Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Novembre 2015 (volume 16, numéro 7)
titre article
Catherine d' Humières

L’esprit du Siècle d’or : trois figures d’exception

Jean-Claude Masson, Trois Chemins du Siècle d’Or en Espagne et au Mexique, Paris : Garamond, 2015, 149 p., EAN 9782951459496.

1Profondément imprégné de culture hispanique au sens noble du terme (histoire, littérature, spiritualité…), J.-Cl. Masson signe là un ouvrage original qui permet au lecteur français de découvrir trois figures majeures, et pourtant assez méconnues, du siècle d’or espagnol. Poète, essayiste et traducteur, si J.-Cl. Masson se considère, en quelque sorte, comme un intime de Thérèse d’Avila, Baltasar Gracián et Sor Juana Inés de la Cruz c’est parce que toute traduction oblige à s’approcher au plus près, à partager d’une certaine manière la pensée des auteurs auxquels on se consacre. Et c’est cette vision de l’intérieur, cette familiarité, qui rendent ses analyses originales dans la mesure où il propose à son lecteur une étude singulière et subjective de trois auteurs engagés dans les ordres à une époque où la vie de l’esprit s’avérait particulièrement bouillonnante et féconde.

Le Siècle d’Or espagnol

2Ce qu’on appelle le « Siècle d’Or » en Espagne succède au Moyen Âge et recouvre deux siècles, du début du xvie à la fin du xviie siècle, c’est-à-dire la période de la Renaissance et du Baroque. La conquête des Amériques y tient une place considérable et explique peut-être le bouillonnement artistique et culturel d’un pays qui voit s’étendre ses limites jusqu’au bout du monde.

L’Empire espagnol des Habsbourg fut la première monarchie à l’échelle planétaire : une nouveauté historique absolue. […] Un domaine incommensurable sur quatre continents, dont l’Amérique du Colorado jusqu’à la Terre de Feu –avec des siècles d’aventures en perspective. (p. 10)

3Mais, ne nous y trompons pas, cette société était à la fois très hiérarchisée et extrêmement diversifiée, aux antipodes de l’idée contemporaine de « globalisation » fondée, à l’inverse, sur une extrême et stérile standardisation des goûts, des loisirs et des idées. Pour donner une définition précise de l’esprit du Siècle d’Or, J.-Cl. Masson reprend une phrase de Lafcadio Hearn à propos du japon shintoïste (Pélerinages japonais, Mercure de France, 1932) pour insister sur le fait que, dans l’Empire espagnol de cette époque :

Vibre une puissante force spirituelle, l’âme entière d’une race avec toutes ses impulsions, ses puissances et ses intentions, […] dans laquelle le sens de la beauté, la puissance de l’art, le feu de l’héroïsme, le magnétisme, la loyauté et l’émotion de la foi sont devenus inhérents, immanents, inconscients, instinctifs. (p. 12)

4Voilà une époque qui bouillonne de tous ses excès, propulsée vers un Nouveau Monde que personne n’avait pu imaginer avant l’épopée de Christophe Colomb, un monde cruel et magnifique, d’une splendeur sombre et lumineuse à la fois, qui a produit une floraison de très grands artistes : peintres comme Le Gréco ou Vélasquez, dramaturges comme Lope de Vega et Calderón, romanciers comme Cervantès, poètes comme Gongora et Quevedo, pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus importants. Deux siècles qui ont vu apparaître deux courants littéraires aussi opposés que le roman picaresque qui porte un regard sarcastique, de pure horizontalité, sur la condition humaine, et la poésie mystique, toute de verticalité, expression de l’envolée d’une âme amoureuse vers son Dieu créateur.

5À travers l’évocation de trois figures aussi différentes que Thérèse d’Avila, Baltasar Gracián et Sor Juana Inés de la Cruz, c’est le Siècle d’Or tout entier dans son extrême diversité et dans son fascinant génie créateur, que décrit J.‑Cl. Masson et, ce faisant, il le rattache constamment à l’avant et à l’après, insistant de la sorte sur l’étrange correspondance de toute réflexion issue de l’esprit humain lorsqu’il est inspiré et cherche à s’élever vers la transcendance.

Demeures mystiques

6Thérèse d’Avila (1515-1582), née il y a exactement cinq-cents ans, est considérée comme la grande réformatrice de l’ordre du Carmel, en même temps que Jean de La Croix. Tous deux sont des auteurs mystiques de grande importance, mais c’est sainte Thérèse qui retient ici l’attention de J.‑Cl. Masson dans la mesure, nous l’avons vu plus haut, où « les hasards de l’édition [lui] ont donné l’occasion de [se] pencher plus particulièrement sur l’œuvre et la vie » (p. 19) de cette femme d’exception. Désireux d’évoquer Le Château intérieur, J.‑Cl. Masson commence par décrire le contexte de l’époque : celui, européen, de la Réforme et celui, espagnol, de l’Inquisition, toujours aux aguets, hantée par toute possibilité de dérive hérétique. Il insiste sur la réflexion spirituelle en vogue à l’époque, avec Raymond Lulle, Nicolas de Cuse, Érasme… « L’écart s’accentue entre les “spirituels” et les dogmatiques. Aussi le rejet du mysticisme frise-t-il par moments l’hystérie. Thérèse est prise entre deux feux » (p. 28). À tel point que ses écrits seront repris, corrigés, annotés par ses différents confesseurs au grand scandale de Fray Luis de León, d’ailleurs, pour qui rien n’égale l’original.

7Le titre exact de l’ouvrage auquel J.‑Cl. Masson consacre un chapitre de son étude est Las moradas del alma o Castillo interior — Les Demeures de l’âme ou le Château intérieur — et, pour mieux appréhender le sens de ce titre, il rappelle les épaisses murailles qui entourent la cité d’Avila ou les fiers châteaux-forts de l’austère Castille, « l’horizon d’une montée inflexible, de l’Anabase abrupte et sinueuse » (30). Le château de l’âme est une forteresse, toute de verticalité, et en elle sont encloses sept demeures, chiffre hautement symbolique car il est composé du trois et du quatre, et unit de la sorte le ciel et la terre. L’auteur détaille cette symbolique (trois comme la trinité et les âges de la vie, quatre comme les évangiles et les points cardinaux, sept comme les Béatitudes et les jours de la semaine…) pour en arriver à démontrer que l’Espagne ayant « longtemps servi de courroie de transmission, et de creuset, entre l’islam, le judaïsme et la chrétienté [,] les “demeures” thérésiennes au sens gnostique du terme, au nombre de sept, ont leurs équivalents dans les mystiques juive et musulmane » (p. 33). Il trouve de même chez les mystiques hindous, dans l’Orphisme, chez Pythagore ou chez les poètes soufis, la certitude qu’il faut savoir « déchiffrer la carte du ciel, relever les traces de l’Un ; partout il faut décrypter : le réel n’est que le reflet corrompu de l’Absolu » (p. 35). Les écrits de sainte Thérèse s’inscrivent donc dans une longue tradition spirituelle qu’ils revivifient et contribuent à élever vers la transcendance absolue.

8Pour Thérèse le « château » est fait de diamant ou de cristal très pur qui n’est pas sans rappeler la Jérusalem nouvelle de l’Apocalypse. On y entre par la prière intérieure, celle qui est faite de silence et de recueillement, et la demeure centrale, le saint des saint, toute de transparence, est assimilée à une chambre nuptiale puisqu’il s’y passe « les choses les plus secrètes entre Dieu et l’âme » (Demeures, I, 1) (p. 36). Dans ce chapitre, l’auteur tente de faire partager le sens et l’essence de toute expérience mystique, et il relie celle de Thérèse à celles de tant d’autres, poètes, saints, penseurs de tous temps et de tous lieux, non seulement les contemporains de Thérèse comme Luis de León, Thomas d’Aquin ou Ignace de Loyola, mais également ceux du Moyen-âge comme Hildegarde de Bingen ou Claire d’Assise, en soulignant l’« ambiguïté permanente, clé de cette tension inouïe qui habite la littérature mystique, de tous les genres sans doute le plus risqué » (p. 24). Il évoque aussi les joutes poétiques de Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, qui glosaient souvent sur des thèmes choisis, à la fois poétiques et spirituels, joutes qui culminèrent par une expérience de lévitation commune, qui impressionna si fort ceux qui y assistèrent. « L’illumination mystique — à l’image de l’inspiration poétique — ne délivre pas un sens ; elle est tout entière tendue vers le sens » (p. 45). L’extase est un transport de l’âme et du corps face à l’ineffable, au Dieu caché qui se dévoile, à l’Esprit en lequel le mystique désire se consumer. Ce qu’exprime Thérèse de façon récurrente, c’est justement « l’impuissance du langage à rendre “ces impulsions qui partent du plus profond de l’âme”, ces secrets confiés par Dieu à l’orant et que celui-ci ne pourra jamais traduire dans aucune langue articulée » (p. 53), ces embrasements qui mettent en jeu l’être tout entier. C’est d’ailleurs vers l’idée de nuptialité divine que tend la mystique féminine déjà incarnée par des figures aussi importantes que Hadewijch d’Anvers et Catherine de Sienne. Et en effet, la septième demeure du Château intérieur de Thérèse d’Avila est le lieu « où Dieu va contracter avec l’âme le mariage spirituel » (p. 58), faisant « tomber les écailles des yeux de l’âme » (p. 59) et lui révélant la Sainte Trinité dans sa troublante ampleur, unissant dans un même mouvement le semblable et le différent, la paternité et la maternité, l’unicité et la différence. « C’est comme l’eau qui, tombant du ciel dans une rivière ou une fontaine, s’y confond tellement avec l’autre eau qu’on ne peut plus ni séparer ni distinguer l’eau de la terre et l’eau du ciel. » (Demeures, VII, 2) (p. 60). De feu qui consume, l’esprit de Dieu devient alors eau apaisante. On est en pleine transmutation et l’âme de l’élue agit comme un miroir très pur : « âme où s’abîme et se réfléchit le chiffre de Dieu. Désormais le château est investi par l’Aimé » (p. 61).

9Par cette évocation de la grande mystique que fut Thérèse d’Avila, et en la reliant à tout un courant mystique européen qui dure depuis des siècles, J.-Cl. Masson cherche à mettre en valeur « une des plus précieuses lignées de la littérature européennes. Quand l’Europe avait un sens ; quand tendue de tout son être elle faisait sens » (p. 63). Il reste à espérer que cette lignée ne s’est pas éteinte et qu’elle fleurit encore, humble et discrète mais toujours ardente.

Désillusion & contrepoint

10Le jésuite Baltasar Gracián (1601-1658) est également une figure d’exception. Entré à dix-huit ans dans la Compagnie de Jésus, il étudie la philosophie, les lettres, la théologie, et mène une brillante carrière d’écclésiastique — enseignant, chapelain lors du siège de Lérida, prédicateur de renom, recteur du noviciat de Tarragone — qui pâtira finalement de son talent d’écrivain. Si la plupart de ses écrits, malgré leur caractère profane et leurs idées peu conventionnelles, furent assez bien acceptés, même au sein de son ordre, il n’en fut pas de même avec le Criticón, entre roman allégorique et conte philosophique, édité en trois fois (1651, 1653 et 1657) malgré les admonestations ecclésiastiques. Cela lui valut de nombreux ennemis, déclenchant des sanctions qui allèrent jusqu’à l’assignation à résidence dans le collège de la petite ville de Tarrazona où il mourut à cinquante-sept ans. Esprit brillant, d’une intelligence exceptionnelle, il aura incarné dans toute sa puissance l’attitude de l’homme du baroque espagnol, affirmant la double valeur des choses selon le moment et l’endroit d’où on les considère, ce qui le mène à exprimer un profond scepticisme face au monde qui l’entoure. Cependant l’amertume de ses constats ne le pousse pas à abandonner la lutte, au contraire, il agit comme un aiguillon pour lutter contre la décadence du monde qui l’entoure.

Le pessimisme de Gracián peut trouver une explication dans l’histoire, interne et externe, de l’Espagne impériale. […] Un esprit aussi vif et pénétrant que Gracián avait dû détecter les premiers symptômes de décadence de la métropole […]. Plus profondément encore, il n’est pas exclu que le jésuite ait perçu les premières conséquences fâcheuses du concile de Trente : le soupçon pesant sur les œuvres de l’esprit et sur les connaissances scripturaires de première main, l’obscurantisme issu de la Contre-Réforme. (p. 73)

11Il se peut, en effet, que, sans être attiré le moins du monde par le protestantisme, Gracián ait été très affecté par « le verrouillage du catholicisme » (ibid.) qui conduira à discréditer et à interdire tout un pan de la littérature profane et religieuse — dont la mystique —, et à se détourner durablement de toute réflexion basée sur le symbolisme, ce qui explique en partie pourquoi, par ses écrits, il bâtit en quelque sorte toute une morale de la désillusion — el desengaño.

12J.-Cl. Masson explique aussi cette situation par le contexte général de l’époque, par l’animosité croissante, voire forcenée, à laquelle la Compagnie de Jésus devait faire face, et par le caractère spécifique de l’Église espagnole, « souvent illustrée par son ardeur combative » (p. 76), dans la mesure où l’Espagne fut pendant de longs siècles « le bouclier de l’Europe face à l’islam » (ibid.). On rappellera, à cet effet, que c’est en Espagne que furent fondés les trois grands ordres militaires chrétiens des chevaliers de Santiago, de Calatrava et d’Alcantara, ainsi que l’ordre des prédicateurs par Dominique de Guzman pour lutter contre l’hérésie cathare en plein Moyen-Âge, et celui de la Compagnie de Jésus par Ignace de Loyola au milieu du xvie siècle. « Or le fondement de tout ordre — surtout d’inspiration militaire — est la règle : la discipline. Sans doute Gracián a-t-il été durement condamné moins pour le contenu de ses écrits que pour ses récidives : perseverare diabolicum. […] Au sein de la Société de Jésus, le crime de lèse-majesté est l’insoumssion, ce condensé d’orgueil, de présomption et d’obstination diabolique » (76-77). C’est donc sur les raisons de cette obstination que s’appesantit J.-Cl. Masson tout en mettant en relief « l’art du contrepoint » qui caractérise le style extraordinaire de Gracián, exemple de rhétorique baroque, foisonnante, toute de vivacité et d’acuité, de volutes et de méandres, jouant sans cesse sur le paradoxe, la dissonance, le jeu de mots, en une vertigineuse continuité et une luxuriante richesse linguistique. L’auteur rappelle que pour l’homme baroque, « La Vie est un songe », et le monde un grand théâtre d’illusions, d’apparences trompeuses et de faux-semblants.

Ainsi toute la machinerie du « conceptisme » de Gracián vise à fonder un sens malgré tout, sur la théâtralité : à survivre, donc, dans un monde qui n’a plus d’assises. (p. 81‑82)

13Conscients, comme tant d’autres après lui — Pascal, La Rochefoucault… — que l’époque n’est plus à l’exaltation médiévale du héros, Gracián écrit son Oracle manuel et Art de la prudence afin d’aider l’honnête homme à survivre au mieux dans l’univers hostile qui lui est dévolu, « à forger son salut, à tailler son chemin ad majorem Dei gloriam » (p. 85), même s’il lui faut, pour cela, faire montre de ruse et de dissimulation. Il démontre ainsi combien les concepts moraux sont tributaires de la conjoncture historique dans laquelle ils sont énoncés.

14J.-Cl. Masson souligne, à cette occasion, que, d’après Ortega y Gasset, dans les époques de crise, « Les positions fausses ou feintes sont fréquentes. Des générations entières se falsifient elles-mêmes, [… mais,] en approchant de la quarantaine, ces générations se délitent parce qu’à cet âge on ne saurait plus vivre de fictions » (Idées et croyances, Delamain & Boutelleau, 1945) (p. 87) ; cela lui permet, avec la même amertume, de faire le lien avec notre époque où « les slogans et les formules creuses des idéologies simplistes, comme les partis et les officines qui les propagent, s’écrasent chaque jour autour de nous dans un flop ! misérable ou dans un splash ! de pomme pourrie » (p. 89). De même, les écrits de Gracián, sous l’éclairage crû de notre décadence contemporaine, deviennent singulièrement modernes et même prémonitoires. En se penchant sur la destinée de l’œuvre de Gracián dans son extrême singularité, J.-Cl. Masson montre combien elle a influencé la pensée classique française, puis, ultérieurement de grands philosophes comme Schopenhauer ou Nietzsche, et combien elle trouve son écho dans l’attitude à adopter face aux dérives de nos sociétés contemporaines :

Un des problèmes de l’Occident moderne est que les Lumières ont cru pouvoir remplacer la tradition vivante par du papier timbré, et les vertus par des règles : des normes standard… Leur échec est patent, sous nos yeux, chaque jour. Et la déspiritualisation est féroce. (p. 95)

15Ainsi, il ne resterait plus à « l’honnête homme » de nos jours, convaincu lui aussi de vivre dans un monde de faux-semblants, de s’en remettre aux conseils de survie que prodiguait Gracián à ses contemporains.  

Féminité & écriture

16Le cas de Sor Juana Inés de la Cruz (1651-1695) est également fort intéressant dans la mesure où cette religieuse de la Nouvelle Espagne du xviie siècle « fut appelée en son temps la Dixième Muse et célébrée tant en Europe qu’en Amérique » (p. 100). J.‑Cl. Masson signale l’ouvrage que lui a consacré Octavio Paz (Sor Juana Inés de la Cruz ou les Pièges de la foi, Gallimard, 1987) et où il voit trois thèmes dominants : « l’histoire du Mexique colonial à travers la biographie de Sor Juana ; l’analyse d’une œuvre poétique qui représente […] un des points d’orgue du grand concert baroque hispanique et portugais ; enfin, la chronique d’un destin peu commun » (100). C’est ce dernier point qui intéresse ici l’auteur qui y voit celui d’une féministe avant la lettre, et met en parallèle la polémique qui entoura ses dernières années avec celle du Roman de la rose, où intervint Christine de Pisan. Le texte qui fit scandale en son temps, est la Réponse à Sœur Philothée de la Croix, que J.‑Cl. Masson considère non seulement comme « le premier manifeste féministe dans l’histoire de l’Amérique, [mais également comme] le testament intellectuel de Sor Juana » (p. 103). Nous n’insiterons pas ici sur sa biographie, même s’il est intéressant de préciser que le choix d’entrer au couvent, fait par Sor Juana, était motivé par son refus du mariage, d’une part et, d’autre part, par la souplesse des règles de l’ordre choisi qui lui permettait de recevoir et d’entretenir des discussions philosophiques et littéraires avec ses visiteurs, bref, de mener une véritable vie mondaine et intellectuelle. Nous ne détaillerons pas non plus son abondante œuvre poétique, religieuse et profane, où transparaît une vive sensibilité et un véritable don artistique, ni sur les nombreuses lettres échangées avec des correspondants d’Espagne et d’Amérique latine où elle jouissait d’une grande notoriété.

17Le point essentiel du chapitre que J.‑Cl. Masson consacre à Sor Juana porte sur la polémique issue de la publication de sa seule œuvre théologique, la Lettre Athénagorique, critique du sermon du jésuite portugais Antonio Vieira consacré aux faveurs du Christ, et dans laquelle Sor Juana frisait l’hérésie en soutenant que « le plus grand bienfait de Dieu consiste à ne pas s’occuper de nous, à nous abandonner en quelque sorte, car il accroît ainsi notre liberté… » (p. 109). L’évêque de Puebla, ami et éditeur de Sor Juana, en désaccord les idées de l’auteur, accepta de publier son texte tout en précisant, en préface, qu’il ne partageait pas ses opinions et condamnait même le savoir profane. La Lettre Athénagorique fut publiée en 1690 et provoqua un tollé jusqu’en Europe. En 1691, Sor Juana envoya une réponse à cette préface, « à mi-chemin des Mémoires et du plaidoyer pro domo, c’est [son] dernier écrit important » (p. 110) où elle explique d’où vient son goût pour l’étude, comment il s’est développé, et exalte le savoir profane, partageant de la sorte les convictions des plus grands humanistes, dans la mesure où « l’étude même des lettres païennes ou “mondaines” doit aider à mieux interpréter des coutumes, tournures et proverbes que l’on trouve dans la Bible, à commencer par les deux piliers d’angle du temple classique : Homère et Virgile » (p. 115). Sor Juana refuse donc d’accepter l’idée que le savoir puisse être dangereux. Au contraire, pour elle, toutes ses branches se complètent, s’entr’aident, permettent de créer des liens, d’établir des correspondances afin d’accroître et d’amplifier la connaissance individuelle. Enfin, elle réfute l’idée, trop répandue, selon laquelle l’Église déconseille aux femmes d’étudier et d’écrire, dans la mesure où « saint Paul comme saint Jérôme insistent sur la nécessité d’instruire les femmes. Et la religieuse, à son tour, se fait l’apologiste de l’éducation des jeunes filles. Quant au don poétique, […] l’Église n’a jamais condamné ni méprisé cette pratique ; au contraire, elle l’utilise comme tous les charismes » (p. 121‑122). Malheureusement pour Sor Juana, cette polémique lui fera beaucoup de tort lorsqu’elle perdra ses principaux soutiens politiques, et elle sera obligée de renoncer définitivement à l’écriture.

18J.-Cl. Masson rapproche cette polémique de la querelle du Roman de la Rose, et la personnalité de Sor Juana de celle de Christine de Pisan (1363-1430), « la première féministe des lettres françaises » (p. 129). De nombreux points les rapprochent : l’instruction et l’amour de l’étude, le refus du mariage — entrée dans les ordres pour l’une, veuvage précoce définitivement assumé pour l’autre —, don poétique reconnu, et surtout défense de la femme et de ses capacités intellectuelles. À l’époque de Christine de Pisan, « Les diatribes contre les femmes étaient presque devenues une mode littéraire […]. La décadence de l’amour courtois en maniérisme languissant […] cède la place à une littérature de caserne » (p. 133). Le Roman de la Rose, en est le parfait exemple : la première partie écrite par Guillaume de Lorris est fidèle à l’idéal du fin’amor, alors que la seconde partie, écrite par Jean de Meung à la fin du xiiie siècle, est violemment mysogine. C’est à celà que réagit Christine de Pisan dans son Épître au Dieu d’Amour, tentative de réhabilitation morale de la femme qui provoquera, comme la Lettre de Sor Juana évoquée plus haut, une vive polémique.

À deux siècles et demi d’intervalle, dans des sociétés très différentes, deux femmes suivent le même cheminement : l’une et l’autre partagent l’amour du savoir et le culte de la vérité ; l’une et l’autre combattent pour assurer leur indépendance et défendre leurs droits, comme femme et comme écrivain ; dans les deux cas, elles connaissent d’abord la célébrité et bénéficient de la protection des puissants, pour se voir ensuite dénigrées et abandonnées. (p. 137)

19Et surtout, et c’est sans doute ce qui a interpellé J.-Cl. Masson, ce sont des précurseurs : elles ne s’inscrivent dans aucune tradition féministe, au contraire, le leur est directement issu de la profondeur de leur réflexion et c’est ce qui en fait l’intérêt au regard du siècle qui est le nôtre et bénéficie déjà de deux siècles de lutte et d’activisme féministe.


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20L’intérêt majeur de cet ouvrage de Jean-Claude Masson réside dans le fait qu’il choisit de présenter ces trois figures singulières du Siècle d’Or en privilégiant un point essentiel à l’approche du personnage en question et de son œuvre. En outre, ses analyses, toujours fortement contextualisés, lancent constamment des fils ténus qui relient une tradition à l’autre, une inspiration à l’autre comme si la terre entière était recouverte d’un fin réseau de création littéraire constamment tissé. Ainsi les trois « itinéraires » qu’il présente dans cet ouvrage ne sont pas seulement ancrés dans leur époque, leur tradition, leur contexte, mais ouvrent une réflexion en abîme sur notre monde actuel, et poussent le lecteur à s’interroger sur le devenir d’un monde largement aussi mouvant et incertain que celui de l’époque baroque. Pour finir sur une note optimiste, on reprendra l’idée que « l’art et la littérature sont un sacrifice à l’infini ; c’est pourquoi, à leur modeste place, toute symbolique, mais à l’image des sacrements, ils sauvent le monde et rédiment le mal » (p. 21).