Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Janvier 2020 (volume 21, numéro 1)
titre article
Mathieu Jung

« Qu’importe qui parle. » Autour de la fonction-auteur

"Who cares who speaks." Around the author-function
Dinah Ribard, 1969 : Michel Foucault et la question de l’auteur, Honoré Champion, coll. « Textes critiques français », 2019, 112 p. EAN : 139782745348326.

Ainsi conçue, la pensée philosophique maintient le discours du philosophe dans l’instance d’une vibration indéfinie, et le fait résonner au-delà de toute mort ; elle garantit l’excès de la philosophie par rapport à n’importe quelle philosophie : lumière qui veillait déjà avant même tout discours, lame qui luit encore une fois qu’il est entré en sommeil1.

1Le 22 février 1969, Michel Foucault prononce une conférence devant la Société française de philosophie. Elle deviendra très vite célèbre sous son titre originel : « Qu’est-ce qu’un auteur ? ». Sont présents dans l’auditoire : Jean Wahl (qui préside la séance), l’économiste Jean Ullmo, Maurice de Gandillac, Lucien Goldmann, Jacques Lacan ainsi que Jean d’Ormesson2. Ce dernier évoquait à l’issue de la conférence une « espèce de prestidigitation, extrêmement habile3 ». Or, plutôt que de prestidigitation ou d’escamotage théorique, il s’agissait pour Foucault de sonder une aporie fondatrice, de « repérer l’espace […] laissé vide par la disparition de l’auteur, suivre de l’œil la répartition des lacunes et des failles, et guetter les emplacements, les fonctions libres que cette disparition fait apparaître4 ».

Maîtres et disciples

2 En 1969, Michel Foucault est déjà connu pour Les Mots et les choses (1966) et Histoire de la folie à l’âge classique (1964). Il a aussi derrière lui Naissance de la clinique (1963) et un Raymond Roussel (1963). L’Archéologie du savoir ne sera pas longue à paraître, et « Qu’est-ce qu’un auteur ? » témoigne des préoccupations propres à cet ouvrage. Dans un peu plus d’un an, Foucault sera élu au Collège de France. Mais n’anticipons pas.

3Pour l’heure, en ce 22 février 1969, dans la salle 6 du Collège de France, Michel Foucault, philosophe reconnu, est face à un aréopage pour le moins exigeant, comme nous le rappelle Dinah Ribard dans l’essai qui accompagne la réédition du texte, devenu libre de droits ; Jean Wahl introduit le conférencier : « les termes choisis », souligne D. Ribard, « suggèrent l’attente, la curiosité — pas nécessairement bienveillante — et ce qu’on pourrait appeler la gourmandise d’auteurs avertis, parfois eux-mêmes auréolés d’une réputation plus ou moins brillante, réunis pour écouter une célébrité5. » D. Ribard ne manque pas de planter le décor, et d’élaborer une nécessaire « scénographie auctoriale6 » autour de la fameuse conférence de Foucault, qui a justement pour objet la disparition de l’auteur.

4On se souvient de la fin des Mots et les choses, où il était question de la mort de l’homme : « alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable7. » Le geste se rejoue ici, mais à l’endroit de l’auteur, et il n’est pas sans susciter les interrogations de l’auditoire.

5D’entrée de jeu dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Foucault se place sous l’égide de Samuel Beckett, qu’il cite explicitement : « Qu’importe qui parle, quelqu’un a dit qu’importe qui parle8 », et le « Qu’importe qui parle » beckettien sert aussi bien de clôture à la conférence. Le nom de Beckett reviendra dans L’Ordre du discours, qui donne le texte de la conférence inaugurale de Foucault au Collège de France, et ce sera alors le Beckett de L’Innommable :

J’aurais aimé qu’il y ait derrière moi (ayant pris depuis bien longtemps la parole, doublant à l’avance tout ce que je vais dire) une voix qui parlerait ainsi : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent — étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait si elle s’ouvre9. »

6À lire entre les lignes, on est tenté de dégager ici, au sein d’un discours sur l’effacement de l’auteur, quelque chose comme un biographème.

7La veuve de Jean Hippolyte avait offert à Foucault les ouvrages de Beckett ayant appartenu à son mari, comme nous le rappelle Daniel Defert dans l’appareil critique des Dits et écrits10. Hippolyte précède Foucault à la chaire du Collège de France et, un peu à la manière dont il le sera dans L’Ordre du discours, Hyppolite est d’ailleurs mentionné dès le début de « Qu’est-ce qu’un auteur ? » :

[…] j’éprouve encore, et ici surtout, l’absence d’une voix qui m’a été jusqu’ici indispensable ; vous comprendrez bien que tout à l’heure c’est encore mon premier maître que je chercherai invinciblement à entendre. Après tout, de mon projet initial de travail c’est à lui que j’avais d’abord parlé ; à coup sûr, j’aurais eu grand besoin qu’il assiste à l’ébauche de celui-ci et qu’il m’aide une fois encore dans mes incertitudes. Mais après tout, puisque l’absence est le lieu premier du discours, acceptez, je vous en prie, que ce soit à lui, en premier lieu, que je m’adresse ce soir.

8Dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », tout comme dans la leçon inaugurale de Foucault au Collège de France, il est question d’une voix. Celle, sans doute, « de la philosophie elle-même11 ». À qui s’adresse le discours ? Au maître, bien sûr, qu’on aimerait encore entendre ; celui à qui, justement, on a parlé initialement. Mais, au fond, « Qu’importe qui parle ». D’Hyppolite à Beckett se trame chez Foucault une voix d’absence (« lieu premier du discours ») :

« Le thème dont je voudrais partir, j’en emprunte la formulation à Beckett : ‘‘Qu’importe qui parle, quelqu’un a dit qu’importe qui parle.’’ Dans cette indifférence, je crois qu’il faut reconnaître un des principes éthiques fondamentaux de l’écriture contemporaine12. »

9La formule de Beckett que Foucault reprend ici vient illustrer l’un des enjeux majeurs de l’écriture d’alors — il suffit de songer à Maurice Blanchot ou à Roland Barthes, ou encore à Louis-René des Forêts : celui de la dépersonnalisation, de l’absence ou de la « mort » de l’auteur. Le thème n’est pas seulement « contemporain » des années 1960 : « la disparition de l’auteur, […] depuis Mallarmé, est un événement qui ne cesse pas13. »

10D. Ribard propose un commentaire riche et précis de la conférence de Foucault. Elle ne manque pas de rappeler la controverse féconde avec Jacques Derrida autour de la notion d’écriture14. Bien entendu, le terme d’« écriture » n’est pas sans faire penser à Barthes, de même que « Qu’est-ce qu’un auteur ? » entre en dialogue avec la « Mort de l’auteur » selon Barthes. Mais, comme le souligne D. Ribard, Foucault vise alors à retravailler l’écriture selon Derrida plutôt que l’écriture selon Barthes15.

11D’Hyppolite à Foucault, de Foucault à Derrida, comment ne pas lire ici le jeu du maître et du disciple ? Quelques années plus tôt, en mars 1963, Derrida évoquait cette question, en présence de Foucault, lors d’une séance du Collège philosophique. Le texte se trouve repris dans L’Écriture et la différence (1967) : « … je garde d’avoir eu naguère la chance de recevoir l’enseignement de Michel Foucault, une conscience de disciple admiratif et reconnaissant. » Mais Derrida ne manque pas d’établir une tension dialectique avec son maître d’alors :

Or, la conscience du disciple, quand celui-ci commence, je ne dirai pas à disputer, mais à dialoguer avec le maître, ou plutôt à proférer le dialogue interminable et silencieux qui le constituait en disciple, la conscience du disciple est alors une conscience malheureuse. En commençant à dialoguer dans le monde, c’est-à-dire à répondre, elle se sent toujours déjà prise en faute, comme l’enfant qui, ne sachant par définition, et comme son nom l’indique, parler, ne doit surtout pas répondre. Et lorsque, comme c’est ici le cas, ce dialogue risque d’être entendu — à tort — comme une contestation, le disciple sait qu’il est seul à se trouver de ce fait déjà contesté par la voix du maître qui en lui précède la sienne. Il se sent indéfiniment contesté, ou récusé, ou accusé : comme disciple, il l’est par le maître qui parle en lui avant lui pour lui reprocher d’élever cette contestation et la récuser d’avance, l’ayant développée avant lui ; comme maître du dedans, il est donc contesté par le disciple qu’il est aussi. Ce malheur interminable du disciple tient peut-être à ce qu’il ne sait ou se cache encore que, comme la vraie vie, le maître est peut-être toujours absent16.

12Derrida n’est pas absent de l’échange qui suit la conférence de Foucault. On peut regretter que l’ouvrage de D. Ribard ne reproduise pas in extenso cette discussion (elle ne se trouve pas dans l’édition des œuvres de Foucault parues dans la Pléiade, mais figure dans l’édition des Dits et écrits). Lucien Goldmann revient alors sur la notion derridéenne d’écriture : « Derrida essaie — gageure qui me semble paradoxale — d’élaborer une philosophie de l’écriture tout en niant le sujet17. » Mais Goldmann, et D. Ribard ne manque pas de nous le rappeler dans son commentaire, s’attaque plus particulièrement au structuralisme réputé de Foucault et, une fois encore, au thème de la mort de l’homme. Rappelons la flamboyante défense de Foucault :

Il ne s’agit pas d’affirmer que l’homme est mort, il s’agit, à partir du thème — qui n’est pas de moi et qui n’a pas cessé d’être répété depuis la fin du xixe siècle — que l’homme est mort (ou qu’il va disparaître, ou qu’il sera remplacé par un surhomme), de voir de quelle manière, selon quelles règles s’est formé et a fonctionné le concept d’homme. J’ai fait la même chose pour la notion d’auteur. Retenons donc nos larmes18.

« L’auteur comme geste »

Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libres quand il s’agit d’écrire19.

13Deux grandes notions connexes se détachent de la conférence de Foucault : La fonction-auteur et l’instauration de discursivité. Celles-ci opèrent aussi bien dans L’Archéologie du savoir, ouvrage alors sur le point de paraître : le chapitre consacré aux unités de discours peut se lire à la lumière de « Qu’est-ce qu’un auteur ? ». À la manière de Barthes, Foucault fait déchoir l’auteur de sa position centrale, il n’est plus ce « cran d’arrêt20 » qui va figer le sens de l’œuvre. À cet égard, Foucault parle d’une « fonction-auteur » (avec ou sans trait d’union), plutôt que d’un auteur. « Foucault, commente D. Ribard, prend acte de ce que l’auteur n’est pas une substance21. »

14D. Ribard place habilement la conférence de Foucault dans le cadre de la pensée du philosophe : elle évoque la conférence « Qu’est-ce que la critique22 ? », mais aussi l’appendice à Histoire de la folie, « Mon corps, ce papier, ce feu » (1972) :

La fonction-auteur est un rapport du texte, de tout texte, à « une figure qui lui est antérieure » et extérieure », écrit [Foucault] dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? » avec les mots qui reviendront dans « Mon corps, ce papier, ce feu ». L’intéressent l’existence de ce rapport, ses enjeux, ses métamorphoses, ses modulations, non la mise en scène discursive de l’écrivain dans ses œuvres, dans ses interactions sociales, dans ce qui s’écrit sur lui ; pas ce qu’il appelle le « personnage de l’auteur »23.

15De fait, il ne s’agit pas de s’intéresser à l’auteur en tant que personnage, mais, bien plutôt, de mettre au jour la fonction-auteur, en tant qu’elle instaure de la discursivité.

16Sont également envisagés dans l’ouvrage de D. Ribard les enjeux de l’auctorialité postérieurs à « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (et motivés par cette conférence), notamment le retour de l’auteur ; les travaux de Gérard Leclerc à partir de la signature sont également signalés24. Ribard s’appuie avec beaucoup de pertinence sur les travaux de Roger Chartier, ce qui lui permet d’avancer que « les historiens voient bien des choses que Foucault ne voit pas mais qui ne sont pas étrangères à sa réflexion, lorsqu’ils sont capables de prendre en compte ses propositions et de s’interroger avec elles25. »

17Il est une lecture originale de « Qu’est-ce qu’un auteur ? » que D. Ribard n’évoque pas dans son ouvrage précis et fort documenté ; il s’agit de « L’auteur comme geste26 » de Giorgio Agamben. Le philosophe italien propose de lire la célèbre conférence de Foucault à travers « La vie des hommes infâmes27 » (1977). L’approche peut surprendre, mais Agamben avance que « l’illisibilité du sujet [y] apparaît un bref instant dans toute sa splendeur28 » ; pour lui, il est « possible, alors, que le texte de 1982 [sic, pour 1977] contienne comme le chiffre de la conférence sur l’auteur, que la vie infâme constitue le paradigme de la présence-absence de l’auteur dans l’œuvre29. » Mais, au fond, la meilleure manière d’appréhender « Qu’est-ce qu’un auteur ? » se fait — et à mieux dire, se pense — par le geste d’écrire. D. Ribard l’explique fort justement : « L’auteur, et la littérature, servent à Foucault à penser l’action avec le langage et ce qui agit quand on parle ou qu’on écrit ; ils s’en trouvent mieux pensés30. »