Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Juillet-août 2020 (volume 21, numéro 7)
titre article
Florian Besson

Guerre des sexes au Moyen Âge

Gender wars in the Middle Ages
Les Quinze Joies de mariage, édité par Jean Rychner, traduit par Jean-Claude Mühlethaler, Genève : Droz, coll. « Texte courant », 2020, EAN 9782600059992.

L’édition critique d’un classique de la littérature médiévale

1Jean Rychner et Jean-Claude Mühlethaler proposent ici une très belle édition critique, assortie d’une traduction en français contemporain, de ce texte célèbre que sont Les Quinze Joies de mariage. Texte célèbre car, comme le rappelle Jean-Claude Mühlethaler dans son introduction, son succès éditorial ne s’est jamais démenti. Depuis sa rédaction, probablement au début du xve siècle par un clerc anonyme, peut-être poitevin, le texte a en effet été réédité plus d’une vingtaine de fois. Un succès qui s’explique avant tout par le talent de l’auteur, qui peint avec un style superbement ironique les « joies du mariage », c’est-à-dire, au contraire, toutes les façons dont la femme pourra faire souffrir son pauvre mari : entré dans « la nasse » qu’est le mariage, véritable prison dont on ne peut jamais sortir, l’époux peinera durant toute sa vie pour contenter une femme acariâtre et adultère, et finalement, malgré ses efforts, ses résistances ou sa bonne volonté, « terminera misérablement ses jours » — la formule clôt chacune de ces « joies » qu’offre le mariage.

2L’humour est aussi féroce que sont vastes les qualités littéraires du texte : l’auteur y conjugue en effet un art du « détail vrai », qui fait du texte une source précieuse pour qui veut étudier les comportements, les mentalités ou le langage de l’époque, et une volonté de décliner toutes les variations possibles d’une situation initiale, ce qui rapproche ce texte d’une expérience oulipienne contemporaine. La formule « a l’aventure » permet ainsi de multiplier à l’infini les histoires possibles — l’homme peut partir à la guerre, sa femme peut prendre un amant, il peut le découvrir, ou pas, ils peuvent avoir deux, trois, quatre enfants, ou plus, ainsi de suite —, en une combinatoire narrative d’autant plus fascinante qu’elle conduit toujours, irrésistiblement, vers la morale finale : l’homme sera malheureux... ce qui n’empêchera pas les autres hommes de désirer le même sort. La traduction de J.‑Cl. Mühlethaler s’attache à rendre fidèlement le dynamisme et l’oralité du texte, au prix de plusieurs actualisations bienvenues, notamment pour les expressions proverbiales (par exemple « je n’en ay plus que faire », traduit par un « j’en ai par-dessus la tête » à la p. 190-191). Ajoutons enfin que les notes finales et l’index sont extrêmement complets et bien construits ; tout au plus aurait-on pu souhaiter une bibliographie présentant les principales études, tant littéraires qu’historiques, consacrées à ce texte.

Critique ou éloge des femmes ?

3La préface, rédigée par J. Rychner, revient sur le contexte de rédaction de l’œuvre : l’universitaire invite notamment à rester prudent et souligne la grande fragilité des différentes hypothèses qui, au fil des décennies, ont été données quant à l’identité réelle de l’auteur du texte. La charade finale dans laquelle celui-ci semble donner son nom reste bel et bien opaque, et c’est tout à l’honneur de l’éditeur de ne pas proposer une nouvelle interprétation. Cette préface réinscrit également le texte dans la tradition d’une littérature farouchement misogyne, dont les Lamentations de Matheolus sont un autre célèbre exemple, tout en indiquant que cette critique est peut-être plus subtile qu’il n’y paraît. Derrière le portrait à charge d’une épouse fourbe, manipulatrice, toujours prête à tromper son mari, c’est bien ce dernier en effet qui est moqué par l’auteur du texte. On le voit notamment à travers la métaphore de l’animal, l’un des fils qui traverse le texte et en assure l’unité narrative et stylistique : le mari est tour à tour un poisson pris dans la nasse, un oiseau pris dans le filet, un chien mené au bout d’une laisse, un ours exhibé sur un marché, un vieil âne que l’on bat, un coq se tuant à la tâche pour nourrir ses poules, un bœuf habitué au joug, etc.

4Faut-il dès lors voir dans ce texte une valorisation de la femme, dépeinte comme rusée, capable de déployer toute son « ingéniosité » pour manipuler son mari et parvenir à ses fins ? C’est l’hypothèse soutenue, par exemple, par Monique Santucci dans sa propre édition du texte (Stock, 1986), une lecture « contrauctoriale » qui n’est pas inintéressante. Certes, elle semble contredite par les passages explicites dans lesquels l’auteur blâme les femmes dans leur ensemble, en affirmant par exemple qu’« une épouse est convaincue de faire de beaux exploits quand elle accable son mari de soucis et de douleurs » (p. 130-131) ou encore que la femme est « naturellement portée » à causer des soucis à son mari (p. 126-127). Ces essentialisations, qui reprennent des topoï antiques et médiévaux, sont omniprésentes, et contribuent à construire l’image d’une femme « naturellement » obnubilée par son apparence et poussée, par un désir sexuel moins vite « refroidi » que celui du mari, à commettre inévitablement l’adultère.

5Reste qu’on a bel et bien dans ce texte une lecture acerbe du mariage qui, finalement, fait la part belle à la femme. Le mariage y apparaît en effet sous les traits d’un combat permanent entre l’époux et l’épouse, une véritable « guerre des sexes », d’ailleurs exprimée parfois en ces termes : entre eux éclatent à l’occasion « de vraies batailles », au fil « d’une guerre qui a duré vingt ou trente ans ou plus » (9ème joie, p. 184-185). Or, de cette guerre, c’est bien la femme qui est victorieuse. L’auteur conclut d’ailleurs son texte en soulignant qu’il l’a écrit « à la gloire des femmes », qui malgré leur faiblesse naturelle et la violence des hommes parviennent toujours à triompher (conclusion, p. 292-293). Le texte esquisse dès lors une inversion des rapports de force traditionnels, d’autant plus parlante qu’en ancien français le mari est couramment désigné comme « le seigneur ». De même que les enlumineurs se plaisent alors à peupler les marges des manuscrits de figures grotesques inversant les codes — des lapins y tuent les chasseurs et des escargots triomphent des chevaliers —, de même que les cartographes peuplent les marges du monde de créatures monstrueuses, l’auteur anonyme dépeint ici un véritable monde à l’envers, dans lequel la parole du seigneur est vidée de toute son effectivité — « quand le seigneur commande n’est pas arest de parlement » (6ème joie p. 132-133) —, dans lequel le « seigneur » est littéralement dompté, « transformé en bête » (7ème joie, p. 166-167), par les talents de son épouse. Nouvelle Circé, celle-ci préside à un univers du faux-semblant d’autant plus pernicieux que l’époux est persuadé d’être heureux...

6À côté de la guerre, la deuxième métaphore qui informe tout le texte est celle du jeu. Rien de surprenant : les auteurs médiévaux présentent fréquemment l’amour comme un combat, et le jeu d’échecs est par exemple un symbole à la fois de la guerre et de la conquête amoureuse. Dans les Quinze joies de mariage, le jeu se dédouble : le mariage peut s’apparenter soit à un jeu de société, avec des règles auxquelles on ne saurait déroger (« il n’est jeu que aux joueux », 3ème joie, p. 52-53 ou encore « ce n’est que la regle du jeu », 7ème joie, p. 166-167), soit à un jeu théâtral, dans lequel la femme « joue un personnage » (2ème joie, p. 40-41, ou 6ème joie, p. 128-129). Dans tous les cas, là encore, c’est la femme qui domine : même si le mari se doute à l’occasion qu’elle joue la comédie, il ne peut en dernier recours n’utiliser que ses coups, quand elle a à sa disposition une palette de stratégies discursives et émotionnelles qui lui permettent toujours « d’avoir le dernier mot, qu’elle ait tort ou raison » (3ème joie, p. 52-53).

Quelle actualité du texte ?

7Dans sa préface, J.‑Cl. Mühlethaler tente d’identifier les éléments les plus « actuels » du texte : il rapproche ainsi ces stratégies manipulatrices mises en œuvre par l’épouse et nos interrogations contemporaines sur les manipulateurs en général et les « fake news » en particulier. Les Quinze joies du mariage ressembleraient dès lors à nos magazines contemporains mettant en garde contre les « relations toxiques », d’où, comme le dit la quatrième de couverture, une « étonnante modernité » du texte. Ce rapprochement, superficiellement esquissé, est somme toute assez peu convaincant, d’autant plus qu’il repose sur l’affirmation très étonnante selon laquelle l’égoïsme et la manipulation sont des « invariants du comportement humain » (p. xc) : un jugement anhistorique extrêmement fragile, comme le sont tous les jugements qui postulent l’existence d’une « nature humaine » ne changeant jamais. La deuxième actualisation proposée par le traducteur n’est guère plus solide : il semble bien difficile de lire une dimension « écocritique », raisonnant en écho à notre sensibilité contemporaine, dans les brefs passages où l’auteur exprime une empathie pour les animaux pris au piège.

8Quitte à proposer des actualisations du texte, on aurait pu en trouver d’autres bien plus pertinentes. En particulier, on peut souligner que si la femme triomphe ainsi, dans ce jeu guerrier qu’est le mariage, c’est notamment parce qu’elle sait s’entourer d’autres femmes. C’est en effet l’un des éléments frappants du texte : alors que le « brave homme » semble toujours seul, son épouse, elle, peut systématiquement compter sur l’appui d’autres femmes. Ses amies et commères viennent lui tenir compagnie lors de ses relevailles et accablent son époux de reproches ; sa servante l’aide à rencontrer son futur amant et veille sur leurs rencontres ; sa mère lui fournit au besoin un alibi, voire lui enseigne comment feindre d’être vierge lors de la nuit de noces... Prise en flagrant délit d’adultère, menacée de mort par son mari, la femme se réfugie aussitôt « chez sa mère, sa sœur ou sa cousine » (15ème joie, p. 266-267), laquelle convoque tout de suite ses amies pour trouver un remède propre à apaiser la jalousie du mari. Les femmes tiennent conseil, partagent leurs expériences individuelles, réconfortent l’épouse, puis jouent les intercesseuses pour persuader le mari qu’il n’a pas vu ce qu’il a cru voir, si bien que le pauvre homme, dûment moqué par ces assemblées féminines, finit encore mieux dompté qu’il ne l’était... La solidarité féminine, conjuguée au pluriel, se déploie ainsi contre une autorité masculine qui ne repose finalement que sur la violence de l’homme : il y a là, pour le coup, des échos frappants avec l’actualité la plus contemporaine.