Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
Marc Hersant

Danse dans les chaînes

Guillaume Métayer, Nietzsche et Voltaire, avec une préface de Marc Fumaroli, Paris : Flammarion, 2011, 432 p., EAN 9782081249257.

1Les liens entre Nietzsche et la culture française sont assez bien connus, ceux en particulier qui l’unissent à Montaigne et aux moralistes de l’époque classique, ou encore à un Stendhal dont il a été un des premiers à comprendre la vraie grandeur : ces filiations ont été depuis longtemps reconnues et approfondies par la critique. Or, dans le cas de Voltaire, on n’était certes pas sans avoir remarqué les hommages insistants du philosophe à l’écrivain archétypal de Lumières françaises, mais une réticence obscure semblait empêcher de prendre la vraie mesure et d’interroger le sens d’une admiration hautement proclamée. On n’était pas loin même de mettre les manifestations d’enthousiasme de Nietzsche pour Voltaire, comme on l’a parfois fait, tout aussi injustement, avec Bizet, du côté d’une provocation malicieuse sans vraie sincérité, d’un hommage apparent à une superficialité française servant surtout à régler des comptes avec un germanisme attaché au nom de Wagner. La sœur de Nietzsche, partiellement responsable de la récupération de la pensée du philosophe par l’idéologie nazie, avait d’ailleurs vigoureusement nié, ce que rappelle à plusieurs reprises Guillaume Métayer, que Nietzsche ait véritablement lu et aimé Voltaire, et un discours routinier, jamais véritablement remis en question jusqu’ici, avait fait du rapport Nietzsche/Voltaire un fait mineur, marginal, accidentel, étranger à ce qui permettrait de pénétrer dans toute sa profondeur la radicalité du penseur allemand. Comment en effet penser une influence sérieuse de Voltaire sur Nietzsche si Voltaire ne fut que ce qu’il semble en rester, et qu’on pourrait résumer en deux mots, en tout cas dans son usage scolaire : ironie, d’un côté, dont il apparaît comme l’archétype pétrifié ; tolérance, de l’autre, notion molle par excellence, ou plutôt amollie, dévitalisée par son éternelle mobilisation au service d’une espèce de catéchisme laïc mortifère ? Et puis quel rapport entre le misanthrope déchiré en rupture totale avec son époque et le richissime Voltaire habitant avec tant d’aisance mondaine et de savoir-faire social la sienne propre ? Entre un penseur universellement considéré comme un des grands philosophes de l’Occident et un Voltaire qui a été interdit de philosophie, passe pour un fort médiocre penseur, et doit se contenter d’une admiration convenue et parfois toute formelle pour un « style » censé incarner un « esprit français » que certains des contemporains les plus prestigieux de Nietzsche, que nous croyons plus proches de lui, un Baudelaire ou un Rimbaud, ont accablé de leur mépris cinglant ? Entre un Nietzsche qui reste une des références constantes de ceux qui prétendent penser aujourd’hui, et un Voltaire qui ressemble à une pièce de musée observée avec une froide distance et avec une admiration compassée, vidée de toute adhésion et de toute authentique participation ? Il y avait donc bien des raisons d’écrire ce Nietzsche et Voltaire, les deux les plus évidentes étant, la première, de repenser, de revitaliser grâce à Nietzsche le génie voltairien et de nous le rendre à nouveau présent et sensible, la seconde de mieux comprendre la pensée de Nietzsche en cessant de l’amputer de son « versant voltairien ». Mais G. Métayer, avec une claire conscience d’enjeux qui dépassent largement le seul lien entre Nietzsche et Voltaire et touchent à notre propre rapport à ce que nous appelons la « culture », en profite pour viser encore plus loin et pour nous inviter à interroger le sens de l’acte critique.

2Mais d’abord, et c’est la question qui donne son titre au premier chapitre de cet ouvrage, Nietzsche a‑t‑il lu Voltaire ? G. Métayer, lui, même s’il s’en défend et prétend que nul ne peut se targuer d’avoir lu tout Voltaire, semble avoir navigué de toutes parts sur l’océan voltairien et en avoir pris la pleine mesure, mais il n’en demande pas tant à Nietzsche et ouvre son enquête sur les lectures voltairiennes du philosophe allemand par une énergique mise au point, mettant hors-sujet la question de l’érudition et remarquant que « pour un musicien de l’écoute littéraire comme Nietzsche, lire est bien autre chose qu’embrasser le vaste cercle de la production d’un écrivain. C’est capter un ton qui porte une atmosphère et trahit des valeurs ». Nietzsche n’a certes pas lu consciencieusement et méthodiquement les « œuvres complètes » de Voltaire, mais le dossier de ses lectures est loin d’être vide, et les preuves accumulées par G. Métayer d’une fréquentation réelle et passionnée impressionnent. Je n’en évoquerai que quelques-unes : tout jeune encore, Nietzsche apprend le français dans l’Histoire de Charles XII, commente longuement et par écrit les informations sur Voltaire et les extraits de Voltaire qu’il découvre dans un ouvrage de Hettner sur la littérature française de l’époque classique (Métayer donne en annexe le texte intégral de ces remarques). Dans la bibliothèque de Nietzsche se retrouvent presque tous les contes et dialogues philosophiques de Voltaire et des anthologies de son œuvre, ainsi que des Lettres choisies de l’écrivain français richement annotées. Sa conférence sur le drame musical grec de janvier 1870 commence par une référence essentielle à Voltaire et à sa réflexion sur le théâtre dont G. Métayer montre qu’elle informe encore La naissance de la tragédie. Nietzsche connaît particulièrement bien, dans la traduction de Goethe, Mahomet, sans doute la pièce la plus puissante de Voltaire, la seule en tout cas qui soit entièrement consacrée à la déconstruction de la parole prophétique. L’installation de sa sœur au Paraguay suscite aussitôt dans les lettres de Nietzsche un clin d’œil à Candide dont Métayer montre dans son chapitre VIII que Voltaire le connaissait parfaitement. Bref, Métayer a raison de conclure que les hommages les plus célèbres de Nietzsche à Voltaire, comme celui qui ouvre Humain, trop humain, n’ont « rien d’une simple boutade ».

3Après avoir mis en évidence la réalité et l’intensité des lectures voltairiennes de Nietzsche, G. Métayer explore dans les chapitres suivants les zones les plus fécondes de ce qui n’est pas une simple « influence » mais la marque d’un dialogisme vital. Une lettre de Voltaire semble avoir été lue par Nietzsche avec une particulière attention, datée du 24 février 1761, où Voltaire, évoquant le travail du poète français assujetti aux règles formelles de la prosodie, le compare à une « danse dans les chaînes ». Cette idée de libération dans la contrainte, de triomphe de l’humain non dans l’exaltation débridée et informe des passions, mais dans leur maîtrise formalisée dans un style, apparaît à G. Métayer comme une des grandes leçons de Voltaire et du classicisme français à un Nietzsche lui aussi contempteur de Rousseau et de Shakespeare. Voltaire est donc pour Nietzsche un « maître de style », non au sens où le style de Nietzsche serait inspiré de celui de Voltaire, même si le pastiche peut ici ou là pointer, mais au sens où ces deux pensées voient la grandeur des civilisations dans l’affirmation d’un style à la fois contraint, élégant et distinctif, ce que G. Métayer appelle heureusement « une culture aristocratique où l’apprentissage de la danse est une initiation à l’allure ». Contre le pathos de la vérité d’un Rousseau et le « multiculturalisme » et le mélange des styles, contre la mystique wagnérienne de l’art et son invitation à une contemplation amorphe d’une beauté déconnectée de la vie, Nietzche appelle de ses vœux avec Voltaire une mise en forme du monde humain dans une sublimation esthétique, une « mesure » qui n’est pas conformité médiocre mais conjuration aristocratique de l’informe. La « légèreté » de Voltaire est donc pour Nietzsche le signe d’une profondeur et d’une exigence, et ce second chapitre se termine sur une superbe méditation sur le goût de Nietzsche pour la poésie de circonstance de Voltaire, aujourd’hui si injustement dénigrée parce qu’elle n’est pas comprise pour ce qu’elle est : un élément essentiel d’un « art de vivre » qui est une mise en forme de l’humain, un rempart contre l’informe.

4Mais Voltaire est aussi pour Nietzsche, comme le clame la dédicace souvent mal comprise d’Humain, trop Humain, un « des plus grands libérateurs de l’esprit ». Nietzsche aurait même demandé à son éditeur d’attendre la date anniversaire de la mort de Voltaire pour faire paraître l’ouvrage, au moment du centenaire de sa mort, et il n’y a vraiment aucune raison pour ne pas prendre sérieusement cette attention aussi délicate que lourde de sens. C’est qu’il s’agit, dans cette œuvre majeure de Nietzsche, d’opposer au wagnérisme dont il est en train de se déprendre « un esprit universel, poète, dramaturge tragique, philosophe de style et de ton véritablement grecs ». L’élégante mondanité voltairienne est le contrepoison de la pesante, morbide solennité sociale que Wagner veut associer à la célébration de son œuvre. De la même manière, Voltaire sert de « remède » à la tentation pascalienne et à la tentation rousseauiste, permettant une « cure antiromantique » et éloignant Nietzsche de pensées jugées malades, délétères, même si elles n’ont jamais cessé de fasciner le philosophe. De ce point de vue, ce sont les modes d’attaque de Voltaire, la vitalité combattive de sa pensée, qui en font un maître pour Nietzsche, le reproche de médiocrité philosophique dont on l’a accablé depuis passant complètement à côté de la capacité effective de l’œuvre voltairienne à agir dans « l’histoire de la libération de l’esprit ». Chez Voltaire, la pensée n’a pas sa finalité en elle‑même, et c’est ce que ne comprennent pas ses détracteurs qui jugent qu’il ne mérite aucune place dans la philosophie car, pour détourner un de ses plus célèbres adversaires, chez Voltaire, la pensée « rythme l’action ». Il n’y a pas d’accomplissement philosophique sans promotion d’un modèle de civilisation. Pour G. Métayer, c’est ici sans doute que la grandeur de Voltaire a le plus de sens pour Nietzsche. Voltaire est pour Nietzsche un grand penseur, non, on s’en serait douté, par la perfection ou la profondeur d’un système, mais par son ambition de faire de la pensée un élément moteur des sociétés humaines, et une condition de leur mise en forme identitaire et de leur affirmation héroïque. Un « ennemi commun » de Voltaire et de Nietzsche, Pascal (Aurore étant comparé par G. Métayer au célèbre « anti-Pascal » qui conclut les Lettres philosophiques) permet de comprendre encore mieux leur fraternité posthume : au pathos et au pessimisme malheureux des Pensées, les deux hommes vont chercher chez celui que Guillaume appelle leur « maître commun », Montaigne (il faut ici avouer que l’expression est plus convaincante pour Nietzsche que pour Voltaire) de quoi résister à la « détestation du genre humain » et à l’idée terrifiante d’un monde humain qui ne serait que l’attente paralysée de la punition, de la damnation. Pour Voltaire comme pour Nietzsche, la « profondeur » de Pascal, mais aussi de Rousseau, est le nom élogieux dont ont affuble ce qui leur apparaît comme un discours malade. Les « nouvelles aurores » réclamées par Nietzsche sont donc bien de « Nouvelles Lumières ». En même temps, les vertiges pascaliens obsèdent aussi bien Nietzsche que Voltaire, qui ne sont ses détracteurs passionnés que par réaction contre un pessimisme « janséniste » qui est aussi une racine de leur sensibilité — et de leur pensée. On ne peut qu’en être convaincu en comparant les débuts du Traité de métaphysique ou du Philosophe ignorant, à celui, tout aussi extraordinaire, et on ne peut plus voltairien dans sa forme et dans son ton, de Vérité et mensonge au sens extra-moral. Autre « bête noire » ambigüe, Nietzsche et Voltaire se rejoignent aussi dans leur rejet souvent brutal de Platon, de son idéalisme et de ses rapports avec la pensée chrétienne, objet d’un chapitre entier. Sur tous ces points, l’analyse de G. Métayer est particulièrement lumineuse et nuancée.

5Nietzsche voit dans Voltaire le point culminant et le couronnement de la culture de cour et d’un goût souverain qui disparaîtra après lui. Loin de célébrer en lui le père ou le précurseur de la Révolution française, il en fait une « “antithèse ironique” de la démocratie » et un « père paradoxal de la modernité » en pointant son « inégalitarisme » viscéral, ses réserves quant à l’éducation du peuple et le fond aristocratique de sa culture et de sa vision du monde. C’est que la culture de cour, comme Elias l’avait montré d’une autre manière, est une culture de la contrainte, et donc, du point de vue de Nietzsche (et de Métayer), l’antidote de la vulgarité « moderne » et postmoderne, et en particulier du déballage romantique de « passions » devenues des veaux d’or jusqu’au grand dépotoir des émissions « vérité ». Le goût est ici la notion fondamentale, élégance, pureté et noblesse de la langue et du style ayant été sacrifiées par un romantisme exprimant « l’émergence des “masses” qui caractérise l’époque révolutionnaire ». Le purisme de Voltaire n’a cependant rien d’un académisme réactionnaire et sa fierté apollinienne tient à égale distance, d’un côté ce que G. Métayer appelle « la sécheresse fleurie de l’académisme », de l’autre, ce qui n’engage évidemment que lui, ce qu’il présente comme « la pauvreté profonde du romantisme ». Sa véritable ascendance est l’humanisme européen, Voltaire étant à la fois l’écrivain de cour par excellence et le digne héritier de Pétrarque et d’Érasme. Nietzsche et Voltaire se rejoignent donc, et se retrouvent, dans un double mépris pour les facilités et les négligences de la langue (se faisant les critiques impitoyables des « impuretés » linguistiques d’un Rousseau ou d’un Strauss) et pour cet abrégé de vulgarité moderne qu’est le journalisme (les « folliculaires » de Voltaire). On remarquera au passage les piques incessantes de G. Métayer contre le romantisme et la Révolution, et même, ce qui est plus exotique, contre Shakespeare (dont on peut tout de même douter qu’il soit le modèle et l’étalon du « multiculturalisme », même si c’est ce que pense Nietzsche !) et contre Rousseau, qui relèvent évidemment de l’engagement personnel et montrent qu’il ne pense pas seulement sur Nietzsche et Voltaire, mais avec eux, et en partie comme eux. Sans partager toutes ses idées, on ne peut que saluer sa sincérité et la manière dont il rend parfaitement lisibles ses convictions et les arrière-plans idéologiques de son travail, plutôt que de les dissimuler sous cette carence factice des marques de l’énonçant dont se gaussait Barthes à propos du discours historique.

6Y a-t-il filiation directe entre certains textes de Voltaire et les œuvres de Nietzsche ? G. Métayer semble le croire, qui voit dans Ainsi parlait Zarathoustra un avatar sublime du conte voltairien et s’attache à montrer, d’une part l’importance de la figure de Zoroastre dans l’œuvre de Voltaire, qui a pu contribuer à conduire Nietzsche vers la construction de son plus célèbre personnage, d’autre part les similitudes entre le chef-d’œuvre de Nietzsche et un Zadig justement hanté par la figure de Zoroastre. J’avoue avoir été un peu moins convaincu par cette démonstration de « gémellité » entre ces œuvres que par le reste. En revanche, la question cruciale reste évidemment celle de la lignée « antichrétienne » de Voltaire dans laquelle Nietzsche s’inscrit tout en dénonçant à l’occasion les insuffisances et les inconséquences de son prédécesseur : une lettre de 1883 le montre fier d’avoir, en ce domaine, « découvert un mode d’attaque dont Voltaire même n’avait aucune idée « et d’avoir produit le plus grand « attentat contre le christianisme » depuis l’époque glorieuse et héroïque de son illustre modèle. Bien sûr, nous savons tous que Voltaire n’est pas seulement le maître d’une ironie mécaniquement attachée à son nom et l’apôtre d’une tolérance qui est devenue, dans une version médiocre et anémiée, un maître‑mot de l’individualisme libéral. Nous savons qu’il fut un guerrier spirituel de premier ordre, que son but fut d’attaquer et de détruire le christianisme, et qu’il y a réussi partiellement. Mais bizarrement, son rôle énorme dans ce combat décisif de notre histoire ne semble plus suffire à nous le rendre présent : attaqué par des « radicaux » qui jugent son théisme frileux et médiocre, Voltaire ne nous apparaît plus comme le destructeur du monde ancien, mais comme l’adepte d’un confort insipide se fabricant un Dieu pour mieux se rassurer. C’est là une véritable injustice que la lecture de Nietzsche permet de comprendre. Sur ce point aussi, elle restaure et rend mieux lisible la grandeur de Voltaire. Loin d’un Voltaire à la Pomeau tenté de voir dans le Christ une image de la sagesse éternelle, voire même un apôtre du déisme, le Voltaire de Nietzsche est en effet, et sans nuances, l’ennemi majeur du Christ. Ses dernières paroles sur son lit de mort montrent que cette lutte a été la grande affaire de sa vie et qu’aucune pusillanimité ne l’a retenu in extremis. Qu’il s’acharne à montrer que le Christ n’est qu’une variante parmi d’autres de l’idée absurde d’un Dieu fait homme dont bien d’autres cultures auraient donné le modèle ou à « historiciser » le Christ en le ramenant au monde juif dont il est issu ou qu’il s’évertue à montrer que la civilisation judéo-chrétienne n’est qu’une civilisation parmi d’autres dans un monde humain multiple et complexe (l’œuvre essentielle de ce point de vue est l’Essai sur les mœurs) et que les Juifs ne sont que les imitateurs de cultures plus puissantes et plus prestigieuses, Voltaire est celui qui a fait de l’histoire, aussi bien que de la raison et du goût, une des armes fatales contre le christianisme. Pour Nietzsche, il représente un « goût classique » qui ramène à l’antique, au tragique, au monde grec d’avant le déluge platonicien, et a pour conséquence logique le refus de l’« Infâme » qui l’est sur le triple plan de la pensée, de l’esthétique et de la morale sociale. De ce point de vue, les attaques d’ailleurs follement drôles du « mauvais goût » du texte biblique permettent de faire la synthèse de l’image de Voltaire que construit Nietzsche, où l’héritier de la tradition classique et le chef de la guerre contre la culture chrétienne fusionnent en un tout harmonieux. Bien sûr, Nietzsche ne s’est pas reconnu dans le déisme voltairien, mais G. Métayer a raison d’insister sur le fait que le dieu de Voltaire n’est pas toujours le garde‑fou du sens, et que l’idée de providence est chez lui, parfois invoquée comme une bouée de secours, mais aussi souvent impitoyablement raillée. Métayer montre aussi de manière particulièrement convaincante, point auquel j’ai déjà fait allusion, que la critique exceptionnellement violente de l’anthropocentrisme qui ouvre Vérité et mensonge est sur le plan des idées aussi bien que du style une variation magistrale sur le sixième des Discours en vers sur l’homme, le dernier chapitre de Micromegas ou les débuts fulgurants du Traité de métaphysique et du Philosophe ignorant. Les deux hommes se retrouvent dans une dénonciation impitoyable de toute idée de « grandeur objective » de l’humanité tout en proclamant que la seule grandeur est à usage humain, et ne saurait avoir de sens autrement. Leur humiliation absolue de l’humain est le point de départ d’une « reconstruction » ayant éliminé le christianisme et les anciennes croyances. Enfin, Voltaire et Nietzsche communient dans la critique jubilatoire et profanatrice du texte biblique, dans sa parodie incendiaire et carnavalesque. Le rire voltairien et le rire nietzschéen, au cœur de ce grandiose travail de déconstruction/reconstruction, éclatent comme celui du géant de Micromegas, « rire inextinguible qui, selon Homère, est le partage des dieux ». L’ironie n’est pas un triste « procédé » mais ce qui permet de faire communier dans une attitude humaine fondamentale l’effroi face à ce qui menace la vie de pétrification et d’étouffement et la distance magistrale d’un esprit lucide.

7On l’a compris, Guillaume Métayer ne croit pas que pour produire un discours scientifiquement pertinent sur un objet, il faut s’en détacher et construire à son endroit une indifférence factice, une « objectivité » de façade, acte de soumission à un « positivisme » increvable dont Nietzsche était d’ailleurs un ennemi acharné. Travailler sur Voltaire et sur Nietzsche, ce n’est pas pour lui ajouter aux savoirs objectifs déjà produits sur eux quelques informations supplémentaires, mais constamment rester en phase avec ce que la lecture de ces deux immenses écrivains signifie pour sa vie — et pour la nôtre. G. Métayer est donc voltairien et nietzschéen aussi par sa conception de l’acte critique, par son refus implicite d’une conception « historicisante » transformant les grands textes du passés en objets d’étude totalement extériorisés. Mais il ne se perd pas non plus dans un excès de liberté interprétative ou dans un « pathos » subjectiviste qui entamerait l’éminente valeur scientifique de son travail. Si son livre n’est pas sans défauts, et par exemple on pourrait lui reprocher de multiplier à l’infini les citations croisées de Nietzsche et de Voltaire qui donnent parfois l’impression d’un certain artifice ou certaines dérives « actualisantes » contre le multiculturalisme et la postmodernité, il donne un exemple stimulant d’une critique qui trouve une partie de sa justification et de sa profondeur dans son intense participation affective, intellectuelle, humaine, à l’objet qu’elle s’est choisie et n’oublie jamais de se poser la question de ses enjeux. Marc Fumaroli a dû faire grincer quelques dents académiques en estimant, dans la préface qu’il a écrit pour cet ouvrage, qu’il le tient pour un chef‑d’œuvre. On ne saurait toutefois ici lui donner tort : Nietzche et Voltaire est un livre effervescent, excessif, parfois presque juvénile dans sa fougue et les polémiques qu’il agite. Mais Nietzsche et Voltaire est aussi et surtout cette rareté dans les études littéraires d’aujourd’hui, un livre à la fois profondément savant — c’est la moindre des choses — et véritablement nécessaire.