Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Février 2012 (volume 13, numéro 2)
Frédéric Jaunin

Relire les écrits littéraires de Benjamin Constant

Benjamin Constant, Adolphe, présentation, notes, dossier, chronologie et bibliographie par Jean-Marie Roulin, Paris : Flammarion,  coll. « GF‑Dossier », 2011, 206 p., EAN 9782081222564.Benjamin Constant, Ma vie. Amélie et Germaine. Cécile, présentation, notes, chronologie et bibliographie par Jean-Marie Roulin, Paris : Flammarion, coll. « GF‑Dossier », 2011, 232 p., EAN 9782081222571.

1Consacrer deux volumes aux écrits littéraires de Benjamin Constant et en assurer la parution simultanée en format de poche ne va pas de soi. Si Adolphe figure périodiquement dans les catalogues des éditeurs, la chose est plus rare pour Ma vie, Amélie et Germaine, et Cécile. Tout au plus les retrouve‑t‑on quelquefois presque en annexe à Adolphe, comme si celui‑ci était un roman trop bref pour n’être pas complété, et comme si ceux‑là n’étaient susceptibles d’intéresser les lecteurs qu’adjoints au roman phare de l’auteur. Partant, l’édition de Ma vie et de Cécile chez d’autres éditeurs date quelque peu — souvent le premier est d’ailleurs encore improprement intitulé Le Cahier rouge —, et Amélie et Germaine n’avait plus été publié dans un format commode depuis près d’un quart de siècle. Ces trois textes, inachevés par Constant et parus à titre posthume, restent donc parfois méconnus, mal compris, ou réduits à servir d’étais à diverses considérations biographiques ou psychologisantes. Or — et Jean‑Marie Roulin a raison de l’écrire en commentaire de sa bibliographie — la connaissance des œuvres de Constant, y compris en matière d’études littéraires, a considérablement évolué ces dernières années, dans le sillage notamment de l’édition critique des Œuvres complètes de l’auteur1. C’est donc peu dire qu’une réédition en format de poche qui tienne compte du dernier état de la recherche se faisait attendre par tous ceux qui désiraient disposer d’une édition commode et rigoureuse de ces quatre textes littéraires que Constant a rédigés pendant sa période d’inactivité politique forcée suite à son éviction du Tribunat, soit entre 1802 et, probablement, 1811.

2Afin de répondre à cette attente, J.‑M. Roulin et la collection « GF » ont donc proposé, en début d’année 2011, une nouvelle édition de ces textes, répartis en deux volumes, dont le premier, comme de droit, est réservé à Adolphe. Ces volumes bénéficient d’une présentation substantielle et sont complétés par une chronologie et une bibliographie. Les textes sont annotés, dans un apparat infrapaginal pour Adolphe, alors que les notes de Ma vie, Amélie et Germaine et Cécile sont regroupées en fin de volume.

Les écrits littéraires de Constant

3J.‑M. Roulin observe avec justesse, dans le dossier consacré à Adolphe, que « l’espace social qui a été le contexte de la genèse et celui décrit dans Adolphe se font souvent écho » (p. 162).  D’une part le roman de Constant met en scène le rôle que joue la société dans la sphère de l’intime (p. 6), autour des moments de transition sociale que représente la période de crépuscule du xviiie siècle, « une société toute factice, qui supplée aux principes par les règles et aux émotions par les convenances, et qui hait le scandale comme importun, non comme immoral, car elle accueille assez bien le vice quand le scandale ne s’y trouve pas2 ». Constant précise et assume, dans la préface de la seconde édition, l’environnement romanesque tragique dans lequel il a placé Adolphe et Ellénore, dont les positions « étaient sans ressource, et c’est précisément ce que j’ai voulu » (p. 149). D’où ce drame concentré autour de deux personnages et d’une interrogation déchirante, d’un thème obsédant : rester ou rompre (p. 9) ? D’autre part, le dispositif narratif mis en place par Constant permet de faire résonner, dans l’échange épistolaire de l’éditeur et de son correspondant, les conversations de salon suscitées par les lectures de son travail. L’opinion publique, le poids de la société ou la conversation mondaine se reflètent dans le cadre enchâssé du récit, comme un écho aux discussions provoquées par les lectures du roman en gestation que Constant faisait à ses proches.

4Les trois autres textes littéraires, qui constituent le second volume, ont pour particularité de n’avoir pas été destinés à la publication ou d’être restés inachevés. Ils sont généralement qualifiés d’autobiographiques ; ils procèdent en tous les cas de l’écriture du moi, bien qu’ils soient rédigés dans des modalités assez différentes : Ma Vie est un récit rétrospectif mais sélectif des vingt premières années de la vie de l’auteur, dans un style alerte et ironique, teinté d’affect et que l’on a dit aussi picaresque, notamment lorsque l’écrivain narre son « épopée anglaise » ; un quart de siècle après les faits, l’auteur se retourne vers sa jeunesse, ses précepteurs et sa mauvaise conduite d’alors, et il prend un évident plaisir à se mettre en scène. Amélie et Germaine revient, dans une « organisation du texte tendue entre journal et récit » (p. 15), sur les hésitations de Benjamin lorsqu’il cherche à se marier — mais avec qui ? —, Amélie Fabri « la fée du logis » ou Germaine, la « reine du salon », comme les désigne J.‑M. Roulin (p. 7). Cécile enfin retrace les épisodes de la saga amoureuse de Constant et de celle qui deviendra sa seconde épouse, Charlotte, ici dissimulée sous le prénom qui donne son titre à l’œuvre. Dans ces quatre textes, si l’on y joint Adolphe, « on retrouve à chaque fois un sujet soumis à l’empire de son imagination et partagé entre deux options contradictoires », ainsi que le remarque François Rosset3.

L’édition des textes

5Dans les manuscrits de Ma vie, Amélie et Germaine, et Cécile, Constant fait preuve d’« un très grand souci d’exprimer le temps ou plutôt de soumettre l’évocation de ses pensées et de ses actes à la logique extérieure et indiscutable du calendrier4 ». Amélie et Germaine est découpé en journées datées et numérotées — cette numérotation introduit d’ailleurs une forme de partition « classique » en chapitres. Cécile se divise en « Époques » délimitées par des bornes chronologiques précises. Adolphe pourrait faire figure d’exception, mais ce serait ignorer que Constant a rédigé une chronologie de ce roman, qui fait voir tout le soin que l’auteur a porté à la construction de la temporalité de son récit ; la transcription de ce document dans la présente édition est ainsi non seulement justifiée, mais aussi éclairante quant à la démarche de Constant.

6Cette problématique de l’expression du temps se manifeste avec une particulière intensité dans Ma vie. Parmi les défis les plus fascinants proposés par l’édition des récits littéraires inachevés de Constant, la question des marques de temporalité telles qu’on les trouve dans les manuscrits est l’une des plus délicates. Comment par exemple tenir compte, dans l’édition de Ma vie, des titres courants que Constant indique dans son manuscrit ? Le « Cahier rouge » comporte en effet, au haut de chaque page, les millésimes de 1767 à 1787 de la main de l’auteur, avec quelques omissions ou corrections ; ces dates se rapportent aux événements relatés. Elles posent un problème typographique auquel se sont confrontés tous les éditeurs de l’œuvre, et auquel chacun a apporté sa propre réponse. En 1907, la première éditrice du « Cahier rouge5 » avait par exemple choisi de ne pas reproduire ces indications chronologiques péritextuelles et d’introduire paradoxalement des paragraphes dans un texte dont l’original est exempt. Dans l’édition de « La Pléiade » en revanche, les débuts des paragraphes — arbitraires — correspondant à un changement d’année sont datés selon les millésimes du « Cahier ». La date, en titre courant dans le manuscrit, passe donc dans le corps même du texte dans l’édition d’Alfred Roulin ; cette option a été conservée dans plusieurs éditions de poche. Paul Delbouille, en 1989, a au contraire choisi de respecter le manuscrit et de reproduire le millésime « en milieu de ligne, à l’endroit approximatif où [il intervient] dans le manuscrit6 ». Cette option, qui coïncide donc avec les changements de page du fameux cahier, génère dans l’imprimé des espaces blancs dont le caractère répétitif voire envahissant peut surprendre. Dans le volume des Œuvres complètes paru en 1995, les titres courants de l’imprimé offrent l’équivalent approximatif des millésimes du manuscrit, mais avec une inévitable marge d’appréciation.

7Dans son édition, J.‑M. Roulin a conçu une astuce typographique intéressante : les dates données par Constant en titres courants dans son manuscrit figurent en marge, mais comme enchâssées dans le texte. Jointe à l’absence de paragraphes ou d’alinéas (par respect du même manuscrit autographe), cette mise en page a peut‑être de quoi désarçonner le lecteur ; mais elle illustre de façon éclatante les problèmes auxquels se heurtent les éditeurs scientifiques et elle y apporte des réponses intelligentes qui pourront susciter la discussion.

8De même J.‑M. Roulin s’est-il résolu à conserver dans Adolphe l’usage fait des guillemets dans l’édition de 1824, au détriment parfois des habitudes modernes. Cette option lui permet de relever, dans sa note justificative sur l’établissement du texte, la centralité de la question de la parole chez Constant :

Ce choix efface dans le discours d’Adolphe les relais de parole, et leur substitue une continuité discursive où se mêlent la voix du narrateur, celle du protagoniste et celles des autres personnages. À quelques endroits seulement […] nous trouvons des guillemets, ce qui donne un relief singulier à ces passages qui relèvent de la « parole du père »7.

9La sélection de variantes présentées par l’éditeur apparaît également judicieuse, dévoilant des corrections d’auteur révélatrices et même essentielles, notamment celles du chapitre VIII d’Adolphe ; Constant y apporte en effet de lourdes modifications entre la rédaction de ses manuscrits et les éditions de 1816, puis entre celles‑ci et celle de 1824 qui a été retenue comme texte de base. Parmi d’autres variantes d’importance, signalons celles que l’écrivain introduit dans le chapitre II du même roman ; dans un premier mouvement, Constant avait été plus disert sur le passé sentimental de ses deux principaux protagonistes, avant de l’alléger. La présente édition rend ainsi bien compte de cet effort d’épurement du romancier jusqu’à ne conserver que l’absolu essentiel de ses personnages. Ailleurs, il est savoureux d’apprendre que Constant, malgré ses efforts de fictionnalisation, s’égare exceptionnellement : il commet ainsi un lapsus aux deux tiers du manuscrit de Cécile, écrivant d’abord « Charlotte », puis barrant ce prénom et le corrigeant dans l’interligne par le nom de l’héroïne éponyme (p. 172, n. 61) !

10Au final, ces choix de mise en page, d’usages typographiques et de variantes construisent par endroits un texte légèrement différent de celui d’autres éditions, de telle sorte qu’ils font ressortir de façon accessible des aspects, voire des aspérités, que les présentations éclairent ici de façon limpide, mais qui étaient souvent réservés aux volumes des éditions savantes.

Le dossier d’Adolphe

11Le dossier qui complète le volume d’Adolphe — le second volume ne comporte pas de dossier d’étude spécifique relatif aux trois autres textes — se divise en quatre parties, dont la première revient sur la genèse de l’œuvre au moyen de différents emprunts aux journaux intimes de Constant. La genèse du roman telle que l’expose J.‑M. Roulin permet de dépasser la seule dimension chronologique et revêt une réelle perspective analytique, complémentaire de plusieurs des variantes sélectionnées et permettant de comprendre en quoi la version définitive est tributaire d’un processus d’élaboration complexe. On répètera, à titre d’exemple, que Constant n’avait d’abord pas envisagé une matière si épurée, ni d’ailleurs l’enchâssement de son récit dans un échange épistolaire.

12La deuxième section du dossier reproduit la chronologie du roman dont il a été question précédemment et qui indique la durée des premiers épisodes de l’intrigue évaluée par Constant, ainsi qu’une édition des fragments retrouvés de la préface de la seconde édition d’Adolphe. Bien que lacunaires, ces fragments sont à mettre en relation avec ladite préface reproduite en annexe — la préface de 1824 ayant été légitimement retenue comme texte de base. Une série de lectures ou de réécritures d’Adolphe est ensuite proposée dans le dossier. Cette sélection de commentaires d’auteurs sert en quelque sorte de florilège historiographique pour illustrer la façon dont critiques et écrivains ont reçu Adolphe. Une lecture d’images clôt le dossier en amenant un élargissement de la perspective des problématiques d’Adolphe : la femme sacrifiée, la rupture, et la figure romantique de l’étranger sont abordés respectivement par l’intérêt des artistes pour le mythe d’Éros et Psyché au tournant des xviiie et xixe siècles, par la question du divorce dans le contexte post‑révolutionnaire et impérial, et par les voyageurs errants et désocialisés dans deux œuvres de Caspar David Friedrich. En fin de volume et sur une quinzaine de pages, une précieuse chronologie met en regard les temps forts de la vie de Benjamin Constant et les événements historiques et littéraires marquants de son époque, jusqu’aux premières parutions posthumes de ses textes au xxe siècle. Chacun des deux ouvrages est complété par d’utiles références bibliographiques qui prouvent l’intérêt porté aux travaux récents qui permettent et stimulent au sein des milieux scientifiques une véritable réévaluation des œuvres de Benjamin Constant.

13Il convient pour terminer d’insister sur deux points au moins de la démarche de Jean‑Marie Roulin qui soulignent la qualité de ces éditions : d’abord, l’attention donnée aux manuscrits de textes restés inédits du vivant de Constant ; J.‑M. Roulin a eu soin de consulter les documents originaux conservés à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, ce qui l’a parfois amené à proposer et à justifier des choix éditoriaux différents des solutions retenues par ses prédécesseurs. D’autre part, il faut relever la vigilance portée aux éditions scientifiques rigoureuses les plus récentes. Cela démontre l’intérêt de disposer du travail d’arrière‑fond d’éditions certes moins accessibles, mais indispensables pour que d’autres éditeurs commerciaux et néanmoins exigeants puissent relayer auprès d’un public élargi des œuvres éditées et commentées de manière minutieuse. Le lecteur dispose ici d’une édition riche, pertinente, qui constitue probablement la meilleure édition des textes littéraires de Benjamin Constant dans ce format.

14La parution simultanée de ces deux volumes a le grand avantage d’encourager une lecture croisée des récits littéraires de Constant, et elle permet de rappeler que l’écrivain lausannois n’est pas que l’auteur d’un unique roman, mais également un fin observateur des questions de l’écriture de l’intime. Davantage même, car dans ses présentations comme dans ses notes, J.‑M. Roulin s’attache de façon convaincante à montrer en quoi Adolphe est représentatif et relève d’un moment de la littérature française, après les Lumières et à l’orée du romantisme ; il insiste sur la portée de ce moment souvent quelque peu négligé dans l’histoire littéraire et montre bien l’inscription d’Adolphe dans un mouvement et un horizon littéraires du premier xixe siècle. Or, ce courant manifeste un changement de paradigme après la Révolution où l’effet de la parole s’est par trop fait ressentir : le temps n’est plus à la conquête8. En cela, Constant est révélateur de son environnement ; il fait ainsi la démonstration de la citation que J.‑M. Roulin a placée en exergue de sa présentation d’Adolphe : « La littérature tient à tout. Elle ne peut être séparée de la politique, de la religion, de la morale. Elle est l’expression des opinions des hommes sur chacune de ces choses9. »