Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Septembre 2011 (volume 12, numéro 7)
Michaël Di Vita

Communication de la fiction

Ariel Suhamy, La communication du bien chez Spinoza, Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « Les anciens et les modernes – études de philosophie », 2010, 464 p., EAN 9782812401879.

1On a l’habitude de juger de la qualité d’un ouvrage recensé à la nouveauté qu’il contient ou rend possible. Le recenseur aurait alors pour tâche de dévoiler cette nouveauté, ce qui signifie qu’il doive montrer, sinon une parfaite compréhension de l’œuvre, du moins une neutralité et une transparence exemplaires dans l’exposition de ses aspects essentiels. Il faudrait donc être le plus clair possible. Mais que faire lorsque l’auteur affirme qu’il pense avoir plutôt obscurci la doctrine philosophique qu’il expose (p. 9) ? Devrons-nous, à notre tour, obscurcir plus encore ? Ou nous autoriserons-nous de cette vraisemblable ironie pour affirmer qu’étant conscient de sa méthode, l’auteur préfère faire œuvre de philosophe que de transvaser ingénument la forme d’expression de la doctrine originale dans une forme nouvelle, c’est-à-dire convenue et moribonde, quitte à rompre avec les conventions d’écriture par lesquelles le sérieux se reconnaît ? En effet, l’auteur pourrait avoir profité d’une communication prolongée avec une œuvre, celle de Spinoza par exemple, ce qui lui ferait croire qu’il peut y mettre du sien, et ce, de façon apparemment exagérée aux yeux de ses lecteurs. À son tour, le recenseur pourrait éventuellement chercher à obscurcir le livre à présenter, chose qui assurerait une confusion au niveau de la seconde communication, celle visant à restituer non pas tant la doctrine originale spinoziste que la nouveauté de l’interprétation. Étrangement, on se retrouverait avec une recension obscure d’un livre obscurcissant son objet d’étude. Pourtant, il faut le préciser, nulle nécessité d’associer nouveauté interprétative et éclaircissement des idées : tout dépend à quel titre nous attribuons de la nouveauté. Si c’est l’avancement dans l’éclaircissement d’une doctrine déjà constituée qui fait office de communication de l’inédit, il faudra user d’imagination afin de juger si l’auteur réussit bel et bien à révéler quelque chose de nouveau sur la doctrine de Spinoza, car rien ne garantit la sûreté de notre décret lorsqu’il s’agit de fixer la finalité d’une œuvre dont la difficulté est évidente. Inversement, on voit mal comment la progression dans l’obscurcissement pourrait modifier radicalement notre compréhension d’une œuvre philosophique, à moins de jouer les porte-paroles et d’expliquer aux hommes ce qui serait dit, systématiquement, entre les lignes délibérément obscures de Spinoza, héritier de Descartes le penseur masqué. Ces deux voies se rejoignent au même carrefour ; elles présupposent l’achèvement parfait du système spinoziste, in vitro pour ainsi dire, duquel découleraient deux services de communication postérieurs à sa conception : l’un, plutôt passif, d’une clarté aveuglante, l’autre, subversif, d’une obscurité concertée pour esprits philosophiques subtils. Ces deux voies empruntées par nombre de commentateurs sont cousines de la prophétie : elles prétendent révéler la nouveauté du système, qui serait plus ou moins détaché du fond historique sur lequel il apparut ; et dont le modèle de traduction pour le profane serait contenu par lui, prêt à être utilisé. Caricaturées à l’extrême, ces interprétations annoncent que le système de Spinoza est né en un instant déterminé, et qu’il fût ensuite lancé par Spinoza à la tête de ses contemporains, selon les moyens du bord, c’est-à-dire ad captum vulgi loqui. La substance de la doctrine serait antérieure à ses expressions, faisant de sa communication un exercice d’adaptation — prédéterminé par le système — au langage conventionnel des philosophes ou aux traditions anciennes partagées par la foule des hommes.

2*

3Le livre d’Ariel Suhamy, tiré d’une thèse de doctorat soutenue à l’École Normale Supérieure en 2005, entend contourner ces deux voies en envisageant « la doctrine entière à partir d’un foyer bien particulier, celui de sa communication, […] de la communication du “bien” auquel Spinoza pense que sa philosophie mène » (p. 9). Au lieu de s’en tenir aux thèses explicites déployées dans l’œuvre de Spinoza, A. Suhamy s’intéresse à la nature et aux effets de la communication de la philosophie, en tant que pratique, et à ses formes d’expression, qui ne sont pas antérieures à la philosophie en tant que discours sur le bien. N’étant pas extérieure à la finalité de la philosophie, au souverain bien, la communication est envisagée comme une dimension essentielle de la constitution de la doctrine spinoziste, ce qui fait « apparaitre une pensée de l’altérité au sein du système » et, plus encore, « le caractère simplement possible du bien commun, sa communicabilité » (p. 18). Procédant de la sorte, l’auteur refuse certaines tendances des grandes interprétations du spinozisme qui affirment à la fois l’identité de la béatitude et de la pensée de la nécessité, ainsi que la nécessité de désirer cette béatitude, faisant de chacun un sage en puissance, inconscient de l’être ou de le devenir. Dire que le souverain bien ou le bien commun est nécessaire confond la philosophie de l’Éthique avec la trop belle clarté répandue par les prophètes qui s’efforcent de révéler ce que chacun possèderait déjà, voire serait toujours, à savoir, un vecteur convergeant inéluctablement vers un bien identique, une nouveauté objective, un principe transcendant reliant par le haut l’ensemble des hommes dotés d’une nature commune (voir p. 172-178). À l’inverse, loin d’ajouter une superficielle subtilité au système étudié, l’affirmation du caractère strictement possible du bien commun introduit dans la pratique d’écriture de Spinoza l’épineuse question de la fiction : car c’est elle qui joint, dans le discours, la nécessité de la pensée et la contingence du salut, la sagesse et l’ignorance, l’éternité et la durée. A. Suhamy découvre alors un Spinoza pour qui non seulement la « pensée est elle-même quelque chose » (p. 23), et les idées des principes actifs, mais, plus profondément, cette thèse selon laquelle le salut des hommes est tendu par le filet de la fiction, en tant que condition et expression de ce salut. Ce n’est pas là un spinozisme étranger à l’art rhétorique et à la stylistique ; au contraire, il semble que c’est même à ce niveau que A. Suhamy réussit à forer une brèche nouvelle dans le cœur d’une philosophie réputée pour son hyper-rationalisme, en réfléchissant la fiction aussi bien comme médium de communication de la philosophie que comme possibilité de salut, nullement nécessaire, seulement exprimable car portant en elle l’ouverture à l’autre, cette altérité de la pensée ou cette « pensée de la pensée de l’autre » (p. 18) qu’on retrouve aux points nodaux du système. C’est précisément en voyant de la fiction là où la pensée devrait laisser place aux seuls concepts de la raison que la thèse de A. Suhamy se veut sciemment obscure, puisque la clarté du concept (dans la cinquième partie de l’Éthique par exemple), là où l’on ne s’y attend plus, est rejointe par des formules fictionnelles nécessitant un traitement irréductible à la déduction logique et qui forcent à reconsidérer les oppositions les plus communément admises du spinozisme : temps et éternité, fiction et concept, charité et justice, sédition et dissension, interprétation et explication, etc. Or, l’obscurité est ici le signe d’une disponibilité de l’auteur à l’égard des pratiques philosophiques de Spinoza, en ce sens qu’elle est davantage l’effet d’une prise en charge réelle de ses paradoxes, une aventure ou une expérimentation singulière, et non pas, loin de là, une faillite dans l’exposition ou dans la compréhension des enjeux majeurs du spinozisme. Prenant pour focale de lecture la communication, ce n’est pas ce qui est éclairé dans l’aller par l’exposition conceptuelle objectivante qui constitue l’objet d’étude principal, mais plutôt le réfléchissement en retour des objets éclairés par la pensée sur la pensée elle-même, celle de l’auteur, celle de tout lecteur, celle de Spinoza ; mieux, c’est l’aller-retour de la réflexion philosophique donné dans la fiction, rendu visible par la fiction et qui devient vérité par la « puissance fabulatrice de l’imagination » (p. 417) qu’elle propulse, dotant ainsi la pensée d’un idéal ou d’un médium de comparaison éthique « et par là même d’un effort de communication du bien que l’on recherche. » (p. 446, 447). Bref, le salut est seulement possible, et c’est la fiction qui donne sa condition temporelle en quelque sorte — fiction dont la finalité ne s’assimile pas à la fusion, comme Lacan le reprochait tranquillement à Spinoza1.

4En effet, ce que fait A.  Suhamy dans son ouvrage, c’est donner consistance et un maximum de puissance à la fiction enveloppée par le discours philosophique selon ses différentes modalités (théorique, éthique, politique). Le lecteur est lancé dans une enquête sinueuse créant son propre parcours – quoique relativement linéaire par rapport à la chronologie des œuvres spinozistes – dont l’objet se détermine progressivement en suivant différentes occurrences du problème de la fiction, inséparable de celui de la communication, et en examinant certains « points de détail » (p. 9) à première vue extérieurs à la question du souverain bien. Ainsi est dégagée à partir de ces « écarts de langage » (p. 10) fictionnels apparaissant un peu partout dans les textes de Spinoza, une méthode conjecturale qui, loin de se déduire de la totalité du système, vient plutôt donner sens à cette « cohérence globale de la pensée spinoziste » que A. Suhamy affirme d’entrée de jeu afin de montrer que « la vérité elle-même a une histoire » (p. 12), même dans le système de l’Éthique tel que nous le lisons aujourd’hui. C’est l’histoire de la pensée et de ses interventions à l’aide de la fiction qui éclairent le sens du système, et non l’inverse. À l’image de la méthode intuitive bergsonienne, philosophe que — non sans raison — l’auteur rapproche à quelques reprises de son itinéraire, les concepts découverts au sein du système n’ont de valeur qu’à titre d’expressions d’une expérience se pensant elle-même et faisant sa propre théorie (voir p. 351), ouvrant petit à petit la réflexion à ce bien « communicable de soi » qu’est la pratique de la philosophie, ou à l’histoire se faisant de la vérité. Si nulle part on ne prétend découvrir des nouveautés, il n’en reste pas moins que la méthode dite conjecturale exprime d’elle-même la singularité de sa genèse, à travers un parcours original et, surtout, de la manière par laquelle elle arrive à extraire de multiples cas de figure une réflexion débouchant sur la création « de nouveaux exemples à chaque fois que le besoin s’en [fait] sentir » (p. 336), dans le but de montrer « que l’exceptionnel est aussi l’expression d’un universel » (p. 311). C’est ainsi que s’étalent sur plus de quatre cent pages de multiples analyses prenant pour objet les diverses fictions utilisées par Spinoza à des moments critiques de sa réflexion2, desquelles A. Suhamy tire une mise en forme conceptuelle de plus en plus adéquate à son contenu qui, par sa nature historique, ne peut que varier étant donné son caractère contingent et exceptionnel. Par ailleurs, mentionnons que le caractère exceptionnel de chacun des cas de figure étudiés assure chaque fois une reprise formelle nouvelle de la méthode, en se modelant sur le texte de façon à ce que le passage, voire le chevauchement de textes en textes, ne soit pas ressenti par le lecteur comme un forçage indifférent aux diverses formes d’expression mobilisées par Spinoza.

Repérage de la fiction

5Afin de donner consistance à ces points de doctrine frayant avec la fiction, qui, d’un point de vue plus traditionnel, apparaissent spécieux et purement rhétoriques, A. Suhamy démarre son enquête par le traitement que fait Spinoza à la fiction qu’on retrouve dans le Traité de la réforme de l’entendement. Ce point de départ forme la première des trois parties de l’ouvrage, ayant pour titre « Principes », et qui cherche à répondre à ce paradoxe selon lequel il y a « à la fois une nécessité et une impossibilité de parler ad captum vulgi » (p. 13) ; autrement dit, qu’il faut faire intervenir la fiction pour communiquer le souverain bien, même si, d’un autre côté, c’est elle qui fait obstacle à la compréhension rationnelle et à la connaissance de ce souverain bien. Cette partie, plus théorique que les suivantes, abordera successivement la « fiction », le « conatus » et la « communauté du souverain bien » dans le but de faire ressortir les principes d’analyse de la fiction qui ressortent immédiatement des textes spinozistes. Commençant par analyser le préambule pathétique du Traité de manière assez classique, en procédant judicieusement à plusieurs (re)traductions du latin idiosyncratique de Spinoza, A. Suhamy suggère de relire l’expérience développée dans ce passage à la lumière de la théorie explicite forgée par Spinoza dans la seconde partie du texte, c’est-à-dire de voir une « homologie entre ces deux parties » — bref, de « forger une fiction » (p. 32), à la manière du philosophe d’Amsterdam. Cette invention ponctuelle, entrée en scène de la méthode conjecturale, permet de récupérer dans un même mouvement la nature intrinsèquement communicable du souverain bien, sa communicabilité, ainsi que la « mémoire » et le pouvoir de « comparaison avec un autre » immanent à l’idée de fiction (p. 28). Suivant les conséquences de cette réflexivité de la méthode au sein de la fiction maniée amplement par Spinoza, on « remonte aux idées plus riches qui […] joignent » en un seul mouvement synthétique les idées composantes (p. 39) de la sphère par exemple, ou du souverain bien dont la genèse, esquissée dans le Traité, s’avère également redevable de la fiction. C’est ainsi que libido, richesse et honneurs — les « trois biens » dépeints par le narrateur du Traité — sont analysés comme la fiction « que nous produisons nécessairement » ; résultat qui a permis de passer à la réflexion de la méthode dont « les étapes sont identiques » et correspondent aux différents acquis du mouvement de pensée esquissé par le préambule : « la production d’effets » d’une idée, « la production des causes » réfléchie adéquatement dans l’idée, et enfin « l’idée enveloppe celle de la cause suprême », soit la perfection du souverain bien (p. 47). Toute l’analyse cherche à montrer que, dans la pratique, c’est la fiction qui génère et rend possible le souverain bien. Il faut produire des fictions afin d’atteindre la félicité, cette dernière consistant précisément en la compréhension de notre appartenance à l’humanité, en la réflexion d’autrui en soi et de soi en autrui. C’est la raison pour laquelle Spinoza aurait écrit le Traité en débutant par une fiction, se donnant par là les moyens pratiques d’instaurer un médium essentiellement éthique entraînant le lecteur, car « le “je” du narrateur, s’adressant à “chacun”, les enveloppe désormais dans un “nous” qui n’est pas seulement rhétorique, mais vraiment communautaire » (p. 93). Le souverain bien, expression idéale de la communauté, se communiquerait par fiction. Dans le deuxième chapitre, l’auteur procèdera, à la suite des conclusions précédentes, à une analyse du « conatus » dans l’Éthique, en prenant pour cible le « finalisme de l’essence » (p. 121) auquel retourneraient Alexandre Matheron et Robert Misrahi en renversant le rapport du désir et de l’essence de l’homme, faisant du premier le fondement immobile que le philosophe serait en devoir de révéler aux hommes, dans un effort de désaliénation asymptotique, indéfini. Cette critique est soutenue par une intéressante analyse de l’amour, sa définition ne reposant pas fondamentalement sur le conatus dont la « fonction objectivante et dynamique » expliquerait « l’origine des affects » et « la façon dont les affects se transforment les uns dans les autres » (p. 132), mais non pas l’amour qui se déploie sur son propre terrain, où rien ne le « prédestine […] à s’intellectualiser » (p. 137) et où nulle révélation quant à l’essence de l’homme ne saurait l’enjoindre à réaliser le bonheur prétendument identique pour tous. Par conséquent, la puissance de l’amour est extraite du finalisme dans lequel le plongeait l’analyse qui plaque rétrospectivement (voir p. 121) la fiction de l’homme idéal exprimée dans la quatrième partie de l’Éthique sur ses parties antérieures, ce qui permet à l’homme, qu’il soit ignorant ou non, de donner un sens au projet de libération mis en place par Spinoza en disposant de son amour à sa manière. L’analyse convergera ensuite sur l’élément de « possibilité » contenue par la définition de l’amour qui — une fois le finalisme du désir et la discussion sur l’aliénation qu’il implique sont relégués en arrière-plan — se traduit dans la pratique collective par l’affect de « gloire » dont la nature intrinsèquement communicative et communicable vient donner un fondement immanent à la thèse de la fiction ou de la nature seulement possible du bien. C’est la gloire qui, en s’appuyant sur la nature humaine « identique chez tous » (p. 179), vient renvoyer les unes sur les autres les images que les hommes produisent d’eux-mêmes, poussant ainsi chacun à se hisser aux yeux d’autrui par ambition, devant ses proches et pour son propre contentement imaginaire, instaurant de la sorte une communication perpétuelle entre les hommes. Or, tout le problème est là, comment convertir cette ambition de gloire en « humanité » (p. 183) ? « Comment débarrasser l’idée [de Dieu, du bien commun] de ce qui la recouvre ? », demande A, Suhamy, avant de répondre : « [e]n relevant la diversité des images des autres, afin de me laver moi-même des miennes. C’est parce que l’erreur est multiple qu’elle permet de redécouvrir le vrai » (p. 183). Ayant retrouvé le caractère communautaire de la définition de l’homme par l’analyse fort éclairante – mais obscurcissant tout du point de vue finaliste… – de la proposition 36 de la quatrième partie de l’Éthique, par la mise en perspective du souverain bien et des destinataires de cette proposition, les « sectateurs de la vertu », c’est l’aspect fictionnel et possible du bien qui saute aux yeux du lecteur. C’est son aspect de « gaudium » (p. 169), imprévisible, contre toute attente, qui déplace l’exercice de réflexion logique demandé par les démonstrations de l’œuvre vers une forme de connaissance nouvelle, le troisième genre de connaissance — nécessaire et, d’une certaine manière, impossible de dire ad captum vulgi — appelé par le jeu de va-et-vient introduit par l’argumentation inhabituelle employée par Spinoza dans le scolie (voir p. 163-165). En effet, c’est à la réflexion de la communication de la pensée que le philosophe hollandais nous conduit dans ce passage clé, faisant ainsi ressortir la nécessité de « clarifier la communication de son idée » (p. 183), c’est‑à‑dire de Dieu. C’est donc sur le problème des méthodes de communication et d’interprétation qu’enchaîne A. Suhamy, après avoir excellemment montré l’inscription de la communication, immanente au système et qui génère, par l’emprise qu’elle offre à la fiction, la question du sens, de l’erreur et des controverses.

Communication et fiction

6La deuxième partie de l’ouvrage, « Méthodes », plonge le lecteur dans le cœur de la thèse. Il s’agit à ce stade d’observer les prises de bec de Spinoza avec ses contemporains (Correspondance), de comprendre la pensée de son voisin (Traité théologico-politique et Éthique) et de repêcher quelques indices quant au statut des histoires, des fictions racontées par les philosophes (Pensées métaphysiques). Cette partie, constituant un livre à elle seule, se confronte à une contradiction émanant de la thèse principale qui affirme la communicabilité du bien, sa simple possibilité, et qui se formule ainsi : « comment penser l’altérité du sens dans la communauté du vrai ? » (p. 207). Quelles méthodes Spinoza développe-t-il afin de « convertir le langage et la pensée commune à un degré de possibilité supérieure » (p. 15) ? Dans le Traité théologico-politique, Spinoza, diront certains, pose le problème de la liberté individuelle et politique en fonction d’une distinction hermétique entre l’explication philosophique, s’attardant au vrai, et l’interprétation, dégageant du sens selon certaines modalités que le chapitre VII, qui porte sur la méthode d’interprétation des écritures, aurait déterminées. Cette différence fonderait par ailleurs l’opposition philosophie et théologie. C’est en quelque sorte ce qui découle de l’Éthique, qui accorde à la pensée la charge du vrai et rien d’autre, tandis que la théologie serait confinée au non-sens, à l’obéissance, subordonnée au souverain. Or, le Traité semble déroger à cette stricte opposition du vrai et du non-sens dans la mesure où diverses propositions à ce sujet, lorsqu’elles sont rapprochées l’une de l’autre, forment contradiction. Pour cette raison, on postule le double langage (Strauss) et on dénie la pensée aux auteurs de la Bible (Comte-Sponville). A. Suhamy prend plutôt le parti « [d’]appliquer à la lecture de Spinoza la méthode de lecture impliquée par le scolie [Éthique, II, scolie de la prop. 47] expliquant les vaines controverses, avec la lenteur nécessaire à l’interprétation recommandée par le TTP » (p. 204). Le lecteur pourra alors y découvrir un Spinoza possible : « ce qu’il pouvait penser » et, surtout, « ce qu’il nous permet de penser » (p. 246), c’est-à-dire l’exercice de fiction que le penseur s’imposait au regard d’autrui, en interprétant leur pensée à la lumière de la conjecture historique déterminée qui l’a rendue possible, de telle manière que ce n’est pas l’erreur qui devrait en ressortir, mais bien une « fiction philosophique [faisant] crédit à autrui d’une vérité qu’il n’a peut-être pensée » (p. 238). L’analyse débouche ainsi sur la combinaison et la réciprocité de l’interprétation et de l’explication, rendues possibles par l’acte de narration que le penseur hollandais retrouve au sein des histoires contenues par la Bible (« l’enseignement du Christ », p. 326 et sq.), si bien que l’opposition initiale entre vérité et sens se résout en un rapport dynamique de suspension et de maintenance de « la promotion du sens à la vérité » (p. 15).

7De façon similaire, les Pensées métaphysiques, texte de jeunesse de Spinoza, mis en rapport avec certains passages ultérieurs de l’œuvre, fait l’objet d’une analyse de la définition de l’idée comme récit, comme « narration mentale de la nature » (p. 254) dont l’affirmation intrinsèque se libère progressivement, précisément par le retour sur les erreurs des autres philosophes et par la critique des conceptions inadéquates de la vérité et de l’idée. A. Suhamy, retrouvant une méthode qui s’accorde avec « ce qu’on appellera plus tard “l’histoire de la philosophie” » (p. 247), fait ressortir la démarche narrative proposée par Spinoza, dans le sixième chapitre, où se déduit une nouvelle norme de vérité à partir de la description génétique de « mauvaises » fictions qui cherchaient leur critère de vérité hors d’elles-mêmes (p. 272). L’affirmation paradoxale de l’idée comme « histoire mentale de la nature » désigne alors non pas le délire juvénile du philosophe de l’idée vraie et norme d’elle-même, mais une tentative de récupération, en un même mouvement, des conceptions métaphoriques de la vérité et de leur puissance de vérité intrinsèque : soit l’auto-affirmation de l’idée à travers le recours à une fiction se souciant de la « forme de communication » de la vérité (p. 273). De la sorte, la fiction qu’est l’histoire narrée de la vérité débouche sur la déduction de la nature de l’idée vraie. « Narration et déduction ne sont donc nullement incompatibles, on peut passer de l’un à l’autre, il le faut même si l’on veut atteindre la béatitude parfaite que seule donne la conception claire et distincte, mais la concession, l’adaptation au vulgaire et l’expérience servent aussi au philosophe » (p. 275), résume Suhamy, replaçant ainsi le spinozisme dans une perspective historique émancipée du finalisme qu’on lui reproche trop souvent en abusant de son nécessitarisme. Au contraire, la fiction par laquelle Spinoza raconte l’histoire de la vérité et déduit la vérité n’est pas en elle-même nécessaire ; elle ressort de la conjoncture historique contingente à laquelle la pensée participe et qui « rend l’invention nécessaire » d’une nouvelle norme de vérité échappant au « finalisme » qui s’affaire à imaginer des critères de vérité transcendantaux, anhistoriques (p. 275). La fiction, étant déjà communication idéelle, indique pour ainsi dire la nature guerrière de la pensée, l’état conjoncturel au sein duquel elle génère sa marque transitive ou de relais de possibilités nouvelles et de puissance s’opposant à d’autres puissances moins vraies, toujours « contemporaine du faux » ou du récit d’erreurs mal comprises (p. 276).

8Suite à cette réflexion de la méthode conjecturale, qui forme un des apports les plus originaux de la démarche de ce livre, dégagée par l’abord d’un texte rarement pris au sérieux, c’est la Correspondance qui se voit subir un traitement parallèle3, quoique plus sommaire, cherchant surtout à réfléchir le statut de la communication de la pensée, sans se lancer dans des analyses textuelles pointues dont le livre regorge par ailleurs. L’auteur y trouve un Spinoza non pas cynique et indépendant de ses collègues épistoliers mais une pensée entrain de se faire, cherchant à « apprendre […] le faux, et tout particulièrement les fausses interprétations de sa pensée » (p. 287). Retournant la question déjà traitée dans les deux chapitres précédents, A. Suhamy nous montre cette fois la difficulté avec laquelle le spinozisme jongle des mots et des arguments afin de mesurer ses effets et, plus encore, de ceux dont le caractère subversif induit des mésinterprétations moralisantes pouvant en retour servir à l’instauration de la liberté de penser en un monde foncièrement récalcitrant à la philosophie. Bref, l’enquête ayant montré quelques méthodes élaborées par Spinoza, philosophe pratique, la triade fiction-interprétation-histoire (voir p. 16) devient l’apanage immédiat du lecteur, dans la mesure où la focale de communication, adoptée par l’ouvrage, ne se révèle efficiente que pour celui reprenant la « responsabilité » de la pensée à son propre compte, c’est-à-dire en tirant de cette possibilité une pratique de pensée plus puissante.

Fiction et comparaison éthique

9La dernière partie, intitulée « Pratiques », entend relire à nouveaux frais trois œuvres de Spinoza : le Traité théologico-politique, le Traité politique et l’Éthique. Chacune recevra un traitement méthodique singulier, conjectural, en fonction des analyses produites par les parties précédentes ; respectivement : l’interprétation du couple « justice et charité », l’histoire d’Hannibal à la lumière du couple « dissension et sédition » et, pour finir, la fiction mobilisée par l’écriture du rapport « temps et éternité ». Pas question de déballer ici ces trois chapitres particulièrement denses, surtout le deuxième proposant une longue et remarquable confrontation critique des thèses du Traité politique avec celles de Machiavel (Le Prince, entre autres) autour du cas d’Hannibal, convoqué par les deux penseurs et qui, par l’importance qui lui est accordée, semble contredire toute la réforme passionnelle contenue dans l’Éthique. Car Hannibal, symbole consacré de la cruauté et de la violence finalement résorbées par plus fort que lui, l’empire de Rome, est utilisé par Spinoza à titre d’exemple historique, voire comme argument décisif venant montrer la possibilité de la vertu exceptionnelle au sein d’un régime politique démocratique; vertu qui pourtant est rejetée dans ce dernier Traité vu, justement, son caractère exceptionnel, sur lequel « l’éternité de l’état » (p. 398) ne peut véritablement se fonder. A. Suhamy fait de cette contradiction le lieu du renversement majeur qu’imprime Spinoza à la tradition réaliste issue du florentin, en lisant « le récit [d’Hannibal] non plus du point de vue romain, mais de celui des révoltés », esquissant ainsi à partir d’une contingence historique déterminée une fiction philosophique déplaçant le critère de vérité au sein même de la lutte menée par les troupes du carthaginois dans leur quête de liberté politique. Ce n’est plus Rome qui incarne la liberté réalisée, mais les troupes adverses guerroyant pour elle. « Le grand secret de la politique est dans l’art de faire croire aux hommes qu’ils sont libres, afin qu’ils aient une chance de le devenir réellement, et de substituer cette fiction salutaire au mensonge de la fausse paix » (p. 404), écrit A. Suhamy, qui attribue cette affirmation à la pratique d’Hannibal philosophe, l’exemple historique réunissant le couple dissensions/séditions en une unité dynamique attisée par la fiction de la liberté politique. D’un côté, les dissensions « sont la condition de la vérité » en ce qu’elles supposent la liberté de parole de chacun, comme dans l’armée d’Hannibal ; de l’autre, les séditions forment non pas le résultat de la cruauté du stratège, mais ce que le « comprendre, intelligere » empêche en maintenant ensemble et dans leurs dissensions les joies, les tristesses et les « détestations » (voir p. 408). De cette analyse, renforcée par quelques remarques structurales de Nietzsche concernant le rapport entre le philosophe (rire), le politique (pleurs) et le théologien (détestation, vengeance), A. Suhamy conclue que « tout repose sur la suppression brutale et “cruelle” de l’espoir pour ceux qui auront été conduits au terme de la dynamique interne, éternelle de l’État », c’est-à-dire lorsque la puissance génétique de la fiction qu’est le « secret » de la liberté tout juste évoquée n’est plus reportée sur un « contrat » extérieur ou sur une utopie mais aboutie « à l’invraisemblable mais possible équation : paix = sui juris = liberté » (p. 408). C’est donc à une méthode singulière de confrontation de conceptions opposées que A. Suhamy nous convie, où le lecteur retrouve de manière ingénieuse l’analyse des fictions développée autour du Traité de la réforme de l’entendement. La possibilité de la fiction devient nécessaire, une fois redistribuée en fonction de ses modalités intrinsèques, desquelles la méthode tire un « combat, pour définir des rapports de force exprimant la vérité » (p. 404), soit la vérité de la fiction enveloppant d’autres fictions par elles-mêmes néfastes, comme celle du politique apitoyé et celle du théologien vengeur. « Cet aiguisement mutuel des ingenia, c’est la méthode du TP, et c’est l’acte même de comprendre, intelligere. Ainsi s’efface en une fine pointe l’épineuse cruauté d’Hannibal » (p. 408), qui est aussi la fine pointe de la fiction maniée par Spinoza, retrouvant l’éternité à même la contingence inimitable de l’histoire d’un échec politique.

10La dernière section de cette partie, toute proustienne, propose une étude du rapport « temps et éternité » à partir des figures de style ponctuant la fin de l’Éthique. La focale de communication se particularise ici dans le concept de « gaudium » : « ce qui est arrivé contre l’espoir », l’impromptu, l’imprévisible (p. 411). On se demande comment Spinoza parle de l’éternité, et on se heurte ou bien sur une métaphore4, ou bien sur des fictions5. A. Suhamy prend acte de cette forme d’expression inhabituelle chez Spinoza en établissant une reprise de l’analyse du récit et de la narration à la lumière, dirions-nous, des percées accomplies à partir des Pensées métaphysiques, rouvrant de la sorte la question de la fiction à la lisière de l’éternité et des affects, un paradoxe décliné structurellement selon les propriétés ou « impropriétés » que l’auteur lui attribue. Les divers emplois du concept de gaudium se répartissent alors en trois aspects : la « joie rétrospective », la « joie répétitive » et la « joie comparative » (p. 413). Retrouvant le passé par la narration imaginaire et répétant réellement ce passé en termes d’affects (joie), lui qui est « à la fois l’événement dont on se souvient et la cause de ce souvenir » (p. 415), le gaudium induit par le récit permet à la « puissance fabulatrice de l’imagination » (p. 417) d’atteindre le seuil de l’éternel par la « comparaison de puissances » qu’il rend possible. Le gaudium ouvre alors la porte de la réflexion sur notre « essence intermédiaire » (p. 420) ou sur la distance à parcourir en moi présentement et moi tel que je me le représente idéalement. C’est par conséquent l’espace du possible que cet affect élève à la réflexion causale, duquel l’individu est amené à évaluer sa valeur actuelle et le « rapport de force entre le sage et l’ignorant » qui le constitue (p. 420). Ensuite, réfléchissant ces trois aspects du gaudium (rétrospectif/répétitif/comparatif ou inversion/anticipation/comparaison) au niveau de l’entière cinquième partie de l’Éthique,qui débouche sur l’éternité, la structure du texte apparaît comme la stratégie appliquée du gaudium même, « comme si le sentiment de l’éternité s’identifiait à la méthode de rétrospection et de répétition dans le temps, qu’elle “éternise” en faisant irruption dans la durée dont elle brise la linéarité, de manière inattendue car irréductible à la durée même » (p. 428). De ce fait, loin de présupposer la nécessité de la marche vers la béatitude, la méthode de l’Éthique coïnciderait quasi parfaitement avec l’expérience de la béatitude, en ce qu’elle laisserait place à l’imprévisible naissance de la joie éternelle à travers un réseau de fictions et de métaphores où se rencontrent, parfois, sous forme de « métalepse », à la fois le temps et l’éternité, et « le temps fictif de la narration […] et le temps réel de la compréhension » (p. 434). Spinoza se révèle alors sous un autre jour, où l’image du philosophe au regard surplombant les ignorants est fortement relativisée, voire annulée par la communicabilité intrinsèque à la nature de la fiction, ainsi que par le gaudium dont la maitrise de l’avenir suppose la joie de la comparaison avec autrui à travers la fiction du bien. Le bien n’est pas nécessaire mais possible, Spinoza ayant « tout manigancé pour que se révèle à son lecteur, à partir de la déception elle-même, celle de voir tout espoir perdu, l’éternité faisant irruption dans le temps comme une éternelle surprise » (p. 433). De quoi faire sourire l’auteur de À la recherche du temps perdu !

11 « Aussi la communication part-elle non du sommet, mais de la base ou plutôt du milieu ; d’où l’aspect disparate et peu systématique de nos études », dit Ariel Suhamy en conclusion. Effectivement, allant à l’encontre des idées reçues, l’impression d’inachèvement sur laquelle nous laisse cet ouvrage ne correspond pas tout à fait à l’idée que nous nous faisons habituellement du système spinoziste refermé sur lui-même, nécessaire, éternel. Pourtant, c’est l’originalité de sa démarche ponctuelle et sinueuse qui nous pousse à faire de cet apparent aveu le gage d’une réussite, autrement systématique, procédant davantage à la façon d’une marche dans les bois que comme le dévalement d’un boulevard menant droit à la nécessité – elle qui semble si évidente si l’on prend au pied de la lettre certains propos de l’Éthique. La disparité des analyses tend vers la mise au jour d’une dynamique d’écriture qui, sans prétendre imposer la nouveauté de Spinoza, n’en ressort pas moins avec quelque aspects qui semblent à première vue étrangers à sa pensée, telle la fiction congénitale à la doctrine de la nécessité et à la liberté politique. Par l’ouverture qu’elles forgent au sein des définitions devenant de la sorte dynamiques et pleines de possibles, ces analyses forment une espèce de musique en contrepoint qui répercute en tous sens ses divers éléments dont l’allure finie et bien balisée s’avère plutôt, par la pratique, déterminée singulièrement et à l’infini, appelant le système à de nouvelles contorsions et formes de communication. Car la thèse de l’enchevêtrement essentiel du mouvement de la pensée et de sa communication n’amène-t-elle pas nécessairement l’interprète à de nouvelles manières de faire de la philosophie? Cette voie, rarement pratiquée aujourd’hui, voilà ce que ce bel ouvrage nous fait entrevoir, « à travers des alternances rapides d’obscurité et de lumière6 », comme dirait Bergson, aussi adepte de cette voie pleine de fiction.