Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Février 2012 (volume 13, numéro 2)
Sophie Milquet

Un autre genre d’histoire littéraire : femmes & littérature

Martine Reid, Des femmes en littérature, Paris : Belin, coll. « L'Extrême contemporain », 2010, 331 p., EAN 9782701155661.

1Malgré l’enthousiasme que le sujet suscite, la recherche littéraire souffre d’un manque cruel de vision globale sur les productions de femmes. Le livre Des femmes en littérature de Martine Reid, professeure à l’université Lilles III et spécialiste, entre autres, de George Sand, entend répondre à ce vide éditorial, particulièrement marquant en France.

2D’autres disciplines des sciences humaines ayant été plus précoces et moins timorées que l’histoire littéraire dans leur approche du genre, il a souvent été difficile pour les chercheurs en littérature de ne pas oublier les spécificités de leur objet. L’ouvrage de M. Reid réussit pourtant à articuler les apports de l’ensemble des branches et des courants des women studies avec une réflexion d’envergure sur la littérature.

3Dans son introduction, qui rappelle quelques éléments de l’histoire du féminisme en France et dans le monde anglo‑saxon, M. Reid place la question de la différence au cœur du débat: « La littérature n’est pas constituée d’hommes et de femmes qui, dans une parfaite égalité, auraient exercé leur talent sans souci de genre, celui-ci les définissant dans un temps et une société donnés. » (p. 16).

4Cependant, considérer que la différence est à l’œuvre dans le champ littéraire « n’a pas pour corollaire immédiat et définitif d’homogénéiser les œuvres des femmes auteurs du passé » (p. 19). Cette mise en garde, rappelée tout au long de l’essai, est salutaire. L’auteure rejette systématiquement l’essentialisme, caractéristique des adversaires des femmes, mais qui a également pu constituer un écueil pour la critique féministe1.

5L’auteure s’est appuyée pour cela non seulement sur de nombreuses analyses de cas dont la diversité réfute à elle seule l’idée que toutes les œuvres de femmes se ressembleraient dans leur forme ou leur contenu, mais aussi sur une constante historicisation, chaque position dans le champ littéraire, analyse poétique, type de représentation, étant replacés dans son contexte.

6L’ouvrage est divisé en deux parties. La première, « Discours », est une histoire de la réception des œuvres de femmes depuis la fin du xviiie siècle. Elle s’ouvre sur un chapitre consacré à trois femmes qui défendent, chacune de manière différente — et non sans contradictions —, la présence des femmes en littérature. Constance Pipelet (1797) encourage ses consœurs à écrire sans pour autant renoncer à leur rôle de mère. Germaine de Staël (1800) met quant à elle le doigt sur les inégalités entre hommes et femmes en littérature, mais ne se détache pas des vues essentialistes traditionnelles (les femmes sont faibles et sensibles, naturellement portées vers les œuvres sentimentales ou d’imagination). Félicité de Genlis (1811) semble la plus progressiste, en revendiquant et valorisant la différence ainsi qu’en rassemblant de nombreux titres d’ouvrages de femmes. Elle n’en appelle pas moins à la vertu, seule manière de contrer les attaques contre les femmes auteurs. En filigrane, M. Reid confirme ainsi que la société d’après 1789 était en plein recul quant à la place des femmes dans l’espace public.

7Dans un chapitre consacré aux bas‑bleus, l’auteure analyse la réponse de la critique masculine à l’égard des productions féminines en s’attardant sur Jules Janin (1833), Frédéric Soulié (1841) et Honoré Daumier (1844). Le bas‑bleu, aisément caricaturable, est fondamentalement perturbateur de l’ordre et de l’espace social (il est d’ailleurs parfois politisé), essentiellement parce qu’il subvertit l’idéal maternel. La littérature étant ainsi « appréhendée comme une forme de maternité ratée, viciée, avortée, rivale, nécessairement malheureuse, de la maternité véritable. » (p. 57).

8Les « hommages » qu’ont pu rendre aux femmes des auteurs comme Sainte‑Beuve et Lamartine ne compensent pas ces attaques. En effet, l’analyse proposée prouve que les mêmes préjugés sont reconduits, sous couvert de tolérance ou d’admiration. Pour Sainte‑Beuve, les femmes ne font de la littérature que « par hasard » et les quelques véritables auteures, dont la « bisexualité psychique » (p. 76) est immanquablement évoquée, font figures d’exception. Pour Lamartine, il n’est de statut envisageable pour la femme que dans l’accomplissement de sa fonction maternelle et la femme auteur idéale doit être modeste, voire invisible.

9Si la réflexion sur la constitution de l’histoire littéraire et son rejet des femmes auteurs sous‑tend tout le livre, M. Reid y consacre également un chapitre indépendant. Elle examine les discours produits par les histoires littéraires de Gustave Lanson à Pierre Bayard, en mettant en lumière les processus de disqualification. Dans L’histoire de la littérature française de Gustave Lanson (1895), les femmes sont systématiquement dénigrées, et l’existence de nombreuses d’entre elles est passée sous silence. Utilisant une rhétorique de la virilité, il recourt au vieil argument de l’esprit d’analyse français, dont les femmes seraient dépourvues. Les anthologies de textes de femmes ou les histoires de littérature féminine, a priori  favorables aux femmes auteurs, répètent — une fois de plus — les mêmes clichés. Par exemple, Jean Larnac (1929), qui dénonce les attitudes sexistes dans le monde littéraire, assène comme autant d’évidences que les femmes ne produisent pas de grandes œuvres (seules, en tout cas) et qu’une vie familiale ratée est à l’origine de leur engagement en littérature. Les histoires littéraires récentes (des années 1990 et 2000) ne semblent guère faire mieux, ignorant les acquis de la recherche féministe : les femmes occupent très peu de place dans ces ouvrages et les préjugés ne sont absolument pas dissipés.

10S’il n’est pas exhaustif, ce parcours au sein des discours, et singulièrement de ce type de discours au statut privilégié qu’est l’histoire littéraire, ne laisse pas entrevoir d’amélioration dans la connaissance des femmes auteurs et dans leur considération : « À l’inverse, [il] souligne, et le maintien des vues universalistes sur la littérature, et la pérennité de ce que l’on peut appeler les invariants de la pensée sur le féminin » (p. 107).

11Dans la seconde partie, M. Reid, avant d’analyser quelques romans des xviiie et xixe siècles, fait le point sur les conditions spécifiques d’exercice de la littérature et l’association entre les femmes et le genre romanesque.

12Caractéristique de la démarche historicisante de l’ouvrage, le chapitre « Des femmes et des romans » déconstruit l’association constante de la femme et du roman. Hormis une très courte période (fin du xviie, début du xviiie siècle), les femmes sont loin de dominer dans la production romanesque. Cette association, qui dévoile une contradiction entre la constante dévalorisation des œuvres de femmes et l’exagération de leur importance dans le domaine du roman, est donc davantage une « construction critique » (p. 148) qu’une réalité.

13L’analyse des œuvres de Gabrielle de Villeneuve, Isabelle de Charrière, Félicité de Genlis, Claire de Duras, George Sand et Renée Vivien (d’autres venant souvent en contrepoint) révèle une extrême diversité dans les représentations et les assignations genrées. Chez Gabrielle de Villeneuve, si l’ordre social n’est pas remis en cause, on trouve des images de femmes fortes. Isabelle de Charrière dresse un noir tableau de la condition de la femme, incapable de se construire une identité, mais pouvant trouver une sorte de salut dans l’écriture. Un chapitre est consacré aux représentations de la femme auteur, à partir de nouvelles de Félicité de Genlis, comparées à des romans de Germaine de Staël et Adélaïde Dufrénoy.

14Le cas de Claire de Duras, dont les romans n’offrent aucune contestation des assignations genrées, « rappelle, s’il fallait encore s’en convaincre, que le sexe de l’auteur ne suffit pas à garantir le caractère novateur ou frondeur de ses écrits. » (p. 217). Ceci illustre la volonté de l’auteure de ne pas considérer les femmes écrivains du passé comme autant de proto‑féministes, écueil courant d’une certaine époque du féminisme. Que toutes — oubliées ou pas — témoignent de l’investissement de la littérature par les femmes, il n’est fait aucun doute, mais cela n’en fait pour autant pas systématiquement des combattantes pour l’égalité des sexes.

15À partir de George Sand2 et de sa réception, on peut décortiquer les correspondances entre le genre et les courants littéraires (le romantisme serait par essence féminin ; le naturalisme, masculin). Ici aussi, la critique classique révèle une de ses contradictions : le détail, « longtemps caractérisé comme superfétatoire, caractérisant le style des œuvres de femmes », « devait se trouver reconverti en signe par excellence de l’esthétique réaliste » (p. 223).

16Enfin, M. Reid s’attarde sur l’homosexualité féminine. Le cas de Renée Vivien (qu’elle compare brièvement à ceux de Colette et Rachilde), tant dans le choix du pseudonyme que dans l’analyse de sa poétique, révèle une subversion profonde des caractéristiques genrées traditionnelles.

17On le voit, outre l’intérêt des informations données sur les femmes auteurs, certaines méconnues, et leurs productions, cet ouvrage invite à une réévaluation globale de l’histoire littéraire à la lumière du genre. Comme son auteure l’affirme, « le temps est assurément venu de considérer le champ littéraire comme un tout, mais comme un tout genré, avec toutes les implications historiques et théoriques entendues par cette qualification3. »

18Cette ambition donne à l’ouvrage un intérêt qui dépasse largement le champ des études féministes. En effet, en questionnant les procédés de sélection des œuvres, la prise en compte du genre permet de repenser des pans entiers de l’histoire littéraire (la réception du genre romanesque, les courants littéraires, l’anonymat, la pseudonymie, la valorisation symbolique du métier d’écrivain, etc.), tout en mettant en cause la vieille conception de l’histoire littéraire comme patrimoine national.

19Si elle porte en grande partie sur les xviiie et xixe siècles, la réflexion ne manque pas d’intérêt pour les périodes antérieures et postérieures. Les questions soulevées demanderaient cependant à être « incarnées » dans les préoccupations propres à l’histoire de chaque période : qu’en est‑il, par exemple, de l’association femme-roman au xxe siècle4 ?

20Davantage qu’établir une synthèse sur les femmes auteurs, Martine Reid pose ainsi les jalons indispensables à un travail d’envergure qui déboucherait sur une nouvelle histoire littéraire, avec le genre inscrit au cahier des charges.