Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Janvier 2020 (volume 21, numéro 1)
titre article
Gilles Banderier

Imprimeurs – contrebandiers – idéologues ?

Printers - smugglers - ideologists?
Robert Darnton, Un Tour de France littéraire. Le Monde du livre à la veille de la Révolution, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Sené, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2018, 392 p., EAN 9782072744921.

1De même que notre capacité à parler et à écrire dans une langue donnée dépend de notre connaissance de la grammaire et du vocabulaire de cette langue, notre regard sur le passé dépend de l’abondance et de la qualité – ou, au contraire, de la rareté et de la médiocrité – des sources à notre disposition. Cette abondance ou cette rareté est elle-même le résultat de circonstances fortuites : telle liasse de documents a été conservée, tandis que telle autre, probablement plus intéressante, a disparu sans retour. Si, par exemple, Jean Balsamo a pu reconstituer (Seizième Siècle, X, 2014, p. 15‑30) la « genèse éditoriale » du traité de Pierre Charron sur La Sagesse, c’est parce que nous possédons une correspondance (éditée en 1894) qui aurait pu aussi bien disparaître, comme tant d’autres. On cherchera une forme de consolation en se disant que ce qui demeure du passé est encore fort riche et rares les fonds d’archives entièrement épuisés par les chercheurs, à l’instar de ces mines où, à force d’exploitation, ne subsiste plus le moindre filon.

2Les grands érudits bénédictins des xviie et xviiie siècles l’avaient déjà compris : la Suisse est un prodigieux conservatoire de manuscrits. Notamment, et elles nous intéressent ici, les archives d’une maison helvète, la Société Typographique de Neuchâtel (STN), nous sont parvenues dans un bel état de conservation et se trouvent toujours in situ, à la Bibliothèque universitaire de la ville. Parmi cette masse de documents – des dizaines de milliers de pages – Robert Darnton a exhumé un livret auquel il n’est pas sûr qu’on jetterait un second regard si on le voyait exposé dans un musée : le carnet manuscrit tenu par un représentant de commerce, Jean-François Faverger, que la STN envoya en 1778 sur les routes de France, afin de placer des catalogues, de recouvrer des impayés et de prospecter le marché en faisant la conversation avec les libraires rencontrés au long du chemin, tout en cherchant à évaluer leur assise financière. Vue ainsi, la mission de Faverger ne semble pas d’une difficulté insurmontable. Mais il faut nuancer cette vue sommaire. D’abord parce que Faverger a entrepris un long périple (de nos jours, un commis voyageur l’accomplirait en une grosse semaine) : il fut sur les routes pendant plusieurs mois, de juillet à novembre ou décembre 1778, période choisie pour éviter la plus mauvaise saison. Ensuite les routes, précisément, n’étaient pas aussi sûres que celles où nous circulons aujourd’hui. Enfin, la France n’avait pas encore achevé son unification – ou son uniformisation, tant au point de vue administratif que culturel (cet adjectif entendu au sens large). L’Alsace et la Lorraine (rattachées au royaume respectivement en 1648 et 1766, mais où Faverger ne se rendit pas) faisaient partie de « l’étranger effectif », appellation curieuse impliquant que les marchandises qui y entraient ou en sortaient étaient frappées de droits de douane élevés ; tandis que le Sud du pays et la Franche-Comté appartenaient aux « provinces réputées étrangères », acquittant des droits un peu moins lourds, mais qui avaient tout de même une influence sur le commerce. La France était encore un pays provincial (seuls 3 % de la population résidaient à Paris) et, d’un endroit à l’autre, les différences confessionnelles se faisaient sentir. Faverger, qui était protestant, arriva à Marseille le 14 août et trouva les boutiques closes, en cette veille de l’Assomption. Les jours suivants, notre voyageur rencontra différents libraires, dont le principal traitant de la STN dans la cité, Jean Mossy, à la faconde toute méridionale.

3Quel que soit, aux yeux de ceux qui écrivent des comptes rendus et de ceux qui les lisent, le prestige des livres, leur commerce constitue un marché comme un autre, obéissant fidèlement aux lois économiques, à commencer par les plus élémentaires : l’offre et la demande, l’abondance et la rareté, la production et la consommation. Affirmer que les affaires vont mal est, en tous lieux et à toutes les époques, un refrain de commerçant. Toutefois, les notes prises au jour le jour par Faverger et les lettres qu’il adressait à ses employeurs ne laissent pas entrevoir – de son point de vue partiel et partial – un marché du livre particulièrement dynamique, pour plusieurs raisons : Faverger évita le Nord de la France et surtout Paris, plus alphabétisés – en principe – que le Sud ; les livres demeuraient des artefacts onéreux, exception faite des livrets de colportage ; la STN ne détenait aucun monopole et la concurrence entre imprimeurs était féroce. Certains éditeurs parisiens crurent (naïvement ?) se prémunir des contrefaçons en paraphant un à un les ouvrages qu’ils publiaient (au hasard des fiches, les Lettres intéressantes du pape Clément XIV publiées en 1776 par Lottin le jeune). Ici se place une différence essentielle entre le commerce du livre au xviie siècle et la librairie actuelle. Aujourd’hui, un livre à grand tirage est produit par un seul éditeur (qui, par la suite, cédera peut-être ses droits pour des éditions dites « de poche »), tandis qu’au Siècle des Lumières, plusieurs imprimeurs publiaient les mêmes titres, chacun confectionnant un nombre (selon nous) restreint d’exemplaires – de l’ordre de 1000 ou 1500, rarement davantage. Les clients considéraient alors le rapport qualité/prix, la beauté de la mise en page, la lisibilité des caractères, la présence ou l’absence de fautes, …autant de critères qui ne sont plus pris en compte de nos jours.

4On doit préciser qu’il y avait en réalité deux marchés du livre distincts, aux yeux des autorités en tout cas : celui des livres pouvant être vendus au grand jour sur les présentoirs des boutiques et celui des livres qu’il fallait faire circuler discrètement parce qu’ils étaient prohibés. La nature humaine étant ce qu’elle est et n’ayant pas changé, il suffisait qu’un livre fût déclaré interdit avec suffisamment d’insistance pour qu’on s’avisât aussitôt de le trouver désirable. La STN alimentait ces deux marchés. Dès qu’un livre se vendait bien à Paris, la société suisse mettait en chantier une « contrefaçon », au mépris du privilège obtenu par leurs collègues de la capitale française. Cette frange de son activité se plaçait dans l’illégalité et les autorités royales avaient prévu de lourdes pénalités. Mais la STN, comme tant d’autres avant elle et après elle, avait décidé que la seule chose interdite était de se faire prendre et elle avait mis en place de discrètes filières d’acheminement. Il ne faudrait pas se représenter ces éditeurs/contrefacteurs suisses comme de pauvres bougres faméliques et loqueteux, travaillant sur une vieille presse dans une baraque prête à s’effondrer. Ceux de Neuchâtel étaient riches, donc respectés dans la ville, et employaient un personnel considérable. Alors qu’il est régulièrement question de légiférer sur les contenus du réseau Internet, l’exemple du livre au xviiie siècle montre – et sans doute est-ce déprimant pour le législateur – que les ouvrages interdits finissaient toujours par « passer » au prix de divers subterfuges et par atteindre leurs lecteurs, même si les autorités en interceptaient un nombre variable d’exemplaires.

5Car les notes de Faverger, sa correspondance avec ses employeurs et la passionnante enquête à laquelle s’est livré Robert Darnton n’intéressent pas seulement l’histoire économique. Le livre n’est pas une marchandise banale. Il véhicule des idées et, contrairement à ce que croient les imbéciles, les idées changent le monde. La question sous-jacente est donc celle de la circulation des idées et, en particulier, des idées contestataires. Nous sommes prisonniers de l’illusion téléologique dénoncée – entre autres – par François Furet, selon laquelle le Siècle des Lumières n’aurait existé que pour aboutir à la Révolution française. Pour les imprimeurs de la STN, il y avait la contrebande d’ouvrages autorisés, qui constituait un délit en soi, et il y avait l’introduction en contrebande d’ouvrages prohibés : le délit au carré. Mais les patriciens neuchâtelois qui géraient la STN n’étaient pas des idéologues qui voulaient changer le monde et les libraires provinciaux qui formaient leur clientèle n’aspiraient pas davantage à renverser l’ordre établi. Robert Darnton tente d’apprécier le rôle de ces libraires comme intermédiaires culturels. Se souciaient-ils simplement de satisfaire la demande de leur clientèle (une demande qui prenait donc forme ailleurs, en amont) ou s’efforçaient-ils de l’orienter par une offre précise, des conseils, des discussions ? Quand un libraire passait commande d’ouvrages pornographiques ou irréligieux, cela reflétait-il ses goûts intimes (dans la mesure où on peut les connaitre), ses opinions propres, ou ceux de ses chalands ? Quoi qu’il en ait été, comme on le pressent, les livres qui se vendaient le mieux n’ont pas tous laissé un grand souvenir dans l’histoire littéraire. Les bibliophiles les connaissent mieux, pour les rencontrer souvent dans les catalogues de vente.

6La traduction est de qualité, si l’on accepte de fermer les yeux sur certaines étrangetés (comme « casuels », p. 126). Il est curieux de lire (p. 351) que, de 2007 à 2015, Robert Darnton fut « bibliothécaire à Harvard », alors qu’en fait il dirigeait la prestigieuse institution.