Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Mai 2013 (volume 14, numéro 4)
titre article
Maya Lavault

D'Absolu à Zèbre : passer l'abécédaire en revue

1Créée en 1923 par l’écrivain Romain Rolland, la revue Europe « a toujours eu le souci de traverser les champs de la connaissance et de rendre compte de la multiplicité des formes artistiques qui l'accompagnent1 ». Elle obéit depuis sa création à une ambition de nature encyclopédique : faire le tour du champ littéraire mondial, de la culture — des cultures — universelle. Pour son millième numéro, paru à la fin de l’été 2012, Europe a réuni plus de soixante‑dix textes d’« artisans » de la culture d’aujourd’hui, écrivains, artistes, philosophes et savants du monde entier. Une seule contrainte pour ce numéro d’exception : « Chacun choisirait librement un mot et offrirait un texte (poème, fiction, bref essai, entretien…) en résonance avec ce mot », comme l’indique l’Avant‑propos (p. 3). À ces contributions originales, conçues exprès pour ce numéro mille, viennent s’ajouter des textes d’auteurs étrangers déjà parus dans leur langue d’origine mais inédits en français.

2Pourtant, il ne saurait d’agir d’un numéro « anniversaire » qui embaume ou encense dans une forme commémorative close sur elle‑même quelques élus, célèbres ou moins connus, censés donner le ton des tendances actuelles de l’art et de la littérature mondiale. Bien au contraire, l’Avant‑propos prévient d’emblée que le choix de l’abécédaire offre un espace de liberté à l’expression de pensées, de personnalités et de styles singuliers, dont la collection dessine pour le lecteur un itinéraire de lecture ouvert, destiné à fluctuer au gré de ses propres curiosités, de son rythme et de ses affinités du moment. La forme de l’abécédaire répond donc pleinement, malgré l’immuabilité de l’ordre alphabétique, à l’esprit d’ouverture et de diversité qui caractérise la revue Europe et que la liste des mots traités dans le volume revendique avec une certaine jubilation.

Liberté, diversité, singularité

3Cette liste de mots qui, sous la forme éditoriale du sommaire, ouvre le volume se lit comme une sorte d’inventaire à la Prévert affichant délibérément l’arbitraire de la classification alphabétique en faisant se côtoyer le « Bain‑marie » de Toshiyuki Horie et la « Blanchenote » de Michel Vinaver, le « Caractère » de Michael Levinas et la « Chanson » d’Antonio José Ponte, le « Jour » de Salah Stétié et le « Langage » de Gérard Macé, la « Moto » de Mario Bellatin et la « Naissance » de Marcel Cohen, l’« Opacité » de Claudio Magris et l’« Oracle » de Jackie Pigeaud, les « Rouets » de Takako Arai et les « Saisons » de G. Genette, et caetera. Le sommaire alphabétique témoigne ainsi de l’importance du geste de nomination qui définit la forme de l’abécédaire. Il se trouve ici doublement exemplifié : c’est en effet une double liste nominale qui défile sous les yeux du lecteur à l’ouverture du volume, et associe à chaque mot un nom d’auteur, créant ainsi une série de couples dont les deux membres vont s’emboîtant, dans un partage de leurs qualités attendues, supposées ou connues, et finalement, de fusion des horizons d’attente. La liste du sommaire affiche ainsi sa dimension duelle, ou plutôt double, voire quadruple : d’un côté, une  colonne constituée de noms de choses, d’idées, de lieux, de personnes, d’actions, qui se dédouble elle‑même en deux parties toutes mentales, selon le modèle proustien — « nom de choses : le nom » et « nom de choses : la chose » ; de l’autre, la liste des contributeurs, elle aussi dédoublée dans l’esprit du lecteur selon le même mode d’appréhension : « noms d’auteurs : le nom » et « noms d’auteurs : le texte ». L’« effet-liste2 » joue donc à plein : il assigne au volume une épaisseur à la fois poétique et ludique, par un feuilletage et un entrelacement des noms et des choses qui en appellent à l’imagination, à la mémoire et à la méditation du lecteur.

4Le sommaire traduit, par ses lacunes et ses amoncellements, ses pleins et ses déliés, la contingence revendiquée par la forme de l’abécédaire : nul K, ni U, pas plus que de W, X et Y, dans cette liste alphabétique toute soumise à l’inspiration des auteurs ; en revanche, des accumulations autour des lettres C (sept mots), M et R (huit mots). L’alphabet ainsi redessiné en forme de blocs inégaux laisse apparaître des sous-ensembles qui constituent autant de régions de la pensée, de la culture, du monde tel qu’il va et tel qu’il se dit. En voici une liste, sommairement dressée :

  • mots abstraits et grandes notions : absolu, âme, amour, caractère, exception, fluctuations, immortalité, monothéisme, mort, naissance, opacité, orientation, paix, probité, régression ;

  • mots renvoyant à un référent concret ou sensible : bain-marie, ennemi, faim, fugue, hauteur, hôpital, jour, regards, révolution, siamois, silence ;

  • mots renvoyant au langage, à la création artistique, au champ du savoir : chanson, citation, dessin, éloge, humanités, inventaire, langage, mot, nouvelle, oracle, photographie, poésie, sculpture ;

  • éléments naturels et animaux : arbres, cochon, cygne, fourmi, gnome, mer, nuages, rive, saisons, vautours, zèbre ;

  • objets : manuel, masque, moto, rouets ;

  • noms propres (personnes, lieux) : Blanchenote, Europe, Marlène, Ramallah ;

  • verbes : arriver, choisir, creuser, exister, hésiter, représenter, rêver, tarabuster, traduire ;

  • adverbes : hypothétiquement, oui ;

  • pronoms : personne, quelqu’un, toi ;

  • mots étrangers : saudade (portugais), tejas (indien).

5Un mot d’ordre domine donc le volume : liberté — dans le choix des mots composant cet abécédaire, dans la forme et la longueur des textes, dans le style et le genre adoptés, dans le traitement du mot choisi, enfin. Les auteurs reviennent parfois sur ce qui a motivé leur choix : ainsi,  le philosophe Jean‑Luc Nancy explique dans son article en forme d’entretien que le verbe « Tarabuster » lui est venu spontanément à l’esprit lorsque le projet lui a été soumis, par téléphone. Mais, le plus souvent, il n’est nul besoin d’explication pour saisir ce que le mot choisi fait résonner chez l’auteur qui le traite : Alain Badiou choisit « Absolu », Valère Novarina « Personne », Ernest Pignon‑Ernest « Dessin », l’écrivain israëlien David Grossman, le mot « Paix », le poète Lionel Ray le terme « Poésie », Yves Bonnefoy s’attelle à « Traduire »… Cet exercice de saisie des affinités qui lient la personnalité du contributeur au mot qu’il a choisi a cependant ses limites, puisqu’une partie des articles proposés en traduction sont des textes sélectionnés par la revue et rangés sous la bannière d’un mot qui a été choisi a posteriori pour leur servir de titre.

6Chaque mot développe une anecdote, une pensée, un imaginaire, une vision, qui traduit un geste d’auteur, d’artiste, de penseur singulier ; tous témoignent, dans la diversité des approches et des styles, d’une forme de présence au monde, d’engagement dans une démarche de type encyclopédique et, plus largement, d’exigence face à la modernité. Cette collection de mots traités par une pléiade d’auteurs renoue en effet avec la vocation encyclopédique de dire le monde en ouvrant de multiples voies — voix — qui montrent une direction, proposent un sens pour lire le désordre apparent et la profusion du monde actuel.

Arrêts sur images

7Dans le vertige de cette liste, j’ai choisi de m’arrêter sur trois mots, trois auteurs, qui entretiennent des liens étroits à la fois avec la forme de l’abécédaire et avec la revue Europe. Ainsi du mot « Europe », traité par Pierre Bergounioux : l’écrivain s’interroge sur le titre de la revue en soulignant l’apparent paradoxe qui sous‑tend le choix de ce terme renvoyant à une entité close, non universelle, continent de guerres, de violences, de dominations et de divisions historiques, pour servir de titre à une revue progressiste, « entièrement vouée à la réflexion sans préjugé ni frontière » (p. 67). Prenant d’une certaine manière à contre-pied l’exercice proposé pour ce millième numéro en choisissant de dresser un portrait en négatif, pleinement critique et suspicieux, du référent auquel renvoie le nom Europe, P. Bergounioux interroge l’adéquation du mot à la chose, du titre à la revue ; ce faisant, il réaffirme avec d’autant plus de force l’esprit fondateur de la revue : interroger le monde et les discours sur le monde, comprendre les liens qui unissent les éléments qui le composent. Rappelons que l’écrivain est lui‑même l’auteur d’un ouvrage en forme d’abécédaire, sous le titre Trente mots3.

8Faisant fi du « désordre alphabétique4 », je voudrais marquer un second arrêt à la lettre S, au mot « Saisons » traité par G. Genette, lui aussi auteur de trois abécédaires parus dans un ordre désalphabétique : Bardadrac, Codicille, Apostille. Le terme choisi par G. Genette pour ce millième numéro d’Europe entre ainsi en résonance non seulement avec la notion de périodicité qui caractérise la revue, mais aussi avec la dimension à la fois encyclopédique et autobiographique de ses trois volumes en forme d’abécédaires, caractérisés par une périodicité qui découpe dans la temporalité d’une vie des cycles à la fois biologiques, biographiques, littéraires et éditoriaux (les trois volets de la trilogie sont parus cycliquement, en 2006, 2009 et 2012). Le texte qu’il offre au lecteur de ce numéro mille d’Europe s’ouvre sur une citation qui dit bien l’épaisseur temporelle de l’entreprise à la fois critique et autobiographique de G. Genette en suscitant une réflexion proustienne sur l’expérience sensible du temps et sa restitution par la mémoire: « En ce temps‑là, il n’y avait pas d’années, mais seulement des saisons » (p. 271).

9Enfin, retenons l’article « Inventaire » du poète hongrois Péter Kantor, non seulement pour son titre et sa forme, qui font directement écho au principe de la liste de noms et de choses, mais aussi pour les liens qu’il tisse avec le texte de G Genette :

Tu m’as laissé deux chemises :
une pour l’été, une pour l’hiver,
une pour le printemps, une pour l’automne,
bleue l’une, et l’autre bleue.

Deux chemises et deux livres :
Sur les traces d’Orphée
et Feuilles d’herbe,
un Radnoti et un Whitman.

Deux chemises et deux livres.
Et un foulard et un chapeau :
bleu l’un, et l’autre bleu.

Deux livres donc.
Et un Don Giovanni,
Un Bach et un Vivaldi.


Deux chemises : bleues toutes deux,
une pour l’été, une pour l’hiver,
une pour le printemps, une pour l’automne5.

L’esprit de la revue

10Ce numéro mille se présente comme un « volume qui serait différent des autres, tout en étant parfaitement emblématique de l’esprit de la revue », ainsi que l’annonce l’Avant‑propos (p. 3). Numéro emblématique, donc, de l’esprit de la revue Europe, mais aussi de l’esprit de revue en général. En effet, si l’on passe en revue les différents sens associés au terme revue, les liens qui l’unissent à celui de liste apparaissent nombreux. Le Petit Robert délimite quatre groupes de sens : le premier recoupe la notion d’examen, d’inventaire, d’inspection (revue de presse, revue militaire, défilé) ; le deuxième désigne le fait de se revoir (dans l’expression vieillie « nous sommes de revue, de la revue ») ; le troisième, introduit en français par le biais de l’anglais review, fait référence à une publication périodique, souvent mensuelle, contenant des essais, des comptes rendus, des articles scientifiques, etc. ; le quatrième et dernier groupe de sens appartient au vocabulaire théâtral et renvoie à une pièce comique ou satirique faite de scènes sans lien entre elles, centrées sur des personnalités et des événements tirés de l’actualité.

11Ainsi, tous ces réseaux de significations montrent la parenté de la revue et de la liste qui, elle aussi, est une forme d’inventaire, de défilé d’éléments « déjà vus » (on ne peut lister que ce que l’on a déjà vu une fois, ce qui entre dans le champ de nos connaissances), qui construit par l’énoncé et la collection des éléments qui la composent à la fois un rythme, voire une périodicité, et une actualité commune. Cette parenté essentielle de la revue avec la liste s’affiche dans le corps même de toute revue, sous la forme d’une série de listes qui en constituent l’armature, le principe même : liste des fondateurs et collaborateurs de renom ; liste des membres du comité de rédaction et des collaborateurs actuels ; liste des contributeurs au numéro que le lecteur tient entre ses mains ; liste des articles, compte rendus, notes de lecture, chroniques et rubriques proposés dans ledit numéro, présentée sous la forme d’un sommaire ; liste, enfin, des numéros déjà parus. Chacune de ces listes, dont la présence et le contenu sont essentiels à la définition même de l’entreprise que constitue une revue, révèle une tension entre le tout et la partie, entre le singulier et le collectif, entre l’unité et la diversité, entre l’esthétique de l’éclatement et l’art de la composition. L’Avant‑propos de ce numéro mille d’Europe y insiste :

Il est vrai qu’une revue peut à certains égards se comparer à un bouquet — l’ikebana japonais ? —, lequel n’est pas une addition d’unités florales mais une composition. Il s’en dégage une forme et un esprit d’ensemble. (p. 4)

12Cet « esprit d’ensemble », c’est aussi celui de la « collection » qui, selon le sens de son étymon latin colligere, « rassemble, réunit, recueille ensemble ». De même que la revue en effet, la collection éditoriale se construit et définit ses contours, son identité, son « esprit », à partir de la liste des ouvrages et des auteurs qu’elle a publiés et continue de publier. Plus encore que la « maison » d’édition, la collection affiche et revendique ses choix, délimite à l’intérieur du champ éditorial une « famille » dont les caractères communs ne sont pas seulement thématiques, stylistiques, culturels, historiques, mais d’abord physiques : l’« air de famille » qui unit tous les ouvrages d’une même collection objective les critères de sélection qui ont présidé à sa constitution et à son développement, voire à sa légitimation, au sein du champ culturel. Cette logique de l’« air de famille » est parfaitement illustrée par la campagne publicitaire récemment lancée par la collection « Actes noirs » au sein des éditions Actes Sud qui, sous l’injonction « Cherchez l’intrus ! Jouez et gagnez : un livre ne fait pas partie de la collection Actes noirs. Lequel ? », propose de repérer parmi une série de couvertures de polars publiés par la collection celle qui fut forgée pour l’occasion et n’en fait donc pas partie. Un tel dispositif exhibe et dramatise les liens qui unissent le principe de la liste et l’esprit de collection, en inversant le processus d’inclusion et d’assemblage qui en est le fondement, en un geste autoritaire d’exclusion.

13Au rebours de cette logique qui sacrifie au goût du succès d’actualité et de la logique marchande, l’Avant-propos du millième numéro d’Europe insiste, par le recours à la notion d’hospitalité, sur l’ouverture à de nouveaux contributeurs, dans l’actualité de ce numéro symbolique en forme d’abécédaire comme dans son avenir, plus que sur la commémoration d’une liste de noms déjà associés à l’entreprise :

Les revues sont à l’avant-garde de l’hospitalité et n’adorent pas le succès comme unique arbitre des choses humaines. Il nous a donc semblé préférable de faire intérieurement retour sur un long chemin d’hospitalité pour le prolonger, plutôt que pour le commémorer. C’est ainsi qu’a pris forme l’idée d’un Abécédaire auquel seraient conviés à prendre part des écrivains, des poètes, des philosophes, des anthropologues et des artistes du monde entier. (p. 3)

14Le titre de l’avant‑Propos résume parfaitement l’esprit de ce numéro, au plus près du principe de la liste : « Mille et après ». Le nombre mille totalise la somme des numéros déjà parus, fait le compte et le bilan, moins dans un souci d’autocélébration que par une conscience du chemin déjà parcouru et de l’adéquation de l’entreprise à ses objectifs premiers : « Combien d’auteurs des cinq continents Europe n’aura‑t‑elle pas accueillis quelques lustres avant que leurs noms soient sur toutes les lèvres » ? (ibid.) Le geste rétrospectif de quantification se trouve aussitôt défait par un mouvement prospectif : il témoigne d’une saisie dynamique de la temporalité dans laquelle le projet de la revue s’inscrit en se projetant vers le prolongement de la liste, vers ses suites possibles. Le nombre mille mesure ainsi la longévité de la revue, sa capacité à durer et à s’inscrire dans l’histoire, par un pont jeté entre le passé et l’avenir : il rend compte de l’esprit d’une revue qui entend construire au présent l’histoire culturelle à partir de ses avant‑gardes. Ainsi, cet Avant‑propos indique le lien essentiel qui unit les formes de la liste, de l’abécédaire, de la revue, à la notion de temporalité :

Cela semble d’autant plus vrai dans une époque caractérisée par une hypertrophie du présent de la consommation qui tend à enserrer l’existence humaine dans un régime de temporalité semblable à une succession de clips éphémères. (p. 4)

15La « relation affective et mentale avec la longue durée » (ibid.) qu’entretient une revue comme Europe permet de repenser la notion d’actualité hors de la soumission à l’ordre présent et établi. C’est justement ce que dramatisent les formes de la liste et de l’abécédaire : il s’agit de fixer dans la durée l’actualité d’un inventaire, d’un choix, d’une collection de mots, de textes et d’auteurs, pour en permettre le prolongement, et peut‑être, le désordre à venir.