Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Fiona McIntosh‑Varjabédian

Pour une lecture historique, culturelle & rhétorique des phénomènes médiatiques

Adeline Wrona, Face au portrait : de Sainte‑Beuve à Facebook, préface d’Yves Jeanneret, Paris : Éditions Hermann, coll. « cultures numériques », 2012, 408 p., EAN 9782705684143.

1Adeline Wrona est spécialiste de littérature et de journalisme à la Sorbonne et c’est à ce titre qu’elle signe en 2012 aux éditions Hermann, un ouvrage hybride, entre l’histoire littéraire des écrivains journalistes du xixe siècle et l’analyse sémiologique des phénomènes médiatiques contemporains.

2Cette double casquette reflète l’originalité de son approche et se traduit dans le sous‑titre volontairement provocateur de son essai : de Sainte-Beuve à Facebook. Le réseau social se trouve ainsi inscrit dans une fascination durable pour le portrait, comme sorte de kaléidoscope éphémère d’images individuelles, de sociabilités et de goûts. Sur la couverture, les vignettes, multicolores comme les sérigraphies de Warhol, réduites aux dimensions des portraits de Facebook justement, présentent des visages peints, sculptés ou photographiques plus ou moins connus : l’Odalisque, le Pharaon Akhénaton, Dürer, le nain de Vélasquez pour n’en citer que quelques uns. Elles reflètent la thèse principale de l’ouvrage : il y a une pratique et une instrumentalisation durables du portrait dans la culture occidentale notamment et, avec l’évolution des médias et de la culture de masse, le culte des visages a connu de nombreux avatars qui autorisent les rapprochements entre les pratiques du xixe siècle et les habitudes des médias contemporains.

Surmonter l’approche historique : analyse d’une méthode

3Le premier chapitre « De la peinture au journal » traduit un continuum, des portraits humanistes à la National Portrait Gallery de Londres et d’Australie, continuum élégamment illustré notamment par une huile de  Mademoiselle Lange en Danaé par Girodet, les différentes versions du profil d’Érasme par Holbein, Dürer ou Massis, ou la sculpture romaine Togato Barberini. D’emblée, l’approche n’est pas à strictement parler historique, mais plutôt conceptuelle, puisque l’auteur met en place ce qui constitue les éléments récurrents de son analyse : la standardisation sériée des portraits déclinés aussi bien en peinture, dans les estampes et les cartes ou encore dans les badges, leur visibilité dans l’espace public et leurs enjeux sociaux et/ou idéologiques. Selon une expression qui revient de façon récurrente dans l’ouvrage, inspirée à la fois de Roland Barthes et des discours médiatiques contemporains, le portrait est « pris dans le tourbillon des mimesis engagées par le vivre‑ensemble1 » (p. 65) La représentation prend un sens à la fois esthétique, philosophique et politique du fait des différentes aires auxquelles elle s’applique : la question de la démocratie participative entrecroise sans cesse le domaine de l’art. Prenant comme point focal la deuxième moitié du xixe siècle, A. Wrona montre comment des écrivains tels Vallès et Zola ont été aux prises avec la démocratisation progressive du portrait qui accompagne les évolutions politiques de la fin du Second Empire et de la Troisième République. Cela se résume en effet à ces questions lancinantes mais essentielles : comment montrer le Peuple, comment le faire parler au travers des anonymes qui sont censés le représenter dans les journaux en vogue et comment sont désignées les célébrités du moment ?

4Le deuxième chapitre est en ce sens exemplaire : l’approche est à la fois historique et informative, replaçant fort justement Zola journaliste dans les pratiques commerciales de la presse française. L’auteur nous montre comment le futur grand écrivain se plie non sans mal à l’exercice déjà codé du portrait. Dans un contexte de « portraitomanie » généralisée (p. 99), collaborer à un grand journal c’est avoir la perspective d’un « traitement fixe » mais aussi de « rencontrer un public » (p. 109) et de construire progressivement sa notoriété pour une autre carrière, celle d’écrivain. Pour le Petit Journal en revanche, le compte n’y est pas : le public attend de la gaîté ou de la légèreté et Zola est perçu comme trop sombre pour l’exercice. Malgré cet échec, le développement de l’art du cliché offre à l’écrivain une métaphore puissante pour désigner son projet littéraire : « Il me faut, écrit Zola, photographier toute une foule ; une foule d’un million de têtes » (cité p. 114). La référence montre comment A. Wrona conçoit son livre : les faits historiques et littéraires dessinent autant de fils rouges que le lecteur est appelé à percevoir. Ici, nous le voyons, la standardisation de l’exercice journalistique bascule vers ce qui, comme nous l’avons signalé plus haut, constitue un axe majeur. Le portait individuel a, dans une société en voie de démocratisation ou dans une société démocratique installée, une valeur synecdochique : c’est le visage qui représente la foule anonyme, mais c’est aussi le moyen par lequel le lecteur, pris dans une pratique commerciale, se reconnaît dans le nouveau médium. Les albums qui se multiplient et qui sont offerts en échange de l’abonnement répondent à des objectifs publicitaires, pour célébrer le produit qui en quelque sorte se cache derrière la personne :

Autant dire que le portrait porte clairement la marque de ce vivre‑ensemble euphorisant qu’encourage le repas bien arrosé (p. 124)

5L’image, comme l’écrit, figurent une relation entre le sujet des articles ou des photographies et le lecteur populaire qui peut participer fictivement à un moment de sociabilité bourgeoise. Parallèlement les portraits, très diversifiés dans leur origine et dans leurs sujets, ont une fonction informative, offrant « un outillage à la fois visuel et textuel pour une compréhension pragmatique du vivre‑ensemble contemporain » (p. 128). L’accent est donc mis sur l’extrême plasticité idéologique et commerciale du portrait, des figures célèbres de l’histoire comme de l’actualité éphémère.

6Le troisième chapitre reste centré sur la fin du xixe siècle, mais s’intéresse cette fois à « la compétence biographique » et aux valeurs informatives ou axiologiques que véhiculent les personnalités célébrées ou honnies du moment, ainsi qu’aux différentes formes sémiotiques que prend cette circulation de figures : dictionnaires biographiques, plâtres, cartes, nécrologies, séries éditoriales à succès. Aussi bien Nadar que Mirecourt adoptent des protocoles. L’écrit suit un ordre chronologique, l’image s’organise autour des séances de pose et répond à une « logique d’actualité » (p. 155). Dans chaque cas, les auteurs de la collection sont mis en scène aux côtés des personnalités qu’ils présentent, parce qu’il s’agit de célébrer la vérité de la représentation au travers de celui qui l’a faite.

7Quand on aborde le quatrième chapitre qui constitue un tournant, on comprend pourtant que la démarche de l’auteur n’est pas de restituer, dans une démarche strictement historique, le continuum, ni de discerner les grandes étapes qui ont transformé progressivement les pratiques du siècle de Zola et de Vallès, de la création des journaux à grand tirage jusqu’aux derniers avatars contemporains. Le lecteur saisit à ce stade qu’on ne fera pas avec lui le chemin de Sainte-Beuve à Facebook, parce que la sémiologie des portraits autorise l’auteur à « analyser dans un même geste des portraits parus en 1880, et d’autres publiés en 2009 » (p. 194) pendant les quatre chapitres suivants. Le genre, identifié comme tel, du portrait journalistique invite désormais à une approche synthétique, transhistorique, ou plutôt post historique. Le lecteur s’en étonne, le genre lui‑même n’est‑il pas soumis à des variations liées aux différents contextes dans lesquels il se déploie ? N’est‑ce pas en contradiction avec l’enquête brillante qui a été menée dans les deux chapitres précédents et qui mettait l’accent aussi sur les effets de l’actualité ?

Le parti pris des permanences : pour une anthropologie & une sociologie des phénomènes journalistiques

8Arrêtons‑nous un instant à la représentativité des dates choisies : 1880 s’explique par l’installation définitive de la troisième république, comme en témoigne cette année‑là le choix du 14 juillet comme fête nationale, l’amnistie des communards et le premier gouvernement Ferry. En 1876, Le Petit Parisien naît et devient rapidement un organe de presse populaire, pour Le Petit Journal, les années 80 marquent également un apogée avec, en 1884, la parution à grands tirages du Supplément illustré. Est‑ce que 1990 marque une période aussi emblématique ? Dans les premiers chapitres, la représentativité des organes de presse, des phénomènes éditoriaux dont ils sont les inventeurs est assurée sans conteste en raison de la popularité des productions et de la grandeur des tirages. Le mode de sélection est moins clair, de ce point de vue pour la fin du xxe siècle et le début du xxie : Le Figaro, Le Monde, Libération et Les Échos, constituent certes un échantillon politiquement diversifié d’organes de presse sérieux. L’ajout du Voltaire dans cette liste est plus anecdotique. Le Monde 2, Le Journal du Dimanche, Elle, Marie‑Claire et le Messager de l’Europe complètent le tableau. La lecture de l’ouvrage fait également émerger Télérama comme source régulière. De façon évidente, le tirage et la popularité ne sont pas la raison principale de cette sélection. En 1999, pour se donner un simple ordre d’idée, le classement des journaux nationaux par tirage donnait en première position Le Monde effectivement, puis dans l’ordre décroissant Le Figaro, Libération, France‑Soir, Les Échos, Aujourd’hui, La Tribune, La Croix et L’Humanité. Le tirage des titres régionaux est souvent largement supérieur avec en tête Ouest France, mais Sud Ouest, La Voix du Nord et Le Parisien, viennent quand même s’insérer entre Le Monde et Libération. Mais selon A. Wrona, la presse régionale pratique peu le portrait, et boude le genre. Pour ce qui est de la presse hebdomadaire, des publications comme Match, très diffusé, Voici, Gala et dans une moindre mesure Point de vue, spécialistes des têtes couronnées, des grands de ce monde et des personnalités people auraient mérité, quelle que soit la valeur qu’on leur accorde, des renvois aussi réguliers que les autres titres mentionnés plus haut mais moins spécialistes du genre étudié. Certes A. Wrona explique qu’elle ne prétend pas être exhaustive, elle avoue même volontiers que la démarche de sélection relève d’un certain arbitraire au nom de « la plasticité d’une forme fondamentalement voyageuse » et des répétitions qu’elle décèle dans les variations (p. 194‑195) mais comment juger de la validité des permanences si l’échantillon choisi pour l’époque contemporaine n’est pas aussi populaire que les titres étudiés au xixe siècle ? C’est un peu comme si la représentativité et les méthodes pour en juger changeaient en cours de route : la permanence sémiotique décelée est en elle‑même la justification de la nouvelle démarche. Le sentiment qu’on est arrivé à une crise médiatique confère sans doute aux rapprochements une dimension volontairement rassurante. Les codes rhétoriques, la pragmatique des portraits se mettent ainsi au service d’une sorte de devoir collectif de mémoire et d’une grande communauté unie par les images qu’ils produisent.

9Pour répondre à cette fonction de célébration, le temps se trouve mis au cœur du biographique qui, selon le point de vue de Bourdieu que reprend A. Wrona, répond à une illusion, qu’on pourrait peut‑être qualifier de nécessaire socialement : illusion d’une humanité commune et partagée au travers de la peinture des âges de la vie, illusion d’une réussite sociale sanctionnée par les grandes étapes du cursus honorum que célèbrent les portraits de presse, l’exemplarité herméneutique des figures choisies, la standardisation des séries biographiques dont Facebook est un des ultimes avatars.

10Le tour se veut plus théorique, tout en reprenant des thématiques qui avaient déjà été esquissées :

Ce parcours doit aller vers aujourd’hui, en partant de la naissance ; l’actualité constitue donc le point d’aboutissement de l’existence individuelle, selon une forme d’ontologie spontanée, propre au régime médiatique, qui veut que n’existe que ce qui se manifeste dans l’actualité du vivre ensemble » (cette fois sans tiret) (p. 205).

11Les principaux inspirateurs de cette deuxième partie sont Bourdieu, Ricœur, Barthes, Habermas et Jeanneret (auteur de la préface) qui reviennent de façon régulière et parfois allusive à partir de la page 256, c’est‑à‑dire, de la dernière page du quatrième chapitre. Au cœur de la démonstration on retrouve la question si complexe de l’exemplarité. A. Wrona (p. 259) met en avant deux opérations aux cœur de la théorie des portraits : imitare qui revient à saisir l’essence individuelle de la personne que l’ont peint, quitte à transcender le visible et ritrare qui est de l’ordre de la restitution exacte et fidèle. Imitare implique une fonction axiologique, l’individu est modelé par la société dont il est l’emblème et invente également de nouveaux rapports sociaux par sa force de configuration. Ses figures et leur utilisation se rapprochent des Vies de Plutarque qui ont pendant longtemps nourri la société lettrée (p. 301). Dans la mesure où il s’agit souvent de présenter des saints laïques, c’était leur but premier pendant la Révolution et la Troisième République, on aurait pu étudier dans quelle mesure les tranches de vies des célébrités modernes reprenaient des structures des récits exemplaires et des anecdotes moralisées du Moyen Âge et de la Renaissance, on pense notamment à la structure téléologique qui les caractérise en grande part ainsi que le motif, qui est souvent lié à cette même construction téléologique, du puer senex. L’auteur choisit ici de mettre l’accent sur l’adhésion du lecteur, à un « horizon d’attente partagé » (p. 275) et sur la conformité de la figure à une ligne éditoriale (p. 264), ainsi qu’au poids de l’intertexte (p. 272). Le nom propre est retiré des usages de la langue selon un processus de caritatisme, défini par Barthes (p. 292). Les surnoms qui lui sont attachés sont autant d’histoires potentielles, en particulier dans les récits familiaux, où la figure célèbre est souvent doublée d’un autre membre proche susceptible de livrer les secrets d’une formation et d’une éducation communes, chose dont les lecteurs sont toujours friands. Ici c’est la forme littéraire de l’anecdote qui peut être convoquée pour la plasticité des récits et leur circulation.

12La standardisation des portraits, leur production sérielle, les modèles axiologiques véhiculés font qu’A. Wrona souscrit sans nul doute à la thèse de Barthes dans Mythologies, à savoir que ces productions correspondent aux illusions d’une culture petite‑bourgeoise (p. 299). Ce point aurait mérité d’être examiné de façon plus contradictoire, parce que, au cours du xxe siècle on note, aux deux bords de l’échiquier politique, le grand succès des grandes figures dans les milieux populaires. Cette plasticité politique, tant à gauche qu’à droite est confirmée par un ouvrage récent d’Yves Cohen, publié après celui d’A. Wrona : Le Siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890‑1940)2. La question de fond que pose, au‑delà du domaine littéraire ou journalistique, la référence barthienne et bourdieusienne est la suivante : le peuple n’est‑il que la victime passive de ces personnalités illusoires qu’on lui impose de façon artificielle, du culte du chef fasciste ou communiste, aux images de contes de fées que la culture bourgeoise offre comme leurre et comme divertissement à un quotidien morose ? C’est là que l’étude de productions au cœur de cible moins homogène aurait été utile. Car si Le Monde, Libération, les Échos et Le Figaro sont divers politiquement et témoignent du pluralisme de l’approche, leur sociologie l’est beaucoup moins.

13L’enquête sémiologique se termine avec deux derniers phénomènes de masse Facebook et Wikipédia. Phénomènes d’origine anglo‑saxonne, ils réclamaient une approche plus internationale, comme le laissait d’ailleurs présager le premier chapitre qui consacrait de nombreuses pages aux National Portrait Gallery (voir plus haut). Les problèmes que posent la « surveillance participative » et le contrôle collectif des articles sont restreints au Wikipédia francophone3, de même la bibliographie sur Facebook est essentiellement française. Cela s’explique toutefois par le fait que les articles américains et canadiens sur le réseau social sont, semble‑t‑il, plus tournés vers l’anthropologie et la sociologie des amitiés électroniques, le marketing ou les pratiques de management ou leadership liées à la nécessité de se montrer professionnellement sur la toile, tandis que les chercheurs francophones s’intéressent bien davantage au médium et aux structures de communication. Dans l’univers du web, A. Wrona nous apprend que les journaux en ligne sont en France une source très décevante pour les portraits. Il se peut que cela soit un phénomène purement français, si j’en crois les pratiques du Guardian ou de la Stampa en ligne, phénomène qui tient essentiellement à la volonté d’offrir au public non abonné un accès très restreint au site, ce qui n’est pas le cas du journal britannique ou italien : si le portrait est identifié comme un argument de vente, il faut en profiter et le réserver aux Happy Few. Avec ce tour d’horizon, le dernier chapitre nous promet une longue vie aux portraits, dans leurs formes virtuelles ou de papier.


***

14L’ouvrage s’impose indéniablement par l’originalité du dialogue qui est instauré ici entre le littéraire et le journalistique, en particulier dans tous les chapitres centrés sur le xixe siècle, toujours plaisants et admirablement informés. La confrontation, même superficielle, aux centres d’intérêts anglo‑saxons pour les nouvelles technologies permet de saisir combien l’approche formelle et rhétorique appliquée à l’analyse de médias marque une réelle nouveauté. Certaines pages pourront néanmoins déconcerter le profane, tant les références critiques et théoriques s’adressent aux initiés en raison de leur caractère parfois très allusif, alors qu’il a pu circuler avec facilité dans les tranches de vies et les portraits de la Troisième République. Portée par une bibliographie abondante, une documentation iconographique de qualité et une recherche des plus sérieuses, il semble que l’enquête menée par Adeline Wrona ne demande qu’à être poursuivie, dans un contexte éditorial qui marque un retour de la biographie4. Si le portrait fait vendre, nous souhaitons à l’auteur que cela se confirme ici.