Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Février 2013 (volume 14, numéro 2)
titre article
Annick Bouillaguet

Proust entre moralité & immoralité

Cahiers de littérature française, n° IX‑X, 2010 : « Morales de Proust », sous la direction de Mariolina Bertini & Antoine Compagnon, 234 p., EAN 9782296122529.

1À l’origine de Morales de Proust se trouve le cours d’Antoine Compagnon au Collège de France ainsi intitulé et professé en 2007‑2008. L’ouvrage ici recensé comporte, pour neuf de ses articles, les exposés du séminaire qui suivaient les leçons. Ceux qui s’y ajoutent ont été recueillis par Mariolina Bertini. L’avant‑propos relève le double paradoxe qui consiste dans le fait, d’une part, que la morale a été longtemps exclue des études littéraires et, de l’autre, que la tradition critique a tenu Proust pour immoral ou amoral, comme le souligne A. Compagnon. Tout en expliquant le discrédit de la morale dans le domaine littéraire entre les années 1960 et 1990, celui‑ci précise que la lecture morale de la littérature n’en a pas moins survécu « de manière souterraine » (p. 8). Cette notion lui est en effet inhérente et conduit le lecteur à s’intéresser aux conflits moraux auxquels les personnages littéraires sont en proie. Il les approuve ou les condamne, et le narrateur d’À la recherche du temps perdu le sait pertinemment, lui « qui éprouve souvent le besoin de se justifier devant nous […] de ses actions, de ses mensonges, de son indifférence, de son voyeurisme ou de ses déloyautés » (ibid.), points qui se trouvent développés dans les diverses contributions au recueil. Le propos consiste à montrer que toute éthique étant empreinte de pharisaïsme, la littérature s’avère nécessaire pour le combattre, et cela tout particulièrement dans le roman de Proust.

Théâtres de l’amoralité

2Dans le droit fil de cette problématique se situe l’interrogation de Philippe Chardin, dans un article précisément intitulé « Amoralités proustiennes ». L’auteur remarque que le mot, qui apparaît tardivement, en 1885, n’est pas utilisé dans À la recherche du temps perdu, au contraire de l’adjectif amoral, rarement employé et peu distinct d’immoral. Moral, lui, apparaît dans des locutions récurrentes, faisant intervenir la notion d’indifférence (« indifférence morale ») par laquelle Ph. Chardin retrouve le vice qu’A. Compagnon décèle chez le narrateur. Le premier manquement à la morale est présent dès la petite enfance du héros ; Ph. Chardin l’analyse brillamment dans son étude de la scène primitive de « Combray », où il voit « la défaite de la loi morale » (p. 28) sous l’empire de puissantes forces archaïques. À cette amoralité correspond celle du père graciant l’enfant et autorisant la mère à rester auprès de lui toute la nuit. Conformément à la perspective indiquée par A. Compagnon, Ph. Chardin détaille de nombreuses formes d’amoralités : en particulier celle des Guermantes, parfaitement indifférents aux valeurs morales en usage mais extrêmement attentifs aux codes mondains, combinaison qui constitue le génie de la famille.

3Charlus, qui lui appartient, apparaît comme un cas exemplaire de personnage proche de Proust, lui qui sépare totalement la moralité et la sensualité. On peut voir là un effet de cette « folie unilatérale chez [cet] homme intelligent » (p. 16) que signale Francesco Orlando dans « Logique fausse et vain prestige : une lettre de Monsieur de Charlus ». La psychologie n’est pas seule en cause dans la question de la moralité / immoralité. Jacques Dubois aborde le problème de son point de vue habituel, celui de la sociologie. Dans « Logiques biscornues et sociologies impromptues», nous voyons ce même baron se rendre à la Raspelière, occupée par les Verdurin, comme dans un « mauvais lieu » (cité p. 51). Cet écart par rapport à sa morale aristocratique bouleverse sa conduite sociale, le transformant (ô stupeur !) en un collégien timide perdant le contrôle de lui‑même : laissant sa féminité prendre le dessus, il se trémousse comme un Vaugoubert, cet homosexuel que sa conception de la morale rend honteux.

4Edward Hughes rejoint le point de vue sociologique en s’intéressant à la « Culture populaire dans l’œuvre de Proust ». Lui aussi se trouve ici dans son domaine. Charlus, une fois encore, n’est pas absent de ces pages. Il y apparaît en filigrane dans une comparaison avec Swann, dont les « invectives » (p. 72) contre les Verdurin visent leur férocité, eux dont les fidèles « doivent sortir du théâtre de Labiche1 ». Ce qui lui permet de mettre en avant sa propre valeur morale dont l’originalité réside dans son lien avec l’esthétique : nouvelle forme de la moralité telle qu’elle peut s’entendre dans À la recherche du temps perdu. Plus précisément, et c’est ce que montre E. Hughes, la réflexion morale peut porter sur les formes littéraires, qui relèvent de l’esthétique même lorsqu’elles demeurent populaires. C’est le cas du mélodrame où Edmund Wilson, qu’il cite, voit un lieu important de la préoccupation de la moralité à l’œuvre chez Proust. Charlus rencontre dans l’hôtel de Jupien des jeunes gens du quartier de Belleville chez qui il découvre, E. Hughes le relève judicieusement, le sens du devoir propre à la classe ouvrière (pendant populaire de Charlus, selon J. Dubois). Le baron ne voit là qu’un obstacle à son plaisir, alors que Saint‑Loup, dans la même situation, admire ce sentiment. Diversité subtile des appréciations morales chez Proust !

5Toujours dans l’hôtel de Jupien, Maurice, ce prostitué supposé sadique, explique que les cinquante francs qu’il vient de gagner auront pour destinataires ses parents et son frère, qui se trouve au front. Charlus, agacé par ce sentiment vertueux, éprouve un dédain d’aristocrate pour cette sentimentalité populaire. Mettant en relief le lien entre la perversité et la morale, E. Hughes en conclut que « le mélodrame de cette scène dans la maison de passe devient le théâtre où s’expose et se joue la moralité » (p. 77). Et il relie tout naturellement cet épisode à celui de Montjouvain, où cette notion, d’autres auteurs le montrent, exclut la perspective sadique. La moralité de Charlus ne se limite pas à la reconnaissance mitigée des vertus de la classe populaire. Elle prend place dans les débats de l’époque où s’illustre le Barrès de la Chronique de la Grande guerre. Selon lui, E. Hughes le rappelle, la cathédrale de Reims, tout en étant une « merveille du génie français2 », est moins précieuse que la vie du plus humble fantassin.

Criminalité

6La scène de la flagellation dont le baron est le héros est annoncée, Mireille Naturel le montre avec pertinence dans l’article intitulé « Les mauvais sujets », dans l’épisode de Roussainville, où ce village biblique est lui même flagellé par la pluie. Éclairant de son côté l’épisode qui occupe une si grande place dans le texte d’E. Hughes, elle prend appui sur un ouvrage de Lina Lachgar3, laquelle s’intéresse aux rapports de police concernant Proust et notamment au procès verbal relatif à l’état des lieux de l’hôtel Marigny, 11 rue de l’Arcade, dans le VIIIe arrondissement de Paris. Il s’agit à nouveau de la maison de passe de Jupien dans l’œuvre et d’Albert le Cuziat dans la réalité. L’écrivain y est mentionné mais, curieusement, dans la rubrique « Beuveries », devant une bouteille de champagne. Ce document de police est néanmoins à mettre en relation avec l’épisode de l’hôtel de Jupien qui culmine dans les articles constituant Morales de Proust, ce qui montre à quel point ce personnage est important dans le roman du point de vue de la morale. Pour poursuivre dans le registre de la rubrique policière, on trouvera en note une phrase de Jean‑Yves Tadié (p. 127). Elle sert d’exergue à l’article intitulé par Maya Lavault « Histoire de crimes proustiens », qui rappelle d’emblée que la mise en scène de l’homosexualité est considérée, dans À la recherche du temps perdu ainsi que dans le discours de la médecine légale de l’époque, comme une forme de criminalité — ce qui affleure dans les articles précédemment examinés. Ajoutant à ce qui a été dit du mélodrame par E. Hughes, M. Lavault développe la perspective du roman noir, où se trouvent réunis l’épisode de la flagellation de Charlus et « les motifs de l’espionnage du crime et de la perversion4 » (p. 127). Charlus est à nouveau au centre de la démonstration, mais aussi le héros, lorsqu’il se compare à un assassin après le départ d’Albertine.

7La jeune fille prend, dans cet article, la relève du baron par la place qu’elle y occupe, et tout autant Mlle Vinteuil dans la scène de Montjouvain, évoquée elle aussi par E. Hughes. Commentant cet épisode, M. Lavault développe excellemment son thème de prédilection, celui de la profanation, notamment celle des mères, montrant par exemple comment l’épisode de la mort de la Berma manifeste l’indifférence de sa fille — cette indifférence morale à laquelle l’avant‑propos d’A. Compagnon fait allusion. Elle va jusqu’au crime — et c’est là l’objet de la démonstration — de matricide. Plus modestement, l’exécution de Saniette, qui fait passer pour un acte banal une scène ignoble, comporte l’énoncé de la morale de Proust :

le crime est un des ressorts essentiels des relations humaines, qu’elles soient familiales, amoureuses ou mondaines, et il repose sur la chose du monde la mieux partagée, l’indifférence aux souffrances qu’on cause, voire le plaisir qu’on y prend. (p. 139‑140)

Fantasmes

8Tout proche de cette notion se trouve l’« aveuglement volontaire » : tel est le titre que Jon Elster donne à son article. L’aveuglement volontaire ou la « duperie de soi-même », traduction par Pascal Engel de la self‑deception, est un concept issu de la littérature philosophique anglaise qui se manifeste prosaïquement par le fait de prendre ses désirs pour des réalités. Ce qui correspond chez Proust à la paresse d’esprit dont Swann fait preuve à l’occasion et que l’auteur entend distinguer du refoulement. Sur cet exemple, il propose de chercher une morale de l’écrivain dans l’effort de lucidité envers soi‑même, ce à quoi son double partiel, Swann, ne parvient pas toujours. Il y aurait, dans le fait de laisser sans solution une question préoccupante, une forme de lâcheté. Swann n’est pas seulement ce double de Proust qui toutefois, contrairement à l’écrivain, recourt à l’aveuglement volontaire. Il est aussi cet « amoureux mélancolique » qui, comme l’affirme Eleonora Sparvoli5, choisit une attitude qui « loin de caractériser la créature qui l’assume renvoie à quelqu’un d’autre, à autre chose. » (p. 156) C’est ainsi que Swann, à la recherche d’Odette dans les cafés du boulevard des Italiens, est comparé à Orphée poursuivant Eurydice au royaume des morts. Lors des insupportables interrogatoires qu’il fait subir à la jeune femme, il s’efforce de cacher sa souffrance mais manque totalement de retenue dès qu’il s’agit de reprendre son effroyable inquisition. L’auteur montre qu’il en va de même pour Charlus dans ses rapports avec Morel. La démonstration progresse ainsi, à partir de ces invariants situationnels. De même que, d’un article à l’autre, on voit se construire ce personnage de Charlus de même, du texte de J. Elster à celui d’E. Sparvoli, on pénètre dans l’amoralité d’un Swann qui accumule les stratégies d’évitement. : les deux études se complètent. Swann partage avec le héros amoureux d’Albertine un manque de sincérité qui a à voir avec le « dérèglement moral » inscrit dans le texte d’E. Sparvoli.

Expiation

9Albertine est un personnage récurrent dans les études qui viennent d’être envisagées, au même titre que le héros, Swann et Charlus. Ce personnage réapparaît dans « Les repentirs proustiens. Remords, rédemption et écriture » de Daniela De Agostini. Le narrateur, selon elle, se considère comme l’auteur d’un double assassinat : celui de sa grand-mère et celui d’Albertine (elle rencontre ici M. Lavault sur la mise en rapport du crime et de l’expiation). Pour celui qui concerne la jeune fille en particulier, dont le héros s’impute la responsabilité, l’expiation réside dans la souffrance due au remords. L’objet principal de l’étude de D. De Agostini n’est toutefois pas Albertine mais Mlle Vinteuil qui, dans le roman, est liée à la jeune fille. Le texte est placé sous l’autorité d’Henri Bonnet, affirmant que « le point de vue du moraliste n’a jamais tenté Proust. Il ne juge pas, il ne condamne pas. Il cherche à comprendre6 ». Point de vue auquel, comme le dit l’auteur de l’article, s’est ralliée la majeure partie de la critique. C’est du sadisme qu’il est ici question, notion autour de laquelle D. De Agostini réunit Charlus et Albertine, déjà rencontrés, et l’amie de la fille du musicien. La méthode consiste à exploiter le dossier génétique du personnage (aspect généralement absent du recueil et qui confère à cette étude une grande partie de son originalité).

10L’auteur montre ainsi qu’au fil des diverses versions on voit se développer une réflexion, à propos des deux jeunes filles, sur la « tendresse morale » (p. 104), à laquelle s’ajoute la constatation d’une « immoralité perverse » (cité p. 105). Dans leur vieillesse, elles se trouvent unies par une affection aussi profonde que celle qui peut exister entre deux sœurs et sont à coup sûr inspirées par cette qualité morale indissociable du sadisme, présente dans la première version. Dans celle, plus tardive, qui aboutira à La Prisonnière, c’est ladite amie qui assurera à Vinteuil « une gloire immortelle et compensatrice7 » en déchiffrant d’illisibles partitions, rachetant ainsi l’aberration sexuelle qu’est pour le héros son lesbianisme.

11Cette œuvre ultime de Vinteuil, D. De Agostini nous en convainc, anticipe la Recherche8 tout comme le septuor. Autant d’épaisseurs d’art, pourrait‑on dire. Car elle, dont le propos croise ceux d’Henri Bonnet et de François Berquin, ajoute qu’À la recherche du temps perdu, qui s’offrira à un patient déchiffrage, pourrait bien osciller entre la contrition et l’éloge du vice, Proust s’identifiant à Vinteuil à l’approche de sa mort en publiant ses indéchiffrables paperoles. Sa propre vie amoureuse aura été vécue comme une « faute vis‑à‑vis de sa mère, que l’œuvre […] finira par réparer. » (p. 106) Mlle Vinteuil, elle, reste jusqu’à sa mort exempte de remords. C’est ce que soutient D. De Agostini, imputant à ce personnage sadique une absence totale de cruauté, comme le remarque de son côté E. Hughes qui dédouane également Albertine de ce vice, sans commune mesure avec l’inversion.

Inversions

12C’est sur cette notion que porte la réflexion de Sara Guindani dans « Banalité du bien, le chiasme moral chez Proust ». Le titre s’explique par le fait que cette figure repose sur l’inversion de plusieurs mots. Et de citer Barthes pour qui cette forme « envahit toute la structure de la Recherche9 », pour conclure que la question morale repose au cœur même de la notion. Cette intéressante problématique engendre un raisonnement selon lequel les « bons » chez Proust sont les méchants, dont l’apparente grandeur d’âme ne fait que trahir un manque de volonté. S. Guindani le prouve par l’étude de la destruction des masques de la morale bien pensante en usage à son époque. Et nous retrouvons le personnage de Charlus exécuté par les Verdurin devant le héros dont l’immoralisme se manifeste par son inertie. Ce constat va dans le sens de la démonstration d’A. Compagnon suivant laquelle la scène représente « un cas exemplaire de morale pratique10 ».

13L’inversion, ou renversement des valeurs, est partout. Retenons le cas de l’amie de Mlle Vinteuil, dont le rôle se trouve ici conforté, en écho aux propos de D. De Agostini. Le chiasme consiste cette fois à révéler la bonté des méchants, conformément à la problématique. Qu’en est‑il alors de la méchanceté des bons, pour faire un sort complet à la théorie du chiasme ? On la trouve dans la leçon du héros à Albertine : Mme de Genlis, auteur de contes moraux, n’en était pas moins une femme des plus cruelles. L’article culmine sur une interrogation concernant le rapport entre la conception chez Proust du bien et du mal et celle du temps et de la mémoire : toute morale suppose « de manière inévitable un rapport particulier au temps » (p. 124). Les allusions à la possibilité d’une résurrection existent en effet dans À la recherche du temps perdu, en particulier dans l’épisode de la mort de Bergotte, le salut étant bien entendu procuré par l’art. La musique peut elle aussi jouer ce rôle, et c’est là que nous retrouvons l’amie de Mlle Vinteuil, ce personnage si peu présent dans l’œuvre mais dont l’importance est démontrée par la place qu’il occupe dans le recueil.

14Proche de la figure de l’inversion cette fois encore on trouve, dans « Un “égoïsme utilisable pour autrui” : le statut narratif de l’auto‑description chez Proust », le concept de « renversement des valeurs » que Joshua Landy, l’auteur de cette étude, emprunte à Nietzsche et reconnaît chez l’écrivain. Il s’agit ici de la création dans la solitude, devenue le véritable devoir, à l’encontre de la tendresse et de la sensibilité. L’égotisme est donc « érigé en valeur suprême » (p. 83). Se trouve ainsi placée au rang de la tentation la prise en compte des autres, ordinairement située au cœur de la morale. Ce que le héros résume en ces termes : « le devoir de faire mon œuvre primait celui d’être poli et même bon11 ». L’objectif de J. Landy consiste à montrer que Proust, ici identifié au narrateur, doit être pris au pied de la lettre : ce qu’il fait, il le fait pour ses lecteurs et son « égoïsme est utilisable pour autrui12 ». Davantage encore il s’avère altruiste, dans la mesure où sacrifier sa vie à la découverte du vrai moi est valable pour soi‑même mais aussi pour les autres. Son roman est donc un roman « formatif » (p. 97), qui cherche plus à former le lecteur qu’à l’instruire. On peut voir dans cette volonté la générosité ultime dans laquelle se manifeste la morale de Proust.

Intertextes amoraux

15Dans le dernier volet de ce compte rendu, last but not least, nous quittons la philosophie pour l’intertextologie, méthode autour de laquelle s’ordonnent les articles d’Elisabeth Ladenson, de Luca Pietromarchi et de Mariola Bertini. Dans « Proust, Balzac et la morale publique », E. Ladenson prend appui sur l’idée, décidément récurrente dans le recueil, qu’elle appelle « renversement ». Elle constate que, dès le début de « Combray », le père sévère devient un père complaisant. Plus loin, la princesse Sherbatoff est d’abord prise pour une tenancière de bordel et ainsi de suite. En fait le « ne… que » se transforme en un « aussi ». C’est ce qui a conduit Barthes à affirmer que l’inversion en tant que forme se diffuse dans la structure de la Recherche tout entière. Proust aborde ce thème dans Sodome et Gomorrhe notamment à la suite de et par référence à Balzac. S’il adopte « inverti » pour désigner l’homosexuel, il le fait au détriment du mot « tante », qui « conviendrait particulièrement dans [tout] son ouvrage13 » et qui vient de Splendeurs et misères des courtisanes. Il y renonce pour des raisons de bienséance, semble‑t‑il — ou pour ne pas être pris lui‑même pour telle.

16Le propos est de dépasser cette double explication, certes convaincante, mais non suffisante. Proust se plaint de n’être pas Balzac. Pour E. Ladenson, c’est dans Illusions perdues que se trouve la clé du déchiffrement de l’œuvre de Proust, présente dans Sodome et Gomorrhe : Charlus en conseille la lecture au héros. On retiendra par exemple la scène de clôture du roman de Balzac dans laquelle Vautrin, devant le château de Rastignac en compagnie de Lucien, se souvient « du jeune homme qui lui a échappé devant celui qui ne lui échappera point » (p. 175). L’auteur de l’article attribue à Morel et au héros les rôles de Rastignac et de Rubempré, qui à la fois échappent et succombent à Vautrin comme les deux personnages du roman de Proust échappent et succombent à Charlus. Se trouve ainsi exemplifié le type de démarche qu’adopte E. Ladenson, véritablement intertextuelle, au sens de la co‑présence de deux textes.

17Celle de Luca Pietromarchi dans « À propos de Proust et Baudelaire » est plus strictement intertextologique, car elle repose sur un examen stylistique. Il propose une étude originale du classicisme de Baudelaire selon Proust. Dépassant le point de vue grammatical et formel, il s’attache à l’enjeu moral, pour autant que l’écrivain fonde ce classicisme sur sa force. Celle‑ci s’inscrit dans une aire non seulement esthétique mais aussi morale, celle du caractère. Cette force consiste en effet dans « la torsion que le poète fait subir à sa propre sensibilité pour la couler dans le moule d’une expression qui ne saurait connaître la faiblesse d’un épanchement subjectif » (p. 184). Le déplacement de la contrainte formelle à la contrainte subjective exige une maîtrise de soi susceptible de refouler l’émotion. Le classicisme ainsi conçu suppose une discipline qui relève de la morale. Par cet effort, Baudelaire atteint au sublime, tout comme Proust. Chez le poète, la force engendre le courage de sublimer les émotions personnelles.

Comment [Proust de son côté] parvient-il à supprimer l’espace qui séparait traditionnellement l’écrivain du lecteur, s’opposant ainsi à la position moraliste et pédagogique de Ruskin ? (p. 190)

18Telle est la question sur laquelle s’ouvre « Moralité de la lecture : de la vision pédagogique de Ruskin à la complicité proustienne », question posée par M. Bertini, co‑directrice du recueil. Elle annonce son corpus et le parcours qu’elle suivra pour traiter cette problématique : il s’agit de dégager, dans Journées de lecture, des particularités de structure qui en font une ébauche d’À la recherche du temps perdu en même temps que du chemin suivi par Proust vers « le salut par l’écriture » (ibid.).

19Elle opère un premier rapprochement entre Proust et George Eliot, chez qui l’auteur se plaît à soumettre au lecteur une réflexion morale. Proust fait de ce procédé « une stratégie textuelle systématique » (p. 191). C’est particulièrement le cas dans le prologue de Journées de lecture, qui concerne la lecture enfantine, où le « nous » établit une complicité entre l’écrivain et son lecteur. Quand il en vient à Ruskin, Proust écrit dans un premier temps que la lecture des grandes œuvres du passé équivaut à une conversation avec leur auteur — conversation qui, éloignant celui‑ci de toute bassesse, l’attire dans une sphère élevée. C’est tout le propos de M. Bertini que de montrer que l’écrivain n’adhère pas, en réalité, à cette vision « imprégnée de moralisme pédagogique » (p. 195), substituant à cette conception celle d’une activité créatrice. L’emploi du « nous », dès lors, ne se limite plus à proposer au lecteur une complicité par le partage de la mémoire. Il « fait appel à son esprit d’aventure intellectuelle, à sa disponibilité à accueillir la nouveauté, ce qui n’a pas encore été pensé » (ibid.). Ici encore nous assistons à un renversement productif, qui s’avère plus que jamais la figure‑clé du recueil.

Esthétique salvatrice

20On retrouve Ruskin dans l’article qui le clôt, sous la plume d’Anna Isabella Squarzina14. Il a pour héritiers non seulement Proust lui‑même, mais aussi Bergotte et Bergson, auquel l’étude est consacrée, reposant sur une lettre que le philosophe a adressée à Proust et dont Philip Kolb n’avait pu publier qu’une unique phrase. Pyra Wise a signalé l’existence de ce document inédit. A. I. Squarzina rejoint M. Bertini lorsqu’elle relève dans les notes que Proust a ajoutées à sa traduction de Sésame et les Lys ce qu’elle appelle le péché capital de l’artiste et qui désigne ce que l’écrivain nomme le snobisme auquel, dit‑il, la morale n’a rien à gagner. Quel rapport y a‑t‑il entre Ruskin et Bergson ? Celui‑ci fait part à Proust dans sa lettre du 22 mars 1904 de son intérêt pour sa préface à la Bible d’Amiens, en particulier pour les pages relatives à l’inspiration et à l’art.

21La lettre comporte la double expression de « caractère religieux de l’œuvre de Ruskin et celle de « caractère divin de la beauté », qui intitule l’article et concerne ici Ravaisson. Son auteur précise que « caractère » est à prendre au sens de « qualité ». La beauté, pour Ruskin et Ravaisson auxquels Bergson fait écho, est non seulement une question de morale et de métaphysique mais, plus encore de « vision », mot, comme on sait, emprunté à Proust. Le raisonnement conduit à cette idée judicieuse que lorsque l’écrivain aura à associer, dans la Recherche, l’esthétique à la morale (mais à « une morale pratique et quotidienne, toute terrestre », p. 211), il se réfèrera à ses notes sur Bergson. C’est ainsi que se clôt ce beau recueil qui se lit avec profit : la riche réflexion qu’il propose sur les morales de Proust s’y déploie de façon croisée et complémentaire. Dûment référencé, brillant et convaincant, il séduit le lecteur.