Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mai 2020 (volume 21, numéro 5)
titre article
Anna Arzoumanov

Censure ou critique littéraire ? Enquête au cœur des archives de la congrégation de l’Index

Censorship or literary criticism? Investigation in the heart of the archives of the Congregation of the Index
Jean-Baptiste Amadieu, Le Censeur critique littéraire. Les jugements de l’Index, du romantisme au naturalisme, Paris : Éditions Hermann, coll. « Des morales et des œuvres », 2019, 632 p., EAN 9791037001337.

1Ce livre nous place au cœur des archives de la Congrégation de l’Index dont Jean-Baptiste Amadieu s’impose comme l’un des meilleurs spécialistes. Ce chercheur fait en effet partie de ces privilégiés qui ont eu accès aux archives de l’Index librorum prohibitorum peu après leur ouverture par le cardinal Ratzinger en 1998. Il a ainsi pu dépouiller et compiler un abondant ensemble de dossiers censoriaux consacrés à la littérature française du xixe siècle, parmi lesquels on trouve les œuvres de certains des auteurs les plus renommés de notre patrimoine littéraire : Hugo, Sand, Vigny, Flaubert, Lamartine, Balzac, Zola, Dumas père et fils, etc. Mais si cette liste était connue car publiée par la Congrégation, les pièces de la procédure restaient inaccessibles et secrètes et les raisons ayant motivé les condamnations n’avaient jamais été dévoilées. C’est pour lever ce mystère que J.‑B. Amadieu a accompli un travail considérable de dépouillement, de traduction et d’analyse de ce corpus. Il y a consacré un premier livre qui s’est focalisé sur la description de la procédure (La Littérature française au xixe siècle mise à l’Index : les procédures, Paris, Les Éditions du Cerf, 2017), « depuis la plainte liminaire jusqu’à la promulgation du décret de proscription » (p. 12). Il s’agissait « non seulement de fixer le cadre juridique et le fonctionnement jurisprudentiel du tribunal, mais encore d’éclairer la conception des décrets de l’Index » (ibid.), tout en évaluant « l’influence réelle de telles proscriptions sur les lecteurs catholiques » (ibid.). Ce second livre que J.‑B. Amadieu vient de publier, relève cette fois davantage d’une analyse argumentative ou discursive, puisqu’il met au jour les arguments qui accompagnent la censure de tel ou tel ouvrage et ainsi que les différents critères textuels qui entrainent une condamnation. Il s’attache donc cette fois aux « débats de fond » (p. 13). Signalons d’emblée le très riche appareil critique qui est proposé au lecteur et qui témoigne d’une volonté pédagogique de le guider dans ce corpus peu familier. Grâce à ce dispositif, les deux livres, pourtant étroitement liés car analysant un même corpus, peuvent être lus indépendamment l’un de l’autre.

2L’auteur met ainsi à la disposition de son lecteur toute une série de pièces dont la publication est inédite autour du procès Spiridion de Sand (pièces présentées de manière chronologique, du votum au décret de mise à l’Index en 1842 en passant par l’entrée Georges Sand dans les Index ultérieurs). En plus de cette édition d’un dossier exemplaire, le livre propose la publication d’une série de textes réglementaires dont la connaissance est utile pour comprendre les contraintes qui pèsent sur la lecture censoriale : la constitution apostolique de Benoît XIV qui réglemente la procédure, les règles de l’Index fixées au Concile de Trente (1563) et encore en vigueur jusqu’en 1897. Il comprend en outre un tableau des procès de l’Index ainsi qu’un glossaire qui définit les principaux termes juridiques de l’Index et assiste efficacement le lecteur dans sa lecture de l’ouvrage.

3Le livre est plus précisément consacré à l’analyse d’un type de document spécifique, le votum. Il s’agit d’une « pièce maitresse du procès » (p. 12) qui permet de « scruter et apprécier les motifs d’interdiction » et de « suivre au plus près les débats de la congrégation préparatoire » des consulteurs et le cheminement qui, le cas échéant, engage la Congrégation générale des cardinaux de l’Index à décréter l’interdiction (p. 13).

4Malgré des variations selon les censeurs et les pratiques, le votum se signale par sa régularité car il est soumis aux exigences d’une procédure fixe et d’un protocole de lecture strictement encadré. Ilpeut être défini comme un « rapport rédigé par un consulteur de l’Index » dans lequel il « détaille le contenu de l’ouvrage, ses écarts avec l’enseignement ecclésial et pointe enfin le danger qu’il représentait pour le public » (ibid.). Il se conclut « par un avis sur la mesure à prendre ». C’est donc un texte argumentatif (qui a pour but de guider une prise de décision), qui a vocation à rester confidentiel, n’a pas « valeur magistérielle » (ibid.) et ne constitue pas une « parole d’autorité » (ibid.). Cependant, parce qu’il détaille l’évaluation de l’œuvre et prépare les débats de la Congrégation qui décident d’une mise à l’Index, il se révèle un observatoire précieux des motifs qui rendent un texte condamnable. Leur étude se révèle ainsi être une contribution majeure à l’histoire de la censure ecclésiastique, car il synthétise les motifs qui au xixe siècle, dans la communauté des lecteurs de la Congrégation, justifient une condamnation.

Les motifs qui justifient une condamnation

5Commençons par louer le souci permanent qu’a J.‑B. Amadieu de la typologie qui donne au propos d’ensemble une remarquable clarté conceptuelle. Le livre décrit en effet les motifs en les répartissant en trois grands types, respectivement présentés en trois parties : « le jugement intellectuel sur l’énoncé » (première partie), « le jugement esthétique sur l’énoncé » (deuxième partie) et « le jugement sur l’énonciation » (troisième partie).

6Lorsque les censeurs émettent un « jugement intellectuel sur l’énoncé », ils examinent le fond et évaluent la « malice » de l’œuvre. C’est un passage obligé de la lecture censoriale qui consiste à interpréter si l’œuvre se conforme à des valeurs morales communes à tous les censeurs. J.‑B. Amadieu y identifie trois types de transgression : les fautes contra mores (représentation d’un homicide et représentation obscène), les fautes contra fidem (propos attentatoires à la vertu de religion ou à la croyance orthodoxe) et les fautes d’ordre politique (atteintes circonstanciées contre tel ou tel gouvernement particulier, censure du républicanisme). Si une même grammaire des valeurs conditionne l’interprétation, la méthode de lecture peut varier d’un censeur à l’autre et le curseur qui fait basculer le sens du côté de la malice n’est pas toujours situé au même endroit. J.‑B. Amadieu donne ainsi l’exemple de deux censures de textes de Dumas qui présentent une même alternance entre l’éloge et le blâme du duel et qui pourtant suscitent deux évaluations opposées : pour le censeur de Black, elle suffit à affirmer que livre relève de la faute contra mores, pour le censeur du Comte de Monte Cristo au contraire, cette alternance empêche d’y voir une apologie du duel et rend le propos du roman conforme à la morale. À défaut de critères textuels explicites et d’un protocole de lecture systématisé, la restauration d’un sens immoral ou amoral est donc soumis aux aléas de l’interprétation de chaque individu.

7Dans une deuxième partie, le livre s’intéresse au jugement esthétique qui peut être induit par le passage du jugement de « malice » à la proscription. Dans la plupart des exemples de censures, celui-ci s’opère sur le mode d’un glissement implicite qui veut qu’un contenu mauvais soit censuré parce que considéré comme intrinsèquement dangereux pour les lecteurs. Cependant, dans d’autres vota, ce passage repose sur une étape intermédiaire qui consiste à décrire en quoi l’œuvre est dangereuse. C’est à ces censures plus étoffées que J.‑B. Amadieu s’attache en montrant par exemple que les censeurs peuvent s’arrêter sur des circonstances extrinsèques qui accentuent le danger d’un mauvais livre, comme c’est le cas de la censure de la trilogie de Zola (Lourdes, Rome et Paris). Sa proscription est motivée non pas seulement par la malice du livre, mais aussi par des circonstances éditoriales, le succès de l’œuvre et le contexte de l’affaire Dreyfus. Dans d’autres cas, certaines œuvres sont considérées comme mauvaises, mais pas dangereuses (Chatterton de Vigny) ou au contraire comme dangereuses mais dénuées de malice (Les Trois Mousquetaires de Dumas). Cet attachement à décrire où se situe la voix de l’auteur s’accompagne également de la prise en compte du public et des effets ou pouvoirs que la fiction peut avoir sur lui.

8Mais c’est par le biais d’une évaluation esthétique que le passage de la malice au danger s’opère le plus souvent : les œuvres sont considérées « dangereuses dans la mesure où leur composition et leur style sont de qualité » (p. 313), où « les qualités littéraires » les rendent « séduisantes » (p. 314). La « séduction » apparait ainsi comme une catégorie centrale d’évaluation à laquelle J.‑B. Amadieu consacre un très riche et substantiel chapitre, qui mêle études lexicologique, rhétorique et historique du concept qui devient selon lui un « tour jurisprudentiel des censures littéraires ». Il explique ainsi comment se « résout le paradoxe apparent entre les éloges littéraires de l’art accompli et les blâmes moraux contre la malice de l’énoncé » (p. 368). Ainsi un bon style peut-il être remarqué, voire loué, par le censeur, tout en constituant un critère à charge contre un livre. Il n’est donc pas la circonstance atténuante que la doctrine lui reconnait pourtant (il constitue même une clause dérogatoire).

9Enfin, dans une troisième partie, J.‑B. Amadieu montre que les censeurs de l’Index peuvent également porter un jugement qui appréhende non seulement l’énoncé mais élargir le regard à ses conditions d’énonciation. Ils prennent ainsi en compte les dommages qu’une œuvre peut entrainer sur les lecteurs, en distinguant « la plupart du temps la catégorie du public menacé », ce qui revient à postuler « une réception inégale » d’une même œuvre (p. 434). Dans un ultime chapitre, il est question de la place de l’auteur dans le processus interprétatif des censeurs. La doctrine de l’Index lui attribue une responsabilité morale à défaut d’une responsabilité pénale puisque l’Index publie une liste des œuvres condamnées et non pas des auteurs. Benoit XIV affirme en outre la nécessité de distinguer la personne de l’auteur (persona auctoris) et l’être de papier (institutum auctoris) et de ne jamais condamner l’auteur comme personne. Mais cette distinction est-elle opératoire lorsque les censeurs interprètent ? Il s’agit donc là encore de mettre à l’épreuve une théorie au regard de la pratique, en observant quel place l’auteur occupe dans les vota. J.‑B. Amadieu observe des usages variés : les censeurs ont souvent recours à ce « principe herméneutique commode » (p. 460), mais il n’est pas mobilisé avec les mêmes critères d’appréciation, « selon que l’on parle de l’auteur du texte examiné, ou de l’auteur d’un ensemble de textes qui constituent une œuvre, ou encore du personnage social, doué d’une autorité et d’un prestige dans la société » (p. 463).

Au cœur du travail d’interprétation des censeurs : la théorie « au miroir1 » de la pratique

10Cette fine description des vota et des méthodes mises en œuvre pour interpréter s’appuie sur de nombreux exemples étudiés minutieusement et met l’accent sur la diversité des modes d’appropriation du texte littéraire alors même que des critères d’évaluation cadrent strictement les rapports censoriaux. On voit donc bien l’écart entre une doctrine fondée sur des catégories préétablies et une méthode plus empirique que systématique qui révèle une compréhension à géométrie variable de ces mêmes catégories et de leurs modalités d’application. Pour cette raison, l’intérêt des vota va bien au-delà de la seule contribution à la connaissance des procédures censoriales de la Congrégation et des motifs de condamnation, ils constituent des témoignages de réception, des observatoires de la manière dont la théorie s’articule à l’exercice pratique de la lecture et de l’interprétation.

11De telles variations dans les procédures herméneutiques montrent ainsi la difficile appréhension par les censeurs du discours de la fiction. Bien que le commentaire censorial ait une visée d’arbitrage et d’établissement d’un sens unifié, il se fonde sur des critères qui varient selon les époques, les sensibilités du commentateur, la méthode qu’il met en œuvre. À cet égard, ce livre apporte un regard singulier au conflit qui émaille les relations entre droit et littérature. Lorsque sa visée est de condamner ou non un livre, le censeur a le devoir d’arbitrer, il est obligé de statuer sur un sens qui par définition est multiple ne serait-ce qu’à cause de la variété des publics. Il est donc voué à produire un commentaire qui sera dans tous les cas critiquables. Il est condamné à être partiel et partial et a vocation à refermer l’« œuvre ouverte » pour paraphraser la célèbre formule de Umberto Eco. L’on comprend dès lors pourquoi la censure ne peut se défaire de l’image si négative de myopie interprétative qui lui colle à la peau.

12Enfin, on soulignera le souci constant de J.‑B. Amadieu de réinscrire ces différences d’appréciation et d’appropriation du texte dans des questionnements théoriques qui restent actuels et qui engendrent encore des débats qui animent le champ académique. On reconnait d’ailleurs bien là un travail guidé par Antoine Compagnon dont Le Démon de la théorie n’est jamais loin. En témoignent par exemple les chapitres consacrés à l’auteur et au lecteur, où J.‑B. Amadieu confronte sa description minutieuse des vota aux théories de Barthes, Foucault, Jauss, Compagnon, et les met en regard des débats qui ont lieu ailleurs et en d’autres temps, comme celui par exemple concernant la question de la réception de Céline et de son antisémitisme (voir conclusion).

13Le livre pose également à plusieurs reprises la question de l’identification du point de vue qui s’exprime dans une fiction. À partir de quand peut-on considérer par exemple qu’un roman qui met en scène l’adultère est une apologie de l’adultère ? Pour certains censeurs, il faut chercher un personnage qui est le porte-parole de l’auteur, pour d’autres, le seul fait de décrire l’adultère chez Balzac ou le duel chez Dumas suffit à rendre le livre condamnable. C’est finalement la distance de l’auteur par rapport au contenu de son livre qui se pose ici et qui ne peut pas ne faire écho aux procès contemporains de la fiction2. Comment savoir si un livre est doté d’un effet incitatif sur les lecteurs ? Comment appréhender les pouvoirs de la fiction ? Ce sont autant de questions qui aiment encore la recherche la plus contemporaine (voir par exemple le récent numéro de la revue COnTEXTES consacré à « la fiction contemporaine face à ses pouvoirs3 » et qui trouvent des réponses variées et irréductibles.

14En ce sens, les vota soulèvent des questions théoriques auxquelles est confronté le champ littéraire et l’on peut dire qu’ils constituent de vrais morceaux de « critiques littéraires inédites » (p. 15) qui nous amènent à considérer la relation entre censure et critique sur le modèle d’un continuum. Le livre met ainsi à mal la « légende noire de la censure » (p. 16) qui voudrait qu’elle soit systématiquement myope et « inapte à juger les œuvres de l’esprit » (p. 17). C’est là l’une des hypothèses majeures de J.‑B. Amadieu qui constitue l’un des fils rouges du livre. Même lorsque le commentaire a une visée censoriale et prescriptive, qu’il est régi par une série de règles et de contraintes très fortes qui sont celles de la norme ecclésiale, il développe une visée critique et a pour point commun avec la critique littéraire « l’exercice méthodique du discernement appliqué à un texte » (p. 17). Explorant toutes les lignes de fracture qui opposent traditionnellement la critique à la censure, J.‑B. Amadieu conclut qu’il n’y a pas de critères textuels, mais que seul le contexte permet de les départager (le statut du commentateur et la visée du commentaire).


***

15On l’aura compris, ce livre est remarquable à plusieurs titres. Premièrement, il apporte une connaissance très précise de la censure de l’Index grâce à une description très complète des motifs justifiant telle ou telle condamnation, adossée à une très fine typologie qui en rend la présentation parfaitement claire. Deuxièmement, il nous fait entrer dans l’atelier du censeur dans son entreprise d’interprétation du sens. Le livre apporte ainsi une très riche contribution à l’histoire de la lecture et des lecteurs qui s’écrit en France depuis les travaux de Roger Chartier. Enfin, il offre un miroir à nos propres pratiques de lecture, une mise à l’épreuve des théories forgées par la critique littéraire. L’empirisme de la méthode des censeurs et sa grande variabilité nous rappelle que, même lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre très contraint d’une censure, toute tentative d’explication d’un sens n’est jamais qu’une herméneutique qui ne s’avoue pas comme telle, toute « restauration » d’un sens une « instauration4 », un choix de lecture parmi une multiplicité de possibles.