Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Octobre 2010 (volume 11, numéro 9)
Marie Baudry

De la littérature comme moyen terme entre expérience individuelle et sciences humaines

Robert Smadja, Introduction à la Philosophie de la littérature. La Littérature dans les limites de la simple raison, Paris : Honoré Champion Éditeur, coll. « Bibliothèque de Littérature Générale et Comparée », 2009, 350 pages. ISBN 978-2-7453-1879-4.

1L’entreprise de Robert Smadja – élaborer une philosophie de la littérature qui dépasse en intention la critique, l’esthétique et même la théorie littéraires –, est d’une rare envergure, quand bien même elle se présente avec toute la modestie possible. Ce que cherche à produire ici l’auteur, ce n’est pas l’étude des relations entre la philosophie et la littérature, comme dans l’ouvrage de Camille Dumoulié, Littérature et Philosophie (p. 7) ; il s’agit moins encore de dissimuler une théorie de la littérature sous le nom de philosophie, mais bien de produire une pensée philosophique du fait littéraire, qui fasse « apparaître la signification ultime de la littérature dans l’ensemble de la culture humaine » (p. 9), ou qui, du moins, y introduise.

2Aussi l’Introduction à la Philosophie de la littérature se présente-t-elle à la fois comme l’œuvre originale, surplombante et majeure d’un critique et théoricien de la littérature, qui se fait ici philosophe, en même temps qu’elle apparaît comme un bilan des différentes façons que la philosophie a eu de considérer la littérature, d’élaborer des « poétiques ». Ainsi, le premier chapitre, considéré par R. Smadja comme une forme d’introduction à son essai, fait le point sur « Trois grandes philosophies de la littérature : Aristote, Hegel, Ricœur » (p. 13 sq.). Plus largement, c’est à une kyrielle d’auteurs, d’Aristote (et non pas Platon, qui, s’il tient un discours sur la poésie et la place du poète dans la cité, ne produit pas pour autant une poétique) à Ricœur, en passant par Kant et Hegel (notamment quand il sera question du Beau, dans le dernier chapitre de l’essai), mais surtout par bon nombre de philosophes (les théoriciens sont plus rares), du XXe siècle, aussi divers dans leur pensée que Bachelard, Searle, Davidson, Derrida, Ingarden, Genette, Lotman, Meyer, Cohn, Descombes ou Goodmann, que R. Smadja fait appel pour bâtir sa philosophie de la littérature. Devant la diversité de tant de penseurs convoqués, on pourrait redouter que l’auteur parvienne, d’une part à rendre compte d’une pensée de la littérature qui puisse trouver son unité et son homogénéité, et d’autre part, à produire une pensée qui soit vraiment sienne.

3Car en tout premier lieu, l’Introduction à la Philosophie de la littérature est un ouvrage introductif à une multiplicité de points de vue philosophiques, pas toujours systématiques, sur la littérature, exposés clairement et brièvement : autrement dit, un essai également destiné à devenir un texte de référence pour les étudiants autant que pour les universitaires qui souhaiteraient se familiariser avec la pensée de la métaphore chez Davidson ou avec le problème de la référence dans la philosophie analytique par exemple. Le premier mérite de cet ouvrage est, autant que sa très grande culture philosophique, sa capacité à synthétiser clairement des pensées très diverses, et à en rendre compte au sein de problématiques tout aussi clairement posées en tête de chaque chapitre : en quoi la métaphore serait-elle la « marque » de la littérature, par opposition avec le langage quotidien ? (ch. II), à quoi se réfère la littérature, à quelle réalité ? (ch. III), « Qu’est-ce qu’interpréter un texte littéraire ? » (ch. IV). Autant de question que rencontrent le critique ou le théoricien de la littérature, et qui l’engagent dans une conception plus vaste de ce qu’est le récit, le langage, le temps, le réel. De sorte qu’on ne trouvera, contrairement aux précédents essais de R. Smadja (Politique du corps, Corps et roman et Famille et littérature), aucune analyse d’œuvre littéraire qui vienne sous-tendre le propos, tout juste, parfois, la mention de quelques titres, ou l’évocation de quelques grands noms (le plus souvent, des romanciers de la première moitié du XXe siècle, période de prédilection de l’auteur).

4Il s’agit donc bien d’une introduction à ce que pourrait être une philosophie de la littérature, introduction qui ne saurait s’écrire qu’à la condition de rendre compte des grandes philosophies déjà existantes qui portent sur la littérature (ou le récit, chez Ricœur ; ou le langage, chez les philosophes analytiques ; ou encore la poésie, chez Hegel). C’est là la modestie de ce travail d’envergure, que de ne donner chance à sa propre pensée d’émerger, qu’après avoir laissé la place aux grandes philosophies déjà existantes de se déployer. C’est là aussi le risque de ce travail : il arrive parfois au lecteur de ne plus bien suivre le fil logique, la pensée de la littérature qui anime R. Smadja, morcelée en de nombreux paragraphes consacrés à divers points théoriques. La structure de l’essai, dont les parties ne se présentent apparemment pas dans un ordre sous-tendu par une pensée systématique de la littérature, peut également en heurter la lecture linéaire : si la question de la métaphore l’inaugure (ch. II), parce qu’elle serait le lieu de la spécificité du langage littéraire, pourquoi poser juste après la question de « Récit, référence et littérarité » (ch. III) ? Pourquoi finir cet essai avec une interrogation sur le Beau, grande question d’esthétique qui déborde la seule littérature et qui ne semble pas d’abord surplomber la pensée ici déployée ? Pourquoi consacrer le chapitre V au seul roman, peut-être trop rapidement considéré comme « le genre des genres » (211), et de ce fait, capable de rendre compte de toute la littérature ?

5À toutes ces questions, à tout ces points qui pourraient menacer la logique de la pensée déployée dans Introduction à la Philosophie de la littérature, l’essai apporte une réponse cohérente et forte, même si elle est parfois trop implicite ou dissimulée sous la pensée d’autrui, même quand elle repose sur des postulats que l’on pourra discuter..

6Le premier postulat qui ouvre cet essai concerne la spécificité de la littérature, comprise comme un art radicalement différent de tous les autres, parce que « la littérature est avant tout langage » (p. 9). Autrement dit, pour R. Smadja, la littérature ne saurait être seulement comprise au sein d’une esthétique qui comprendrait également les autres arts ; elle en est au contraire « séparée » (p. 10), parce qu’elle seule questionnerait plus particulièrement les « notions de sens, de signe, de symbole et de signification ». C’est ce postulat, que l’on peut discuter, qui fonde en premier lieu la nécessité de s’intéresser à la métaphore (ch. II), ainsi qu’à accueillir les philosophies et pensées du langage (Jakobson, Searle, Davidson…) et plus généralement la philosophie anglo-saxonne aux côtés de la philosophie « continentale » ou européenne pour tenter de concilier certains de leurs points de vue a priori irréconciliables. Car il faut aussi lire l’Introduction à la Philosophie de la littérature comme une tentative de conciliation entre une « métaphysique » de la littérature, toujours tenue à distance par l’auteur, parce que soupçonnée d’abstraction, voire d’un impressionnisme inapte à rendre compte des spécificités de la littérature, et la pensée analytique et pragmatique. Ce grand écart doctrinal apparent est en fait à l’aune de la thèse forte de l’essai de R. Smadja, à savoir de penser la littérature comme un moyen-terme, thèse sur laquelle il faudra revenir.

7Il n’en reste pas moins que ce premier postulat mériterait peut-être plus ample discussion : on sait que le premier Bakhtine – pour convoquer l’un des quelques théoriciens cités par l’auteur – est un farouche adversaire de la réduction de la littérature (et plus généralement de tous les arts) à son seul matériau (en l’occurrence linguistique), à sa seule forme (cf. Esthétique et théorie du roman, p. 30 sq.). Surtout, cette extraction peut-être trop rapide de la littérature hors de l’esthétique (p. 83-84), rend plus surprenante l’utilisation de textes qui construisent une esthétique générale au sein de laquelle la poésie vient prendre une place capitale (Hegel), voire au sein d’une esthétique qui ne pense pas le beau littéraire (Kant).

8Ce problème de la spécificité littéraire, sans doute davantage le propre des théoriciens de la littérature, qui ont peut-être à cœur de préserver une certaine autonomie de leur discipline, alors qu’il ne fait que rarement question chez les philosophes, pourrait peut-être ne pas en être un, ou du moins être contourné (même si la radicale différence de la littérature du fait de son matériau linguistique est régulièrement invoquée) par un autre point, saillant dans cette étude, celui du récit.

9La pensée de la littérature que déploie R. Smadja est en effet, principiellement, une pensée du récit. Il ne s’agit pas là seulement de marquer son accord avec la pensée de Paul Ricœur, fréquemment invoquée, et dont il est évident que c’est à elle que doit le plus la pensée de l’auteur. De façon plus générale, il semble que pour R. Smadja, la littérature appartienne à cet ensemble plus vaste, non nécessairement écrit (bien qu’il exclue la littérature orale de son étude, p. 72), et qui peut-être le précède, du récit. Voire, la littérature serait à la fois ce qui porte à son plus haut point, en même temps que ce qui menace l’existence, du récit. Le récit forme ainsi le centre de cet essai (ch. III) ; il permet de mieux comprendre pourquoi le chapitre V fait du roman l’étalon permettant de comprendre tous les autres genres, même si la question de la domination du genre romanesque dans la théorie littéraire devrait continuer à faire question. C’est que le récit est la « clé de voûte » (32-33) qui sous-tend le projet d’Introduction à la Philosophie de la littérature : faire comprendre la « signification » de la littérature dans la « culture humaine ». Or, c’est dans le récit que le sujet comme la collectivité peuvent fonder leur « identité », cette « identité narrative » dont l’auteur emprunte à Paul Ricœur la formule. Autrement dit, le projet de cet essai est peut-être au moins autant anthropologique que philosophique : il s’agit de comprendre pourquoi les sociétés humaines se dotent de récits, de formes littéraires écrites ou orales, poétiques ou en prose, qui rendent compte de l’expérience individuelle et collective. Il s’agit donc moins de comprendre ce qu’est la littérature (la question est d’emblée écartée), peut-être moins aussi de comprendre « quand y a-t-il littérature ? » (selon la formule de N. Goodman) que de comprendre pourquoi y a-t-il littérature ? Que signifie qu’il y ait de la littérature, autrement dit, qu’il y ait du récit ? Si la question n’apparaît jamais sous la forme brute que nous lui donnons ici, il semble pourtant qu’elle traverse tout l’essai de R. Smadja, qui, dans une toute autre perspective que N. Frye, tente de rendre compte, anthropologiquement, plus encore qu’ontologiquement (tout en restant critique et théoricien), de la littérature (p. 73).

10S’esquisse ainsi une philosophie du récit où celui-ci est envisagé comme une « construction » (p. 134-135) qui permet de représenter la vie (125). Conscient de l’énormité du terme, l’auteur va régulièrement le décliner en termes d’« événement » et d’« expérience », de « conscience » et de « connaissance » (p. 236 sq.). Car le récit, la littérature enseignent, portent une « connaissance spécifique » (p. 237, 240), qui pourrait venir enrichir la philosophie (234). La question pourrait ne plus être exactement celle d’une philosophie de la littérature, mais plutôt celle de ce que la littérature apporte à la philosophie, et plus largement aux sciences humaines : quel savoir spécifique de l’humain ?

11La littérature (ou peut-être devrait-on dire le récit) apparaît au fil des pages de cet essai comme une forme d’objet intermédiaire, médian, entre une connaissance pure (philosophique) et une connaissance subjective, individuelle et purement sensorielle (p. 242 sq.). Autrement dit, la littérature serait la forme sensible et artistique d’une connaissance supérieure de la vie et de l’expérience humaines : confrontée, voire même apparentée aux sciences humaines (269), elle s’en distingue par son style propre, qui en fait, non pas une science, mais un art. On comprend mieux alors, une fois cette thèse explicitée, pourquoi l’essai se termine nécessairement par une considération sur le Beau littéraire.

12Et l’on comprend mieux le sens de la forme que prend cet essai : derrière sa forme apparemment entrecoupée et souvent largement dédiée à d’autres pensées qu’à la sienne, il s’agit bel et bien de donner lieu à une pensée du moyen terme : si la littérature (ou le récit) est ce moyen-terme entre l’expérience individuelle ou collective et sa compréhension globale par la philosophie ou les sciences humaines, l’introduction à une philosophie de la littérature telle que la pense Robert Smadja est également le lieu d’établir un pont, entre métaphysique et « scientificité », celle supposée de la philosophie analytique, et des sciences cognitives, voire même neuro-biologiques, pour tenter de penser la littérature autant depuis les classiques que depuis notre temps et son mode de pensée propre. Mais c’est finalement surtout à la psychanalyse et à la sociologie (cf. son précédent essai Famille et littérature) que R. Smadja emprunte les modèles interprétatifs selon lui les plus à mêmes de lire le monde et de lire la littérature comme forme de connaissance de soi, autant que comme forme de connaissance du monde (ch. IV). Si, comme le pense Searle, le récit de fiction est « prolongement de notre connaissance » (79), il est peut-être même une forme spécifique de connaissance, que la méthode psychanalytique ou sociologique nous permettrait d’approcher. Bref, la philosophie de la littérature telle que l’envisage cette Introduction consiste à naviguer à vue, sans jamais s’éloigner de ces deux rives, celles où « conçue trop étroitement, elle manque tout enracinement dans la psyché humaine et la culture ; conçue trop largement, elle en vient à se dissoudre dans une théorie du symbolisme ou de la culture dont elle n’est plus qu’une petite province » (124). Il s’agit bien toujours de définir une voie médiane, qui serait celle de la littérature. Une voie, puisque comme ne cesse de le répéter R. Smadja, « c’est le chemin qui est le but », et que la métaphore du voyage accompagnera jusqu’à sa fin ce bel essai, qui pose sans doute plus de questions qu’il n’en résout, mais qui permet au critique et au théoricien de la littérature de replacer ses problématiques dans un espace de réflexion plus vaste, généreux et stimulant.