polar » qui émerge et s’impose dans les années 1970. C’est au moment où l’on parle d’engagement manqué et de Nouveau Roman dans les espaces les plus légitimes de la littérature que Jean-Patrick Manchette lance son appel célèbre à la « littérature de la crise », lui qui s’amusait par ailleurs à fustiger « la littérature d’art surgelée […] d’une Duras ou de Peter Handke » (Manchette [1979] 1996, p. 81-82). On retrouve cette tentation de jouer « contre » la littérature générale aujourd’hui, mais celle-ci côtoie des « postures d’écrivain » (Levet 2015), par lesquelles les auteurs et les éditeurs ont tendance à recourir aux valeurs de la littérature légitime (la singularité, l’originalité, le style) pour entériner la légitimation du genre au sein du champ littéraire. Un semblable jeu explique la cohabitation des catégories de « BD » et de « roman graphique » dans l’espace de la bande dessinée (Aquatias, 2018). Penser l’imbrication de contraintes externes au champ et de contraintes internes permet alors d’éclairer le jeu des assignations contradictoires auxquelles sont souvent soumis les artistes, et les attitudes parfois schizophrènes par lesquelles ils y répondent.
Pour une géopolitique des espaces littéraires
13En réalité, un tel travail de mise en perspective des « politiques de la littérature » est indéfini. Si les « politiques de… » désignent l’architecture symbolique qui sous-tend un ensemble structuré de pratiques artistiques, on peut imaginer d’autres échelles de duplication des imaginaires littéraires, en deçà du genre mais aussi au-delà. Au sein même de la sphère « polar », par exemple, il existe des formes de concurrence entre ceux qui prétendent écrire du « roman noir », ceux qui écrivent du « roman policier » et ceux qui sont publiés sous la bannière « thriller ». Ces trois « formes » ou « sous-genres » du polar peuvent être associées à des politiques spécifiques du genre (le « roman noir » étant généralement associé à une tradition réaliste, parfois militante), mais elles font elles-mêmes l’objet de luttes internes : la « littérature du constat » défendue aujourd’hui par l’éditeur contemporain Aurélien Masson diffère par exemple radicalement de la « littérature de la crise » de Jean-Patrick Manchette, alors qu’ils se réclament tous deux du roman noir.
14De même, faut-il, dans l’effort pour étager la contextualisation des politiques d’un genre, s’en tenir au champ littéraire ? N’y a-t-il pas au-delà du champ littéraire d’autres échelles à penser, qui détermineraient au sein d’une société donnée les représentations du littéraire, comme les politiques du champ littéraire rejaillissent sur les politiques du polar ? On peut par exemple penser les « contextes » sociaux en termes discursifs, à partir d’un constat très simple : un roman publié en 2016 et portant sur la « jungle de Calais », comme Entre deux mondes d’Olivier Norek, ne s’inscrit pas seulement dans le champ littéraire, mais aussi dans le grand « brouhaha » des débats politiques et médiatiques sur la crise migratoire de 2015. Racket, de Dominique Manotti (2018), qui déroule l’histoire de la vente d’Alstom énergie, entend combler les failles du discours journalistique français. Ces romans s’intègrent dans une « formation discursive » qui investit en même temps différents espaces du discours social (Pécheux et al., 1971 ; Maingueneau 2011, p. 87-991). La « politique de la littérature » à laquelle ils se rattachent doit peut-être sa définition à des « politiques du discours » qui l’environnent au-delà du champ littéraire et contraignent la place du discours littéraire dans l’espace social. Une approche large de la catégorie « littérature » supposerait peut-être de penser aussi ces contraintes.
15On peut supposer, enfin, qu’un genre se positionne prioritairement par rapport à d’autres genres jugés proches (le polar par rapport à la science-fiction, par exemple, dans une sorte de querelle fraternelle), ce qui suppose de penser des familles de genre, et avec elles leurs politiques de la littérature. Le travail de Nicolas Mathieu doit-il être pensé par rapport à celui d’Alain Damasio ou par rapport à celui d’Edouard Louis ? Le roman social de Dominique Manotti peut-il être rapporté au travail critique de Sandra Lucbert, à la poésie de Nathalie Quintane ? Il y aurait peut-être là toute une géopolitique des espaces littéraires à prolonger, qui exigerait de penser à la fois les politiques macrostructurales et les politiques microstructurales de la littérature, mais aussi le jeu pluriel des interrelations qui, d’une échelle à l’autre mais aussi au sein d’un même espace, sous-tend l’ambivalence des « prises de positions » d’un écrivain ou d’un collectif littéraire, et permet, enfin, de l’expliquer.