Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Septembre-octobre 2015 (volume 16, numéro 6)
titre article
Sophie Rabau

Le Complexe de Don José

Pierre Bayard, Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2015, 160 p, EAN 9782707328342.

1Elle fendit la foule qui s’était attardée aux alentours du Tribunal. Elle l’aperçut et se planta devant lui avec un rire un peu fou. Il la considéra de ses yeux gris acier où l’admiration le disputait au désir :

2— Tu as donc réussi

3Elle en riait encore :

4— Je n’ai jamais vu plus niais que ce canari-là.

5Il posa ses mains sur sa taille en un geste de propriétaire. Elle se déroba et le contempla d’un air de défi. Il soutint un instant son regard. Puis ne pouvant contenir sa curiosité :

6— Comment as-tu fait ?

7— Au début tout s’est passé comme prévu. À peine t’avait-il volé le laisser-passer que tu avais négligemment laissé tomber en faisant mine qu’il t’ait blessé à mort.

8Il ne put s’empêcher de l’interrompre :

9— Sais-tu que je n’ai même pas eu besoin de faire le mort ? Cet imbécile a refusé de m’achever au nom de je sais quel principe…

10— Plus rien ne m’étonne. Écoute-donc la suite : à peine arrivé dans la chambre des condamnés, il s’est rué vers moi en roulant les yeux et de belles phrases désespérées. J’allais lui dire comme prévu que je préférais la mort à une vie sans lui, ce qui devait immanquablement le conduire à vouloir me sauver, comme la première fois, quand il a cru m’arracher aux mains de ses amis révolutionnaires.

11— J’en ris encore de cette fois-là…

12— Attends, tu vas préférer celle-ci. Je n’avais pas encore commencé à entamer mon grand air, que le nigaud se lance dans un galimatia. Entre deux sanglots, il me parle de fruit, d’amour, de mes entrailles et de jeune vie…

13— Je n’y comprends goutte.

14— Moi non plus jusqu’à ce que je tire la substantifique moelle de toute cette harangue. Il croyait que je refuserais qu’il meure  pour me laisser la vie sauve, et pour me persuader de le laisser prendre ma place sur la guillotine, il avait inventé ce qu’il pensait être le comble de la ruse : croyant que je portais un enfant de lui, j’accepterais de m’évader pour le laisser – comment a-t-il dit déjà ? – oui…. « survivre à travers moi »

15— Je pense bien que tu as accepté cette noble mission, fit-il en ricanant

16— Non point, mon cher, pas tout de suite !… Il en a eu pour son argent, et ce n’est qu’à grand peine que je me suis laissé convaincre… Enfin j’ai cédé… et tu penses bien que j’ai pris la fuite sans demander mon reste, pendant que notre mouton bêlait encore ses chants d’amour.

17Il la serra contre elle. Cette fois elle le laissa faire… Mais avant de se laisser aller dans les bras de son diabolique époux, Geneviève Dixmer fut secouée d’un dernier rire :

18— Quand je pense que ce brave Pierre a cru me sauver de la mort !

19— La peste soit de la morale, ricana Dixmer, tout en ouvrant un petit in folio dont l’auteur, un marquis embastillé, venait d’être transféré à l’asile de Charenton.


***

20La regrettable scène qu’on vient de lire n’illustre que trop bien les redoutables effets d’un mal encore mal connu : le complexe de don José. C’est parce que j’en ai observé les ravages, chez moi d’abord, chez d’autres ensuite, que je me sens aujourd’hui dans l’obligation de porter ce fléau à la connaissance du public. J’espère ainsi sinon éradiquer, du moins circonscrire le mal. Les maladies les plus terribles sont celles qui se développent sourdement sans que l’on ait d’abord conscience d’être touché. J’en parle en connaissance de cause ; j’étais à peine parvenue à l’âge de raison que déjà je voulais sauver des héroïnes. Au début ce fut Antigone. Je passais tout un après-midi à refaire l’histoire : il aurait suffi que son amant, un dénommé Hémon, je crois, arrivât quelques minutes plus tôt pour qu’au lieu de se lamenter sur le cadavre de sa fiancée, il l’arrache à une mort certaine. Plus tard, et toujours sous l’emprise d’un mal que je n’avais pas reconnu, je me mis à utiliser le verbe « sauver » quand je pratiquais, à ma modeste échelle, quelques lectures critiques dites « interventionnistes » visant à corriger certains de nos classiques. Je me vantais à qui voulait m’entendre d’avoir sauvé Manon Lescaut et n’étais pas peu fière d’avoir entrepris, depuis peu, de sauver la Carmen de Mérimée. Mérimée d’ailleurs n’avait-il pas mis dans la bouche de Don José, son héros, une réplique qui semblait encourager par avance mon entreprise : « Carmen laisse-moi te sauver et me sauver avec toi1 ». C’est alors que l’un de mes collègues, que j’entretenais régulièrement de mes projets de sauvetage, me mit sous les yeux l’annonce du prochain livre de Pierre Bayard : il envisageait de sauver non pas Carmen, mais bien une autre héroïne de fiction, en l’occurrence Geneviève Dixmer, l’héroïne du Chevalier de Maison-Rouge d’Alexandre Dumas. C’est souvent en voyant chez un autre les signes de la maladie qu’on la reconnaît chez soi. Je me mis à craindre une contagion générale. Car Pierre Bayard et moi-même n’étions sûrement pas les seuls à souffrir du même mal. Il était temps d’agir.

21Je notai une étrange coïncidence. Don José entendait sauver Carmen dans la fiction dont il était le héros. Pierre Bayard (et moi aussi, plus clandestinement) lisait pour sauver l’héroïne d’une fiction. Et si, me disais-je dans les rares éclairs de lucidité que me laissait le mal, ce parallèle avait son importance ? Que faire de cette analogie entre un certain type de sauvetage fictionnel où l’héroïne est réputée avoir besoin d’être sauvée et un certain type de lecture où le lecteur-commentateur se pose en sauveur de l’héroïne — Bayard lecteur-sauveur de Geneviève, par exemple. Existerait-il une forme de commentaire indexé sur le désir de Don José de sauver Carmen ? Serait‑ce donc, pensais‑je tout en luttant contre mes propres pulsions salvatrices, que certains lecteurs souffrent d’une sorte de complexe de don José ?

22Bien sûr don José n’est pas exactement le seul héros de fiction à vouloir sauver la femme qu’il aime. Mais José n’est pas n’importe quel sauveur. Il entreprend de sauver une héroïne, Carmen, qui n’a rien demandé et qui d’emblée lui répond que son projet est impossible : « Tu me demandes l’impossible2 ». Vouloir sauver une héroïne de fiction, par le moyen de sa lecture, alors que l’entreprise est impossible, voilà en quels termes je commençais de définir le complexe de don José. Car je commençai à me douter que ce qui était impossible à l’intérieur d’une fiction, l’était aussi de l’extérieur, pour les lecteurs-sauveurs, et cela pour des raisons analogues.

Tu me demandes l’impossible

23Je fus vite convaincue que Don José demandait, en effet, une chose impossible. D’abord Carmen n’a pas besoin d’être sauvée, dans la mesure où elle a parfaitement les moyens de se sauver toute seule. José le sait d’ailleurs très bien, lui qui a laissé l’occasion de prendre la fuite — ce qu’elle n’a manifestement pas jugé utile de faire —, juste avant de lui proposer de la sauver. En outre, la Carmen de Mérimée (que José nomme « la providence de notre troupe3 » — c’est tout dire) ne donne pas exactement l’image d’une femme ayant besoin d’être sauvée, et c’est même elle qui sauve la vie à Don José, au moins une fois. Enfin, on ne peut pas dire que le personnage de Carmen éprouve un besoin moral ou spirituel de salut ni même d’une vie différente : elle se « trouve bien ici4 », comme elle l’a dit un peu plus haut. « Laisse-moi te sauver » signifie donc quelque chose comme « laisse-moi te donner quelque chose dont tu n’as nul besoin et que tu peux aisément te procurer toi-même ». José pourrait à la rigueur demander à Carmen de faire semblant d’avoir besoin d’être sauvée, mais être sauvée pour de vrai, voilà qui lui est impossible, tout simplement parce que cela n’est pas nécessaire.

24Il y a plus grave. José — soyons sérieux — ne veut pas vraiment sauver Carmen : s’il voulait la sauver, il lui suffirait de disparaître ou éventuellement de (beaucoup) changer. Ce que veut Don José c’est sauver Carmen, dans un certain ordre des choses et de valeurs. Derrière la proposition de sauver Carmen, se cache (assez mal) un désir de faire entrer l’autre dans un certain ordre moral — celui du sauveur de préférence. C’est bien pour cela que Don José a soin de préciser que le salut de Carmen va avec le sien : « laisse-moi te sauver et me sauver avec toi5 », ce qui enlève un peu de noblesse et de générosité à sa proposition. Ce qui, surtout, est impossible, car précisément Carmen échappe totalement à cet ordre de valeur, si bien que pour être sauvée elle devrait se soumettre à une loi qu’elle ne reconnaît pas. Plus précisément Carmen pourrait avoir deux raisons de se « laisser sauver », dans ces conditions quelque peu restrictives. Elle pourrait aimer son sauveur et accepter joyeusement de se soumettre à sa morale, mais comme elle le dit, en répondant efficacement à ce que présuppose le salvateur projet de son amant : « je ne t’aime plus, toi tu m’aimes encore6 ». Si elle n’aime pas son sauveur, elle peut être dans une telle situation d’impuissance qu’elle n’a pas le choix et doit accepter la morale de José, et ses conséquences assez peu agréables de son point de vue de bohémienne réputée aimer sa liberté. Mais Carmen ne se trouve pas dans cette situation et c’est bien pour cela, aussi, que José demande l’impossible, et que son fantasme de sauvetage est un fantasme de toute puissance où l’autre dépend de son sauveur au point d’accepter ses valeurs et tout ce qu’il voudra. « Laisse-moi te sauver » équivaut en fait à une demande assez étrange : « Accepte d’être dans une impuissance telle que tu dépendras de moi au point que tu accepteras de ne plus être toi-même ». Les fantasmes les plus hurluberlus sont parfois les plus partagés et le désir de sauver qu’éprouve don José a fort à voir avec celui d’un autre amoureux insatisfait et quelque peu jaloux, prénommé Alceste et amoureux d’une certaine Célimène qui n’a rien à envier à Carmen. Or Alceste aimerait bien « sauver » Célimène et il explique pourquoi :

Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême ;
Et, dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable,
Que le Ciel, en naissant, ne vous eût donné rien,
Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien,
Afin que, de mon cœur, l’éclatant sacrifice,
Vous pût, d’un pareil sort, réparer l’injustice :
Et que j’eusse la joie, et la gloire, en ce jour,
De vous voir tenir tout, des mains de mon amour7.

25Ce n’est par hasard, bien sûr, que cette déclaration d’amour assez singulière s’adresse à Célimène. Comme Carmen, Célimène présente en effet la caractéristique d’échapper totalement au système axiologique de son amant, et notamment à sa misanthropie. Comme Carmen, elle n’a nul besoin d’être sauvée. Et comme José, Alceste trouve la solution : si Célimène avait vraiment besoin de lui et dépendrait totalement de lui, elle serait bien forcée de s’adapter aux conceptions un peu singulières de son amant. Comme elle le dit ailleurs fort joliment, c’est lui « vouloir du bien d’une étrange manière8 ».

26Ce sauvetage en forme de domination absolue présente(rait) un dernier avantage pour José comme pour Alceste : Carmen et Célimène partagent avec quelques autres héroïnes fictionnelles, une fâcheuse tendance à ne jamais être la même, à changer au gré des circonstances et des interlocuteurs, voire en fonction de leur bon plaisir. Ce trait de caractère est assez insupportable à l’amant possessif qui y voit une autre manière de lui échapper : comment posséder une femme qui n’est jamais la même ? Vouloir sauver revient alors non seulement à dominer, mais aussi à figer l’autre en ce portrait de femme faible. Plus encore qu’à Célimène, on pense à une autre femme de fiction, Manon Lescaut que son amant, des Grieux, a bien du mal à saisir à tous les sens du terme : elle dit l’aimer, mais aime plus encore l’argent et la vie facile ; elle prétend n’aimer que lui, mais a une fâcheuse propension à séduire tous les hommes qu’elle rencontre. Or, dans la dernière partie du roman, cette Manon ambiguë et insaisissable se trouve enfin en situation d’être sauvée et réalise le fantasme de José et d’Alceste : prisonnière et sous bonne garde, forcée à l’exil, elle n’a guère le choix ; comble de bonheur (pour son « sauveur »), elle est enfin prête à assurer le salut de son âme qu’elle dit devoir à des Grieux. Par quoi, elle offre enfin à la postérité la pose immuable d’une  femme repentie et moralement sauvée.

27Voilà qui pourrait faire rêver Don José. Malencontreusement, Carmen n’est pas prisonnière — il n’est pas si facile de mettre une bohémienne en prison — et encore moins réduite à l’impuissance ; quant à assurer le salut de son âme, on a vu qu’elle n’en s’en préoccupe guère, ce qui est assez normal chez une femme qui aime à se vanter d’être le diable… Même si elle y mettait de la bonne volonté, on voit mal comment elle pourrait faire en sorte d’avoir besoin d’être sauvée et offrir enfin une image fixe d’elle-même.

28Or il ne fait pas bon, dans le monde de José, être dans l’incapacité d’être sauvée. C’est que José appartient à une catégorie bien particulière de sauveur. Il propose à Carmen de la sauver, alors qu’il est sur le point de la tuer. Don José est à l’origine du « problème » dont il entend sauver Carmen. Or, c’est une règle élémentaire du sauvetage d’héroïne en milieu fictionnel que généralement on l’extirpe d’un danger extérieur et non pas d’un péril que l’on vient de créer et même que l’on incarne. Si José veut rendre service à Carmen, il peut éventuellement disparaître à jamais de sa vie, ce qui, accessoirement, lui permettra de se sauver à tous les sens du terme. Mais sauver tout en restant là, le poignard tout frétillant, voilà qui ne se peut, en effet. Il faut donc bien l’admettre : sauver signifie ici épargner, ce qui n’est pas exactement la même chose. Cet emploi du verbe sauver est assez bien répertorié dans la littérature française. Pyrrhus, quand il propose à Andromaque de la « sauver » et son fils avec elle, lui conseille en fait de l’épouser si elle ne veut pas mourir de sa main, et son fils avec elle9. Dans le cas que je décris, cette situation est encore un fantasme au sens où Carmen n’est pas à la merci de José : on a dit qu’elle a un certain nombre de moyens de se tirer d’affaires, que Mérimée, un peu pressé, peut-être, de finir sa nouvelle, lui fait rejeter avec une certaine désinvolture.

29Au nombre de ces moyens, le mensonge est particulièrement intéressant : « je pourrais encore te mentir, mais je ne veux pas m’en donner la peine10 », dit Carmen. Car le mensonge qui permettrait à l’astucieuse bohémienne de se débarrasser de José le furieux, serait assurément de nature littéraire. Don José tente de changer l’histoire dont il est le héros, de lui appliquer un modèle romanesque où il serait bien le sauveur de Carmen. Il suffirait pour le calmer de lui servir une histoire à la misanthrope : Carmen ferait la créature éperdue et sans défense — disons Guenièvre enlevée par Méléagant — et José deviendrait Lancelot le sauveur. Manon Lescaut conviendrait aussi : Carmen se repentant et feignant une extrême faiblesse, allant, s’il le faut, jusqu’à payer quelque autre dragon qui ferait mine de l’emprisonner, dirait tout ce qu’elle doit à José-des Grieux. En toute dernière extrémité, elle pourrait la jouer Andromaque face à Pyrrhus et accepter dignement d’être épargnée sans perdre tout à fait la face. Mentir cela serait faire Manon, Guenièvre ou Andromaque, faire la femme qui a besoin d’être sauvée-possédée, ou qui n’a d’autre choix que d’être sauvée-epargnée. Mais Carmen, qui lit mieux que son amant, voit bien qu’elle se trouve être l’héroïne d’une tout autre histoire et que cela serait en effet une bien grande peine que de tout réécrire depuis le début : la magie a ses limites, même pour les bohémiennes un peu diables sur les bords. Bref José demande l’impossible car il fait une erreur de lecture. Le désir de sauver n’est que l’envers de l’interprétation biaisée d’une situation fictionnelle. Et l’on peut résumer la symptomatologie du complexe de don José de la sorte : souffre du complexe de don José tout patient plaquant sur une situation telle que nulle n’a besoin d’être sauvée, un schéma fictionnel impliquant la nécessité de sauvetage. Le mal se résume donc à une mauvaise interprétation, plus ou moins volontaire, de la situation où l’on se trouve. Dans les cas aigus comme ceux de José, le projet de sauvetage est en outre l’envers d’une menace, mais il suffit que le sauvetage ne soit pas l’attitude requise par la situation où se trouve le sauveur pour que nous reconnaissions le mal.

30Voilà qui éveille l’attention et apporte de l’eau au moulin de mon hypothèse prophylactique. Et si les lecteurs sauveurs souffraient du même mal que don José, s’ils faisaient une sorte d’erreur de lecture quand ils entendent sauver les héroïnes de fiction ? Le talent de Pierre Bayard faisant de lui un puissant agent potentiel de propagation de la maladie, je mettrai cette hypothèse à l’épreuve de son cas exemplaire, dans l’espoir de me soigner complètement, d’améliorer l’état de ceux de mes collègues qui pourraient être touchés à des degrés divers, et d’enrayer la sournoise progression du mal.

Symptômatologie

31Aussi variées que soient les manifestations du mal, les patients-lecteurs présentent tous un symptôme qui fait la marque du complexe de Don José : leur commentaire créatif ou interventioniste a pour but la réalisation d’un projet impossible, au sens de Carmen, soit : un projet appartenant à une autre histoire que celles où ils interviennent.

32Pierre Bayard, notre patient témoin, entend avec ses moyens de critique se projeter mentalement dans la fiction d’Alexandre Dumas et en propose, au titre d’une expérience de pensée, une variante où il prend la place de l’amant de Geneviève, Maurice Lindey : chaque fois où nous lisions Maurice L., nous devons à présent lire Pierre B. et dans les extraits qu’il cite de sa nouvelle version, le patient remplace en effet consciencieusement tous les Maurice par des Pierre. Mais Pierre veut faire mieux que Maurice, il veut parvenir, contrairement à lui, à sauver Geneviève, au risque de renier une partie de ses valeurs — l’action se passe pendant la Révolution française : Pierre, comme Maurice, est républicain et elle est royaliste.

33Or, comme José, Pierre Bayard entend résoudre un besoin qui n’existe pas vraiment et qu’il a lui‑même créé par sa lecture. Bayard pose d’emblée que son héroïne a besoin d’être sauvée et toute l’expérience de pensée par laquelle il s’introduit dans la fiction repose sur ce besoin. Mais à lire le roman de Dumas, il ne va pas de soi que Geneviève Dixmer ait besoin d’un sauveur. Certes il y a de quoi s’y tromper surtout lors de la première rencontre entre la sauvable et son sauveur, alors que l’héroïne se trouve en mauvaise posture, arrêtée qu’elle vient d’être, après le couvre-feu et sans sauf‑conduit, par une bande d’enrôlés volontaires plus ou moins pris de boisson. Maurice devenu Pierre arrive sur ces entrefaites et s’enquiert de la situation. Il en ressort que cette femme est en péril et a besoin d’être sauvée — ce dont elle ne disconvient pas, par exemple quand elle s’écrie, éperdue : « Oh ! Citoyen ! Ne m’abandonnez pas à la merci de ces hommes grossiers et à moitié ivres11. » D’ailleurs, si on la « conduit au poste », elle est « perdue12 ». À cette pauvre créature, il faut un sauveur — « avec toi citoyen […] je suis sauvée13 » — et quand Pierre-Maurice est intervenu, elle ne lui donne guère l’occasion de mettre en doute sa qualité de sauveur, lui donnant du « brave chevalier », du « généreux protecteur14 » et déclarant, non sans solennité : « Vous parlez monsieur à une femme que vous avez sauvée du plus grand danger qu’elle ait jamais connu15 ». On se prendrait pour un sauveur à moins. Mais Geneviève en fait peut-être un tout petit trop pour être tout à fait crédible. Certes Pierre l’a tirée d’une mauvaise passe, mais elle pouvait s’en tirer toute seule, car Geneviève, nous l’apprenons dès cette première rencontre, n’a pas peur de mourir16 et est même une femme « décidée à tout17 » consciente de risquer la mort : voilà qui n’est pas exactement le portrait d’une pauvre créature qui doit tout à son sauveur. On s’aperçoit vite d’ailleurs que l’héroïne est une femme de ressources : elle donne des ordres à son amant qui « obéit18 », le force à accepter une bague dont on ne sait exactement si elle scelle la naissance d’un amour, récompense un service rendu ou achète son silence, à moins que ce ne soit les trois à la fois, pour plus de sûreté : un homme amoureux, récompensé et acheté a peu de chance de la dénoncer… Par ailleurs, Geneviève participe assez activement à un complot royaliste visant à sauver la Reine : comme Carmen, elle est du côté des sauveurs plus que des personnages ayant besoin d’être sauvées… Enfin Geneviève a peut-être une certaine conscience de l’arme que représente son charme naturel. Du moins sait-elle montrer son visage fort à propos : « Oh ! monsieur, dit la jeune femme en faisant faire un pas en avant à Maurice et en découvrant un visage ravissant de jeunesse, de beauté et de distinction, que la clarté du réverbère éclaira. Oh ! regardez-moi ; ai-je l’air d’être ce qu’ils disent19 ? »

34Pierre vient donc de « sauver » une femme qui a de quoi acheter et/ou séduire un garde national et donc a fortiori des enrôlés volontaires, plus pauvres et tout aussi sensibles au charme féminin. Je veux bien admettre qu’il est tombé à pic pour jouer les « preux chevaliers » et les « généreux protecteurs », mais je me dis que Geneviève aurait pu s’en sortir sans lui… que le récit nous livre en tout cas assez d’éléments pour prendre cette piste en considération. Carmen aussi se sert de Don José lorsqu’ils se rencontrent pour la première fois : prisonnière, elle utilise la séduction qu’elle exerce pour lui pour le persuader de la laisser partir. Je ne dis pas que Geneviève utilise Pierre-Maurice de la sorte. Je dis seulement que ce n’est pas impossible et que là où Carmen a tendance à découvrir fort à propos ses épaules, elle a, elle, tendance à montrer son beau visage quand il convient…Faut-il rappeler que Pierre en demeure « ébloui20 » et que cet adjectif ne dénote pas exactement une absolue lucidité ? Lorin, l’ami de Pierre, semble en tout cas jeter sur la situation un regard un peu différent, quand Geneviève se comporte en femme éperdue : « Tu l’entends, sauvée ! dit Lorin. Elle court donc un grand danger21 ? » Bref la scène de sauvetage ressemble fort à une scène de séduction.

35Poursuivant ma lecture sur les traces de Pierre et de Geneviève, je m’inquiète davantage pour le garde national sentimental que pour la royaliste prétendument en péril. Pour tout dire,  plus je lis, et plus l’idée que Geneviève a besoin d’être sauvée me semble étrange. Différents indices signalent non sans insistance que la belle héroïne pourrait bien utiliser l’amour de son républicain d’amoureux pour servir son propre camp. À la même époque, le roman de Dumas date de 1846, la nouvelle de Mérimée de 1847 — Carmen en use d’ailleurs exactement de la sorte et utilise l’amour de José pour aider sa bande de contrebandier. Contrairement à José, Pierre marque une certaine lucidité sur ce point et comme lecteur et comme personnage projeté. Il se demande à plusieurs reprises si par hasard Geneviève ne l’utilise pas à ses fins de comploteuse. Mais cette lucidité trouve vite ses limites. Car une hypothèse n’est jamais faite : celui qui s’est mis dans une situation délicate et aurait bien besoin d’être sauvé, c’est Pierre B. Pour Geneviève, protégée par ses amis royalistes, femme de ressources et indifférente à la mort, elle n’a guère besoin de sauveur. Mais Pierre qui est toujours à deux doigts d’abandonner ses valeurs pour sauver cette femme qui n’en a guère besoin et pourrait bien l’utiliser, est, quant à lui, dans une situation assez inquiétante.

36Hélas, au lieu d’admettre qu’il aurait bien besoin d’un coup de main (que je serais d’ailleurs prête à lui donner, n’était mon désir d’échapper moi‑même au complexe qui nous frappe tous deux), Pierre, le héros de fiction, s’obstine dans son rôle de sauveur. Cet irrépressible désir de sauver est un signe sûr du complexe de Don José et Pierre Bayard, le lecteur cette fois, a, en effet, grand besoin de sauver. Son entreprise répare non pas tant les malheurs de Geneviève (est-elle d’ailleurs malheureuse ?) que son traumatisme originel, lors de sa première réception de l’histoire qu’il a d’abord connue, enfant, à travers son adaptation télévisée : « J’ai vécu comme un traumatisme la disparition de la femme que j’aimais » (p. 14). C’est le lecteur qui a besoin de sauver l’héroïne et décrète par là même qu’elle a besoin d’un sauveur. Comme José veut sauver Carmen d’un problème qu’il a lui-même créé, le patient témoin s’emploie par sa lecture à régler un problème que sa lecture a créé, et a même créé deux fois : une première fois lors de la réception enfantine, une deuxième fois, quand le lecteur adulte interprète le récit dans le sens qui fait de lui un sauveur. Régler par sa lecture un problème que l’on a construit, cela pourrait être une assez bonne définition de l’interprétation littéraire… Quoi qu’il en soit, dans le cas du complexe de don José, le désir lectoral de sauver présente une circularité assez inquiétante.

37Outre que les patients atteints du mal que je décris manquent singulièrement de lucidité, ils peuvent aussi nuire à autrui, et notamment à l’héroïne qu’ils entendent sauver. Il est de mon devoir de signaler la chose. Car vouloir sauver en lecteur, c’est en fait vouloir posséder une héroïne, à peu près comme José veut posséder Carmen, exclusivement et en éliminant tous les autres rivaux. Pierre Bayard se donne (au moins) deux rivaux : le rival fictif de son moi fictif, soit le mari de Geneviève Dixmer, mais aussi, plus subtilement, le rival fictif de son moi fictionnalisé, soit : Maurice Lindey l’amant de Geneviève, dont il prend très littéralement la place et la femme, ce qui fait beaucoup pour un seul lecteur. On ne s’étonne donc pas que Pierre Bayard auteur dédie son livre au dit Maurice Lindey : la littérature médicale sur le sujet nous a depuis longtemps avertis que le rival est le plus souvent objet d’une trouble fascination. Vouloir sauver, c’est vouloir arracher à un autre qui nous attire.

38Mais vouloir posséder revient aussi, sans doute plus gravement, à faire entrer la femme dans le cercle de ses propres valeurs, c’est-à-dire à refuser d’être dépossédé de soi-même. Au moment où José lance sa réplique, il n’entend pas sauver Carmen dans l’absolu, mais dans un cadre où il a le droit de la posséder, où il n’enfreint pas la morale qui est la sienne. Il est à cet égard tout à fait inquiétant que le projet de Pierre Bayard de sauver Geneviève se fasse dans le cadre d’une réflexion éthique, que son but ne soit pas de « sauver Geneviève Dixmer « à n’importe quel prix », mais « en trouvant une solution où la justesse éthique redouble l’élégance narrative » (p. 37). « Pas à n’importe quel prix mais en maintenant la justesse éthique », voilà qui être pourrait une glose un peu élaborée de la formule de José : « te sauver et me sauver avec toi ». Sauver, c’est rester soi‑même, c’est ramener l’héroïne dans le cercle de ses propres valeurs, réputées les meilleures, c’est du moins ne pas quitter ce cercle, demeurer bien au sec sur le bord éthique d’une piscine amorale et tendre précautionneusement  la perche en prenant soin de ne pas se mouiller.

39J’ai depuis longtemps renoncé aux plaisirs du monde pour me consacrer toute entière aux soins de mes patients lecteurs. Je crois, cependant, me souvenir que l’expérience amoureuse peut conduire à une certaine perte de soi qui n’est pas forcément négative et peut même être enrichissante. José avant de faire l’homme moral, est d’ailleurs devenu brigand par amour pour Carmen. À moins d’ailleurs que l’on n’aime que ce que l’on désire être, ce que l’on est sans oser se le dire… À moins, donc, que José ne soit déjà un brigand… Et si Pierre-Maurice avait en fait des tendances royalistes ? S’il profitait de son amour pour Geneviève pour explorer le royaliste en lui ? Impossible ? Trop immoral ? Soit… mais ce que l’on ne peut faire sans risque dans ce que nous pensons être la réalité, on peut le faire à peu près comme on veut dans la fiction. Car l’un des intérêts de la fiction, c’est précisément que l’on peut y être le contraire de soi… Que l’on peut y être mauvais, assassin ou violeur sans grande conséquence… Une danseuse — troublante coïncidence, elle a interprété Carmen — l’a dit mieux que je ne saurais le faire :

Quand j’ai vu le Carmen du chorégraphe suédois Mats Ek à l’âge de 16 ans, j’ai été époustouflée. Je savais que je voulais danser ce rôle. Carmen est tellement méchante. Elle est tout ce que maman vous dit de ne pas être. Donc c’est génial d’être vilaine et de s’amuser avec ce personnage, mais tout en sachant que ce n’est pas moi – que je raconte une histoire22.

40Entrer dans une fiction, par l’expérience mentale comme par l’interprétation artistique, voire par la lecture, donne l’occasion inespérée d’explorer l’envers de ses bonnes dispositions et de sa bonne moralité. Mais c’est une des conséquences du complexe de Don José que si l’on veut sauver, on ne veut pas se perdre, et, plus largement, que l’on peine à concevoir qu’un être (soi-même ou un autre) puisse être le contraire de ce qu’il est. En ce sens, la fiction n’est supportable que si on peut continuer à y être soi-même.   Pierre refuse de tuer son rival fictif, et consacre trois pages à expliquer qu’il ne peut pas forcer Geneviève à se donner à lui en pratiquant un odieux chantage (p. 97‑100). Même quand il entre en fiction, il s’obstine à vouloir être quelque de bien, juste éthiquement. L’aspiration à la perfection est chose assez inquiétante et toute perfection a son envers — au moment où José dit vouloir sauver Carmen, il est à deux doigts de la tuer et est même peut-être en train de la violer. C’est pourquoi il me semble assez moral d’utiliser la fiction pour  se prémunir contre la face obscure de ses bons sentiments et explorer ce qui en soi n’est pas bon.

41Mais pour ce faire, il faudrait accepter que l’on n’est jamais seulement quelqu’un de bien et que l’on peut jouer à revêtir plusieurs masques variés et contradictoires, sans pour autant se perdre. Cette incapacité à admettre la variété et la contradiction, chez soi ou chez l’autre, constitue un des symptômes les plus graves du complexe de don José : on a dit que José n’aimait pas la variété, que le projet de sauver était aussi un désir de figer Carmen, d’écrire une bonne fois pour toutes leur histoire dans le marbre (l’autre moyen est, bien sûr, de la tuer). Pour ceux qui souffrent du même mal que lui, une histoire ne peut avoir qu’une version et un sujet doit être le même, dans la fiction comme dans la réalité. Tandis que Carmen multiplie les versions contradictoires de leurs amours, jouant tour à tour l’infirmière dévouée, la manipulatrice, la gitane fatalement tragique, la bohémienne amoureuse et j’en passe, José en tient à une version, la sienne unique et cohérente. Il est José le brigadier amoureux et même quand il rêve qu’il sauve Carmen il reste José le brigadier amoureux. De manière similaire, Pierre Bayard ne cesse d’être Pierre Bayard quand il entre en fiction car il ne peut (se) raconter que la même histoire, et ne se semble envisager pas d’être le contraire de soi, ou tout autre chose. Carmen qui ne cesse de s’inventer comme tout et son contraire, pourrait à cet égard lui donner quelques leçons et contribuer à sa guérison mais elle ne participe pas — à ma connaissance — à l’intrigue de Dumas.

42Cette tendance à la simplification et à l’unification dans la représentation de soi se retrouve dans la vision de la fiction. Car les patients touchés par ce mal créent un choix dont la polarité binaire les trompe et risque à chaque instant de tromper les praticiens en charge de leur cas.  Comme Don José pour Carmen, Pierre Bayard construit sa lecture, et partant son action de personnage projeté, autour d’une alternative : soit je parviens à sauver Geneviève, soit elle est perdue. Par quoi, et toujours comme José, il passe sous silence tous les autres moyens qu’a Geneviève de rester en vie et les autres alternatives qui soutiennent l’architecture du roman. La chose est d’autant plus ironique qu’en se livrant son expérience de pensée, et surtout en en exposant le résultat, Pierre Bayard renforce une piste selon laquelle Geneviève n’a absolument pas besoin d’être sauvée et fait éclater le choix binaire en mille possibilités.

Le fond & la forme

43Cela tient à une pratique un peu singulière de la critique interventioniste. Pierre Bayard dit avec raison qu’il livre du roman de Dumas une transformation radicale : il ne se contente pas d’en modifier le texte et la forme — ce qu’il fait, en apparence, a minima — mais veut se livrer à une « transformation du texte beaucoup plus profonde » (p. 14), à une « entrée intime » (p. 15) dans le livre. Mais la transformation profonde a des conséquences en surface. Quand Pierre Bayard cite des extraits de sa nouvelle version du roman, il ne se contente pas de remplacer le nom du héros par le sien. Pour une raison dont il s’explique un peu trop rapidement (p. 36), il passe également d’une narration hétérodiégétique en focalisation zéro — soit un narrateur dit omniscient, à une narration homodiégétique en focalisation interne, soit un récit à la première personne où le lecteur n’en sait pas plus que le personnage principal — Pierre, anciennement Maurice. Dans la version de Bayard, nous n’avons donc pas accès à l’intériorité de Geneviève ou à des scènes dont le héros est absent. Tout ce que nous savons de Geneviève, nous le savons par les suppositions du narrateur-personnage sur l’amour que lui porte sa maîtresse. Curieusement, Bayard en se faisant narrateur et héros pour sauver son héroïne parvient à une formule narrative fort proche de celle qu’utilise Mérimée pour parler des amours de Don José et Carmen ou Prévost pour parler des amours de des Grieux et Manon Lescaut. Ce dispositif ne nous donne pas accès aux pensées de l’héroïne sauvable et rien ne nous empêche donc de supposer que Don José se fait manipuler du début à la fin, beaucoup plus encore qu’il ne le dit ou le pense. Dans le roman de Dumas dans sa version non modifiée, on a quelque raison d’avoir des doutes sur la sincérité de Geneviève mais un certain nombre d’informations données par le narrateur extradiégétique nous font finalement croire à son amour pour son amant républicain. En supprimant ces informations, Bayard fausse son alternative — je la sauve ou elle meurt. Privé des scènes qui le rassurent sur l’amour de la belle royaliste, le lecteur a plus de chance de se demander ce qu’il en est d’une troisième possibilité : et si Geneviève manipulait son amant depuis le début, en lui faisant croire à son amour ? Dès lors l’intrigue peut s’envisager selon d’autres questions binaires peut-être plus urgentes, du moins pour le héros : elle est sincère ou ne l’est pas ; elle aime son mari ou a un autre amant ; Pierre la croit ou ne la croit pas ; il va s’apercevoir de la ruse ou être dupe jusqu’au bout etc…. C’est un trait de la pensée récente de Pierre Bayard que de ramener les choses, à un choix simple et unique : aurais-je été résistant ou bourreau ?, demandait-il récemment. Si j’avais personnellement à me projeter dans une période historique même troublée, je crois que je serais frustrée de m’en tenir à une seule et simple question : aurais-je été résistante ou bourreau (quel est le féminin ?), dansé le Charleston ou le tango, flirté avec un zazou, une belle femme pendant l’exode ou choisi le célibat, croisé Arletty, ou Dietrich ou Édith Piaf, aimé les rutabagas ou préféré les patates à l’eau, fait du marché noir ou un régime… ? Et si c’était en suivant Dietrich pendant l’exode pour partager avec elle mes rutabagas, que j’étais par hasard devenue résistante ? La vie — et parfois même la fiction — a souvent plus de richesses à offrir qu’un choix rudimentaire. Mais c’est que Pierre Bayard s’intéresse à l’éthique et qu’en éthique apparemment on ne pose qu’une question à la fois et sous une seule forme : blanc ou noir, bien ou mal. Cette polarité éthique aggrave, dans le cas de Pierre Bayard, le complexe de Don José et explique qu’il continue de lire selon l’alternative que j’ai dite : soit je la sauve, soit elle meurt. Les bénéfices secondaires de ce choix binaire sont sans doute trop importants pour que le patient renonce. Car en posant que l’intrigue repose sur une alternative dont il est le sujet — je sauve ou je ne sauve pas, et en posant un besoin de sauvetage, le lecteur fait comme si il était le personnage principal de l’histoire, son héros. Rien n’est moins sûr : on sait que la nouvelle de Mérimée se nomme Carmen et que son héros principal n’est pas Don José sauf dans son scénario de sauveur. Quant au roman de Dumas, il n’a pour titre ni le nom de Geneviève Dixmer ni celui de son amant mais Le Chevalier de Maison Rouge, soit l’amant de Marie Antoinette….

44Mais par l’action de Pierre Bayard, le roman devient le terrain d’une nouvelle fiction dont le héros est le sauveur-lecteur. C’est par ce dernier trait que la lecture peut ressortir au complexe de Don José. Comme José plaque une intrigue fictionnelle sur la situation qu’il vit et s’héroïse tout en s’idéalisant, de même les patients atteints du complexe de don José souffrent d’un tropisme fictionnel : ils héroïsent et fictionnalisent leur activité de lecteur.

Le lecteur-héros & la fausse Geneviève

45Cette héroïsation de la lecture a deux conséquences : le lecteur est un héros ; ce héros, puisqu’il est un lecteur, peut faire des erreurs de lecture. Or c’est peut-être bien ce qui arrive à Pierre Bayard dans son chapitre final. Pierre ex-Maurice croit sauver l’héroïne, mais il est victime d’une illusion d’optique. Comme Don José, Bayard plaque sur l’intrigue une intrigue de sauvetage chevaleresque, et, à sa décharge, il est vrai que le nom de Geneviève rappelle irrémédiablement celui de Guenièvre. Mais si on peut excuser Don José de ne pas savoir qu’il existe de fausse Guenièvre et que tout chevalier doit s’en méfier, on excuse moins Pierre Bayard de l’avoir oublié, ou tout au moins on l’excuserait moins si on ne le savait frappé par le complexe que j’ai dit. Quoi qu’il en soit, dans la version qu’il nous raconte tout porte à croire que Geneviève est une fausse Guenièvre et que croyant la « sauver », il se fait tout simplement duper. Dans le roman de Dumas, Maurice l’amant de Geneviève tue son méchant mari, lui vole un laisser passer grâce auquel il entre dans la « chambre des morts » où les condamnés attendent d’être guillotinés : il meurt avec elle (et ne sauve donc personne). Pierre Bayard prenant mentalement sa place n’en use pas exactement de la même manière. Comme il veut sauver mais sans trahir ses principes moraux (sauver et être sauvé, donc), il vole le laisser-passer au mari, mais ne l’achève pas ; puis il entre dans la salle des morts et persuade Geneviève de prendre la fuite. Elle refuse d’abord car elle désire  mourir avec son amant : mais il lui fait remarquer qu’elle est peut-être enceinte de lui et qu’il faut préserver l’enfant, car ainsi il pourra « survivre à travers elle » (p. 153). Elle se rend à ses raisons : il va mourir ; elle est sauvée.

46Si ce n’est qu’elle n’est pas du tout sauvée… Ou tout au moins que dans le récit forgé par Pierre Bayard, rien n’empêche de voir les choses d’une autre manière où tel est berné qui croyait sauver. Depuis le début, il se pourrait que Pierre-Maurice Bayard se trompe d’intrigue et se prenne les pieds dans un piège narratif qu’il a lui-même posé. Car c’est bien lui qui a créé ce dispositif narratif où l’on ne sait rien, jusqu’à la fin des sentiments de Guenièvre à son égard. Dès lors rien n’empêche de raconter son histoire d’une tout autre manière : Geneviève accepte la proposition de Pierre sans trop se faire prier. Et pour cause… Elle n’a jamais été en péril, mais a toujours su se servir de Pierre pour mener à bien ses complots royalistes, et, en l’espèce, pour éviter la guillotine. Une fois Pierre sacrifié, elle peut rejoindre son mari qui a joué le rôle du méchant gardien pour impressionner notre impressionnable héros, mais qui est bien sûr de mèche avec son épouse : ils forment tous les deux un duo infernal et savent se jouer des apparences, Milady approuverait le tour de Geneviève et Carmen n’y trouverait rien à redire… Quant à Geneviève elle rappellerait sans doute à Carmen que parfois il faut prendre « la peine de mentir »… si cela peut permettre d’envoyer à la mort un amant encombrant dont on n’a plus l’utilité et d’échapper à la guillotine… Car mentir, c’est bien ce que fait la géniale Geneviève, dans ma version de la version de Pierre Bayard : elle ressert à son amant le mensonge qu’il a lui-même proposé : que pour sauver un enfant de lui, et lui permettre de survivre à travers elle, elle va accepter – oh bien à contre cœur –  de le laisser mourir à sa place… Autrement dit, Geneviève offre à son amant une intrigue de roman idéal grec ou baroque, auquel il croit comme des Grieux croit à sa vision idéalisé de Manon et comme Don José serait prêt à y croire, si Carmen voulait bien s’en donner la peine... Si cette hypothèse n’est pas faite par Bayard c’est qu’en vertu du complexe dont il souffre toute femme dont on est amoureux doit être sauvée et ne désire pas autre chose… On mesure toute la force d’aveuglement du complexe de don José.

47Cependant mon pronostic reste excellent. Si notre héros-lecteur-patient témoin n’a peut-être pas lu Carmen depuis longtemps, sans doute aurait-il avantage à consulter — dans l’un des mondes parallèles qu’il fréquente assidûment — un médecin Viennois dont il connaît fort bien l’œuvre. Car, dès 1910, le docteur Freud, avait livré une remarquable description du complexe de don José en étudiant Un type particulier de choix d’objet chez l’homme (1910).Freud livre de nombreuses indications utiles à la compréhension du mal dont souffre José, et en particulier cette description d’une grande lucidité : 

Le plus étonnant pour l’observateur chez les amants de ce type, c’est la tendance manifeste à sauver la femme aimée. L’homme est convaincu que la femme aimée a besoin de lui […]. Il la sauve donc dans la mesure où il ne la quitte pas.

48Où l’on comprend finalement que je vais te sauver signifie à peu près « ne me quitte pas » ou plus exactement « je vais t’empêcher de me quitter ». La seule erreur de Freud dans cet article est d’affirmer que la littérature ne nous donne pas des exemples de fixation amoureuse de ce type-là : il semblerait que Freud, non plus, n’avait pas lu Carmen et en tout cas n’avait pas pensé que ce type d’attachement amoureux peut également toucher des lecteurs, et même des lecteurs qui ont lu Freud.

49Sans doute une lecture attentive de cet essai freudien aurait-elle pu éviter à Pierre Bayard de risquer de vivre la déplorable scène que j’ai décrite à l’ouverture de cette étude de cas et qui est susceptible de clore, je le crains, les aventures de Pierre — Maurice en milieu fictionnel dumasien. Pour ma part, je relis ce texte de Freud régulièrement et parviens ainsi à proposer mes soins aux lecteurs-salvateurs sans trop souffrir de la contagion, et même sans croire que je les sauve de leur pulsion salvatrice. C’est que je vais beaucoup mieux, surtout depuis que j’ai fait connaissance avec mes deux nouvelles copines, Geneviève et Carmencita. Étant moi-même et depuis ma naissance un personnage de fiction, je n’éprouve aucune difficulté à les rencontrer quand cela nous chante et je n’en fais pas tout un plat. Parfois, avec Geneviève et Carmen, nous prenons le thé, d’autre fois nous écoutons de la musique. Il y a un air que nous aimons en particulier et si vous avez parfois envie de sauver-lire des héroïnes de fiction, je ne saurais trop vous recommander de l’écouter régulièrement : ici par exemple.