Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
Bernard Bourrit

Kafka & la plasticité destructrice

Catherine Malabou, Ontologie de l’accident. Essai sur la plasticité destructrice, Paris : Léo Scheer, 2009, 84 p., EAN 9782756101606.

1La réflexion philosophique de Catherine Malabou sur le problème de la destruction du sujet ouvre une perspective originale sur la manière dont la littérature affecte nos conduites en modifiant le champ de notre expérience. Mais peut‑être faut‑il commencer par rappeler que C. Malabou se distingue dans le paysage de la philosophie contemporaine par le dialogue qu’elle a noué avec les neurosciences, échange fécond qui lui a permis, au fil d’une œuvre déjà importante, de jeter les bases concrètes d’une pensée de la négativité. Nous ne croyons pas trahir C. Malabou en affirmant que les avancées des sciences de l’esprit sont venues à point nommé confirmer l’importance du concept de plasticité dont elle s’était préalablement servi pour contourner le sens privatif donné à la négation par la philosophie occidentale. L’auteur a toujours cherché en effet à penser le travail du négatif en termes de métamorphose, d’altération plutôt qu’en termes de déconstruction ou de privation. Ce qui a pu laisser penser à certains qu’il s’agissait là d’un simple déplacement terminologique cache, en vérité, un redécoupage conceptuel plus profond. Car dans la perspective phénoménologique qui est la sienne, l’intention de C. Malabou n’est pas d’introduire une notion supplémentaire dans le débat philosophique, mais de décrire au plus près « le phénomène de la plasticité pathologique, une plasticité qui ne répare pas, une plasticité sans compensation ni cicatrice, qui coupe le fil d’une vie en deux, ou en plusieurs segments qui ne se rencontreront plus » (p. 12). En étayant sa démonstration dans un premier temps sur des cas cliniques dans Les Nouveaux Blessés, puis sur des exemples tirés de l’ordinaire dans Ontologie de l’accident, C. Malabou a patiemment entrepris le récit d’une histoire invisible qui n’a pas, qui n’a jamais eu, du moins jusqu’à présent, de mots pour se dire : celle de vies détruites qui malgré tout (sans que la volonté y soit pour quelque chose) parviennent à survivre à leur propre destruction.

Négation de la négation

2Certains individus voient leur personnalité subitement voler en éclats sous la pression d’un traumatisme ou d’une blessure, souvent anodins. Les traits qui constituaient leur personnalité ont été brouillés, désunis par le choc, entièrement reconfigurés. Ces traits n’ont pas disparu, ils n’ont pas été anéantis : autre chose s’est écrit avec eux. Ces hommes, ces femmes, suivant l’expression de C. Malabou, sont devenus « étrangers à eux‑mêmes ». La difficulté qui s’offre alors au penseur désireux d’entreprendre l’archéologie de cette catastrophe, c’est l’absence complète de traces engendrées par la disparition de la psyché. Comment parler de la disparition de soi ? Comment parler d’un attentat aussi foudroyant que discret, souterrain, sournois, qui engloutit le sujet dans sa propre métamorphose ? Comment énoncer « une lésion cérébrale, une catastrophe naturelle, un événement brutal, soudain, aveugle [qui] ne peuvent par principe être réintégrés après coup dans une expérience », une rupture « qu’il est impossible de se réapproprier par la parole ou la remémoration » (p. 33) ? Il arrive donc qu’une personnalité supplante celle qui la précédait, la détrône et se substitue à elle, sans que cette nouvelle identité soit capable de prendre en charge la narration de la destruction qui lui a donné le jour puisque le « je » de l’énonciation a été détruit dans l’accident même qu’il faut énoncer.

3La transformation de l’esprit suggérée par C. Malabou est si bouleversante et si étrange dans ses conséquences qu’elle ne peut finalement se penser qu’à travers un discours lui‑même négatif qui ressasse l’impossibilité de dire un événement qui échappe à l’ordre du discours. De même que la plasticité destructrice qui « rend possible l’apparition ou la formation de l’altérité là où l’autre manque absolument » (p. 18) inscrit au cœur même du psychisme le principe d’un reversement de l’identité pensé comme possible négatif, de même la plasticité inscrit au cœur du langage le principe d’une altérité indicible qui ne peut s’exprimer sous forme d’hyperbole négative. D’un côté l’événement de la destruction est barré par la forme à laquelle il donne naissance ; de l’autre la description de cet événement est barrée par l’approximation qu’introduit forcément le langage.

L’expérience de l’étrangeté

4C’est à ce stade que nous aimerions reprendre la réflexion de C. Malabou. Nous partirons pour cela d’une déclaration contradictoire que la philosophe a formulée à propos de La Métamorphose de Kafka. En effet par bien des aspects, estime C. Malabou, la nouvelle de Kafka représente « la tentative la plus achevée, la plus belle, la plus pertinente pour approcher cette espèce d’accident » (p. 21), à savoir la création par destruction d’une identité nouvelle. Mais dans le temps même où elle fait l’éloge de cette réussite littéraire, on sent que C. Malabou se méfie de cette trop belle réalisation comme d’une analogie trop parfaite ou d’un dangereux trompe‑l’œil. En effet,

qu’est-ce qu’une métamorphose qui peut encore se dire, s’écrire, ne pas rester complétement singulière quand elle ne cesse cependant de s’éprouver comme telle ? L’art ne sauve pas, Kafka le dira dans sa correspondance. (p. 22)

5Non, l’art ne sauve pas. Mais il permet d’essayer, d’expérimenter des possibilités de vies, des états, des émotions qui sans ce déplacement demeureraient ignorés ou tout à fait inconnus. Même si La Métamorphose trahit sans doute la singularité de l’événement destructeur qui, par essence, est privé de moyens d’expression, le récit de Kafka ne reste pas moins l’un des textes littéraires évoquant le mieux la métamorphose par destruction de l’identité, au sens plastique que lui donne C. Malabou. On peut toujours reprocher à la littérature de n’être qu’une représentation de la vérité — son analogon — et non sa manifestation. Mais ce faisant, ne se méprend‑on pas sur sa véritable fonction ? La fiction ne consiste-t-elle pas à immerger le lecteur dans l’altérité de formes singulières ? C’est‑à‑dire justement à faire – le temps de la lecture – l’expérience de l’étrangeté ?

6Dans Communication à une Académie, Kafkafait le récit d’une autre métamorphose : celle de Peter le Rouge, un singe qui pour échapper à sa captivité s’élève à la dignité d’homme. On objectera que dans cette histoire la métamorphose du singe est partielle, incomplète, inachevée puisque contrairement à Gregor Samsa, Peter le Rouge n’est pas devenu un homme, mais seulement un singe qui pense et qui parle comme un homme. C’est exact. Mais ce que nous voudrions faire observer, c’est seulement à quel point la réflexion étiologique, l’analyse des causes de la métamorphose est similaire chez Kafka et chez C. Malabou. Pour C. Malabou,

la métamorphose par destruction n’est pas un équivalent de la fuite, elle est plutôt la forme que prend l’impossibilité de fuir. L’impossibilité de fuir là où la fuite s’imposerait pourtant comme la seule solution. […] Qu’est‑ce qu’une issue, que peut être une issue là même où il n’y a aucun dehors, aucun ailleurs ? (p. 17‑18)

7On a l’impression en lisant ces lignes que C. Malabou traduit, sans le savoir, avec cependant un très grand degré de vraisemblance et de précision, les sentiments de Peter le Rouge, reclus dans sa cage, au moment où s’opère sa lente et irréversible transformation. Voici en effet ce que rapporte le singe :

J’avais eu tant d’issues jusqu’alors ! Je n’en avais plus aucune. J’étais pris. […] Je n’avais pas d’issue et il m’en fallait une, je ne pouvais vivre sans issue. […] Eh bien, je cesserais d’être un singe. […] Non ce n’est pas la liberté que je voulais. Une simple issue1.

8L’écho qui se fait entendre entre les deux textes suggère une contiguïté entre deux modalités d’écriture, fictionnelle et réflexive, qui mérite d’être prolongée.

Vérités de la fiction

9Il est évident que les mondes possibles de la littérature ne possèdent pas la même valeur de vérité que les concepts philosophiques : la littérature, au demeurant, n’a jamais prétendu dire vrai. Au fond qu’aurait gagné la réflexion de Catherine Malabou à explorer les arcanes des textes de Kafka ? Il est difficile de l’apprécier. Mais si la littérature est bien, comme nous le croyons, ce grand terrain d’expérimentation des formes sensibles, alors il ne faut pas sous‑estimer son potentiel heuristique dans tous les domaines de la vie. Par le jeu des identifications et des réajustements qu’elle propose, la littérature permet non seulement de faire l’épreuve, c’est‑à‑dire d’essayer de nouvelles personnalités (comme l’avait déjà noté Proust), mais aussi de nouveaux systèmes de valeurs, de nouvelles postures existentielles, des directions, des mouvements intérieurs. C’est un terrain de découvertes, y compris pour la phénoménologie, à condition de ne pas se méprendre sur la nature (fictive) des phénomènes éprouvés. En acceptant le décentrement, le pas de côté auquel la littérature convie le lecteur, il aurait été possible, par exemple, de lire LeTerrier de Kafka dans l’extension de la problématique de C. Malabou, en formulant l’hypothèse que le labyrinthique système de protection dans lequel s’enferme l’animal soit une métaphore du psychisme. Cette analogie (prise alors au sérieux) aurait conduit à se demander si certaines métamorphoses de la subjectivité ne se font pas totalement sans reste. Serait‑il alors possible, comme l’animal mis en scène par Kafka, de se trouver enfermé, enterré dans son propre esprit ? Y aurait‑il des métamorphoses de l’esprit qui barreraient l’accès du sujet au dehors sans toutefois le détruire ? Existe‑t‑il un pendant clinique à cette fiction littéraire ? C’est à de telles « espèces d’accident » (p. 9) qu’invite, entre autres, à penser la littérature.