Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Novembre 2021 (volume 22, numéro 9)
titre article
Gaspard Evette

Les Chansons de la Seconde République. Extension du domaine de la stylistique

The Songs of the Second Republic. Extension of the field of stylistics
Romain Benini, Filles du peuple ? Pour une stylistique de la chanson au XIXe siècle, Lyon : ENS Éditions, 2021, 435 p., EAN 9791036202858.

1Encore dotée d’une faible légitimité académique, la chanson, et en particulier celle du xixe siècle est souvent étudiée d’un point du vue historique et idéologique. S’inscrivent dans ce cadre des anthologies centrées sur la dimension historique comme celle publiée à la fin des années 50 par Pierre Barbier et France Vernillat1, ou politique comme celles, fascinantes, de Brécy2, et des ouvrages s’intéressant au rôle idéologique de la chanson, comme l’ouvrage de Manfredonia sur la chanson anarchiste3. Un des enjeux centraux des recherche en littérature sur la chanson est donc de proposer une analyse de la chanson comme objet esthétique, faisant une place à l’originalité du genre et à la singularité des œuvres.

2Romain Benini s’inscrit résolument dans cette démarche dans l’ouvrage tiré de sa thèse : Filles du peuple ? Pour une stylistique de la chanson au xixe siècle, en proposant une étude stylistique d’un corpus d’environ six cent chansons publiées sous la Seconde République, entre 1848 et 1851. En effet, malgré le choix d’une période et d’un corpus marqués par l’avènement de la République, l’auteur délaisse la dimension politique explicite des chansons, pour mieux se concentrer sur leur dimension stylistique, arrivant ainsi à des conclusions importantes sur la nature et les formes de la chanson du milieu du xixe siècle. Il cherche à montrer la pertinence d’une approche stylistique de ce corpus composé d’œuvres non canoniques, et qui intègre de nombreux auteurs, afin « d’étendre le champ de la discipline ». R. Benini propose ainsi de dépasser la seule analyse du style d’auteur pour mettre en évidence une tension entre l’indéniable dimension collective de la chanson de la Seconde République, et l’attention portée aux spécificités auctoriales et aux stratégies de singularisation des auteurs. Dans cette optique d’extension du domaine de la stylistique, il justifie rigoureusement l’usage de chaque concept employé, et fait la démonstration de sa valeur heuristique. En plus d’explorer un corpus fascinant et méconnu, le livre veille ainsi à proposer des outils indispensables pour l’analyse textuelle de la chanson, au prix par instants d’une certaine technicité.

3L’ouvrage s’organise en trois parties bien distinctes. La première, « De la chanson aux chansons dites populaires pendant la IIe République : constitution d’un objet », est consacrée à la définition de l’objet « chanson populaire », exercice complexe puisque les termes mêmes de peuple et de populaire sont sujets à caution. Après une introduction qui propose notamment un synthétique état des recherches sur la chanson du xixe siècle, l’auteur se livre à une étude en synchronie de la notion de chanson populaire, complétée par une description précise des modes de production et de diffusion de la chanson (chapitre 1), suivie de l’élaboration raisonnée d’un corpus (chapitre 2) et d’une étude lexicale des termes peuple et populaire dans et hors de la chanson (chapitre 3). La deuxième partie, « Chanson et auctorialité » vise à évaluer la validité et l’importance de la notion d’auteur dans le corpus. R. Benini y analyse le rôle de la fonction auteur (chapitres 4 et 5), avant de faire la part des processus d’individualisation (chapitre 6) et des figures d’auteur construites par les chansons (chapitre 7). Enfin, la troisième partie, « Des formes en partage », s’emploie à cerner les spécificités stylistiques du corpus étudié en s’attachant à deux caractéristiques des œuvres, l’intertextualité particulièrement riche de la chanson (chapitre 8), et les éléments de versification et de métrique qui la rapprochent et la distinguent de la poésie (chapitre 9).

La chanson, fille du peuple ? La difficile définition de la chanson populaire

4Le choix de l’expression chanson populaire peut susciter la méfiance, étant donnée l’ambiguïté du terme, qui peut renvoyer aussi bien à la chanson folklorique, qu’à la chanson d’expression populaire, ou qu’à la chanson de grande diffusion. En effet, la notion hérite en partie d’une certaine conception de la littérature populaire, aux contours flous, et qui assimile parfois de manière contestable oralité et caractère populaire. R. Benini fait le choix de s’appuyer sur une étude synchronique des discours sur la chanson dans la première moitié du xixe siècle afin de construire son objet. Il montre ainsi que l’association entre chanson et peuple est perçue comme essentielle et significative par les contemporains et rappelle l’importance des romantiques allemands et des folkloristes dans la construction de cet objet, tout en montrant que le terme chanson populaire renvoie à l’époque implicitement à deux réalités distinctes : d’une part à une production élaborée en diachronie, diffusée oralement et associée au monde rural, dont les folkloristes font leur miel, d’autre part à une production observable en synchronie, qui circule notamment par écrit, et essentiellement urbaine. C’est cette deuxième catégorie qui fait l’objet de l’ouvrage. Cette production est perçue comme populaire par la culture lettrée, mais est également pensée comme telle par les chansonniers eux-mêmes.

5Ainsi défini, l’objet de l’ouvrage est moins la chanson populaire qu’une certaine forme de la « chanson dite populaire » (p. 64), une chanson qui se dit et est dite populaire. Cette représentation de la chanson influe sur les postures d’auteur, comme le montre R. Benini au sujet de Gustave Leroy (chapitre 7). Comme telle, il s’agit a minima d’une réalité dans les représentations contemporaines, qui joue un rôle majeur dans la production et la réception des chansons de la Seconde République, et dont il faut tenir compte. Afin de rendre compte au mieux de ce qu’est cette chanson dite populaire, R. Benini constitue un corpus large qui comprend une grande partie des chansons enregistrées dans la Bibliographie de la France, en écartant les chansons n’ayant pas fait l’objet d’une publication bon marché ainsi que les œuvres rédigées en patois.

Pour une approche textuelle de la chanson

6Le caractère intermédial de la chanson, genre littéraire et musical, amène R. Benini à justifier la légitimité de son approche, essentiellement centrée sur la dimension textuelle. Ainsi, pour Stéphane Hirschi, la chanson française se définit comme un tout formé par le texte, la musique, et l’interprétation, fixé par l’enregistrement, dont les différents aspects doivent être étudiés conjointement pour rendre compte de manière globale de l’objet-chanson4. R. Benini fait au contraire le pari d’une approche textuelle qui laisse de côté pour l’essentiel, la mise en musique et l’interprétation5. Il considère le texte comme « un état de la chanson » par lequel passent de très nombreuses œuvres, et donc susceptible de faire l’objet d’une analyse. Son ouvrage montre, s’il était nécessaire, qu’une étude centrée sur le texte est à la fois bien fondée et efficace d’un point de vue heuristique. Moins qu’une divergence théorique avec S. Hirschi, il faut y voir une différence d’objet : la chanson étudiée par R. Benini est bien distincte de celle définie par S. Hirschi, puisqu’elle est pour ce dernier, dans son sens moderne, inséparable de l’objet disque, et n’existe pas comme telle avant le tournant du xxe siècle et la démocratisation des procédés d’enregistrement6. L’auteur plaide ainsi pour la réintégration à la chanson de « productions considérées comme telles à l’époque et pour lesquelles seules le texte est effectivement le principal élément de singularisation » (p. 36). Cette approche a l’avantage d’ouvrir la voie à l’étude des continuités et des mutations de la chanson en diachronie, sans introduire de rupture excessive entre la chanson d’avant l’enregistrement et celle d’après.

7Le corpus étudié semble se prêter particulièrement à une étude centrée sur le texte. La raison la plus évidente en est le manque d’informations sur l’interprétation des œuvres, qui ne permet qu’un traitement contextuel7. De plus, la circulation imprimée, sous forme de feuilles volantes, de recueils, ou dans des journaux, joue un rôle fondamental dans la diffusion des chansons, notamment grâce au système du timbre ; et de nombreuses chansons furent des succès d’édition, tirées à plusieurs milliers d’exemplaires (p. 89). Troisièmement, R. Benini montre que dans les goguettes, héritières des sociétés chantantes, dans lesquelles étaient chantées ces chansons, c’est avant tout l’écriture, la qualité poétique, qui fait l’objet d’une évaluation critique de la part du public. Celui-ci était lui-même composé de nombreux chansonniers et interprètes. À l’inverse, c’est une logique professionnelle et spectaculaire qui s’impose au café-concert. En dernier lieu, les analyses stylistiques, notamment sur l’importance de la fiction graphique dans les chansons montrent que le modèle de la poésie8 reste prégnant pour les chansonniers de la Seconde République, qui se pensent aussi bien poètes que chansonniers.

8Si une analyse textuelle semble donc très pertinente pour les chansons des goguettiers de la Seconde République, la question reste ouverte pour les chansons plus récentes, le genre devenant de plus en plus autonome vis-à-vis des autres genres littéraires. C’est l’un des mérites de l’ouvrage de retracer de manière synthétique l’histoire des sociétés chantantes et leur fille, la goguette, et de montrer ainsi l’originalité historique d’un mode de production et de diffusion des chansons, qui n’aura jamais plus la même importance.

La chanson entre modèle écrit & profération orale

9Dès lors que la chanson est étudiée exclusivement à partir du texte, la spécificité de la chanson vis-à-vis de la poésie fait question. Dans quelle mesure la destination du texte, écrit en vue du chant, modifie-t-elle la manière d’écrire ? L’ouvrage démontre qu’une analyse des caractéristiques métriques permet de constater des spécificités de la chanson, tout en révélant la proximité très forte des deux genres. Ce qui frappe dans l’analyse du rôle de la fiction graphique à laquelle se livre l’auteur, c’est en effet le poids très important du modèle de la poésie canonique. En effet, les chansonniers respectent pour la plupart un certain nombre de contraintes dans l’écriture qui ne correspondent pas à la prononciation en synchronie, comme la prise en compte de consonnes finales graphiques muettes dans la rime. Cela révèle le poids du modèle écrit : la chanson de la Seconde République, si elle se pense populaire, ne s’en réfère pas moins au modèle de la poésie, ce qui remet en question l’association trop rapide entre oralité et caractère populaire.

10Cependant, l’étude de la métrique et surtout des superstructures métriques permet de souligner les spécificités de la chanson. R. Benini procède à une analyse modulaire très éclairante des dispositions rimiques de la chanson, fondée sur les travaux de Benoît de Cornulier. Elle révèle que la disposition des rimes est beaucoup moins contrainte que la poésie canonique du xixsiècle, et que les spécificités rimiques de la chanson se concentrent en particulier sur le refrain, qui du fait de sa nature foncièrement répétitive est en quelque sorte intrinsèquement régulier. L’auteur note également la présence du schéma baptisé par Benoît de Cornulier « rabéraa9 » (où un vers est répété à l’identique, tandis qu’une terminaison n’a pas de rime), typique de la chanson folklorique, et qu’on retrouve dans des productions de plusieurs chansonniers. Il montre ainsi que les chansons imprimées sous la Seconde République entretiennent des liens étroits avec la poésie canonique, mais qu’elle hérite aussi pour partie de la chanson folklorique.

Collectif & individus dans la chanson de la Seconde République

11La chanson étudiée par R. Benini est traversée d’une tension entre sa dimension collective et les singularités auctoriales. En effet, pour toute chanson, « chaque profération est une réappropriation », ce qui fait de la chanson un « objet collectif, du fait de ses multiples mobilisations individuelles » (p. 10). Le phénomène a également une signification politique, la chanson de la Seconde République se pensant comme « chanson populaire », provenant du peuple, et destinée au peuple. Pourtant, les singularités auctoriales et les stratégies d’individualisation ont aussi leur place dans la production chansonnière de la Seconde République. Ainsi, la deuxième et la troisième partie de l’ouvrage peuvent se comprendre comme un travail minutieux pour distinguer la part du collectif et du singulier, en s’attachant d’abord aux spécificités des auteurs, puis aux formes de la chanson.

12Parmi les nombreux outils interprétatifs que propose l’ouvrage, l’analyse des scènes d’énonciation, des scénographies et scénarios auctoriaux est particulièrement intéressante. R. Benini montre que « la scène d’énonciation collective des chansons (les chansonniers populaires s’adressent au peuple, […]) n’empêche pas l’émergence de discours auctoriaux individualisés » (p. 225). L’exploration des scénarios auctoriaux10, notion empruntée à José-Luis Diaz montre l’importance de la figure de « l’auteur emprisonné pour ses chansons » (p. 240) dont le modèle est bien sûr Béranger. De même « un autre trait majeur de la scénographie chansonnière est le dénuement » (p. 242), trait lui aussi hérité de Béranger, qui laisse sa marque sur l’ensemble de la production chansonnière de la Seconde République.

13Si ce travail d’élaboration d’outils interprétatifs sera sans doute précieux pour les futures études sur la chanson, on regrette par moments que ce travail épistémologique laisse une place quelque peu réduite à la découverte du corpus, finalement relativement peu cité. On comprend néanmoins que citer davantage aurait allongé un ouvrage déjà dense et considérable.

« Un lyrisme du nous » (p. 307)

14Cette tension entre dimension collective et individuelle de l’écriture se retrouve également dans l’intertextualité très forte à l’œuvre dans la production chansonnière de la Seconde République. Le phénomène intertextuel le plus marquant mis en avant par R. Benini est l’usage massif de l’écriture sur timbre. Sur les 607 chansons analysées, seules 48 sont écrites sur des airs nouveaux, les autres réutilisant des airs antérieurs. Le procédé, qui consiste à écrire une nouvelle chanson sur l’air d’une chanson préexistante, domine notamment en raison de son efficacité : la chanson se présente sous la forme d’un texte précédé de la mention « sur l’air de X » ; Cela évite de passer par une notation musicale, qui suppose la capacité de lire la musique. R. Benini définit précisément le timbre comme le système consistant à indiquer l’air d’une chanson par un renvoi à une autre chanson, en indiquant son titre ou son premier vers, ou encore le premier vers du refrain. Ainsi, plusieurs timbres différents peuvent renvoyer au même air : l’air de Ce magistrat irréprochable peut être indiqué aussi bien par la notation « air des fous de Béranger » (autre chanson écrite sur le même air), ou par « Air du drapeau de la liberté de Charles Gilles » ou par plusieurs autres indications.

15Non seulement plusieurs chansons sont écrites sur le même air, ce qui contribue à homogénéiser le corpus étudié, mais chaque air se charge potentiellement de la mémoire des chansons successives. Cette technique d’écriture très particulière est spécifique à la chanson. D’autres phénomènes intertextuels viennent renforcer cette dimension collective de l’écriture, mais aussi de la réception des chansons. R. Benini se livre à une analyse précise des différentes pratiques intertextuelles : citations péritextuelles ou intégrées au texte, attribuées ou non, ou simples références. Comme le timbre, elles contribuent à construire un discours collectif, par exemple à travers la référence problématique à Napoléon et à la phrase qui lui est attribuée « Dans cinquante ans, l’Europe sera républicaine ou cosaque », référence commune à plusieurs chansonniers, mais qui donne lieu à des stratégies de différenciation, selon le rapport des différents auteurs à l’héritage impérial et au neveu de l’empereur.

16Comme l’indique R. Benini, l’intertextualité très forte du timbre a non seulement un rôle poïétique, mais aussi un sens politique. En effet « La chanson de la IIe République semble chercher un lyrisme collectif, un lyrisme du nous qui est probablement lié à sa vocation extratextuelle et à sa portée politique, et c’est en grande partie à travers le timbre que, d’un point de vue sémiotique, cette collectivité se manifeste » (ibid.). Cette remarque très suggestive sur la dimension politique de la chanson, ainsi que d’autres qui pointent dans la même direction (le statut ambigu de Napoléon, la représentation de Gustave Leroy en chansonnier-ouvrier, la figure de l’auteur emprisonnée) peut faire regretter le choix d’écarter cette dimension, qui fait néanmoins retour dans l’ouvrage, mais à la marge, et comme en guise d’illustration. Le choix même des limites chronologiques implique la prise en compte des événements historiques, la révolution de 1848 et le coup d’État de 1851, et de leur dimension politique. De même, les notions de populaire et de peuple sont en soi marquées d’une forte dimension politique, dimension quelque peu neutralisée par l’approche choisie.

17Néanmoins, il s’agit d’un choix pleinement assumé par l’auteur, qui permet aussi de prendre en compte la chanson comme genre, et de faire place à ses singularités esthétiques, ce qui constitue un enjeu essentiel pour l’étude de la chanson. Avec cet ouvrage, Romain Benini plaide pour une stylistique qui ne se limite pas aux œuvres canoniques, mais aussi pour la dignité esthétique du genre. Au-delà de l’impressionnante rigueur de l’étude, qui exploite méthodiquement un corpus massif, il s’agit d’un ouvrage précieux pour les études sur la chanson au xixe siècle et après, à la fois pour les outils qu’il met en œuvre et pour les conclusions qu’il présente.