Le sfumato, le flou de l'époque Baroque à travers le regard multidimensionnel de Benito Pelegrín
1Avec cet ouvrage Benito Pelegrín donne une vue circulaire de “cette large et centrale époque baroque, avec son aurore glacée du Maniérisme et le crépuscule rose et mousseux du Rococo, du dernier tiers du XVIe siècle au milieu du XVIIIe, entre Classicisme renaissant et Néo-classicisme prérévolutionnaire”.
2L'auteur ouvre son champ d'analyse à la géographie, à l'histoire, à la culture européennees et montre que cette Europe “déchirée religieusement et politiquement” est “unifiée par la culture et la conscience d'accéder à un ordre nouveau du monde par les Découvertes”. Il y a un fil rouge dans tout le texte : le temps et sa ligne sans arrêt. Du moment de sa naissance au présent, le Baroque n'est pas vu comme un phénomène isolé mais s'insère dans une continuité temporelle. D'ailleurs on fait des divisions, on donne des étiquettes pour des raisons scolaires mais en réalité chaque phénomène culturel fait partie d'une chaîne qui est liée au passé et au futur. “Tout se tient” aurait dit mon professeur de philologie.
3L'unité du texte est construite sur deux grandes idées abstraites : le temps et l'incertitude. L'ouvrage se décompose en deux grandes parties : Temps de l'incertitude et Incertitude du temps. La première est historique : les guerres de religion, la Contre-Réforme ou la résistance de l'Église au progrès ; les conquêtes scientifiques et les doutes face à un monde qu'on ne cesse pas de découvrir, d'explorer. La seconde partie, à travers l'ambivalence du personnage de Don Juan, est centrée sur le temps physique de la personne : l'homme face à la certitude d'une fin et l'incertitude de sa durée de vie.
4 Cette première partie est composée de huit chapitres: I) Le temps ; II) L'espace ; III) L'espace mental (1) : l'univers infini de l' âme ; IV) L'espace mental (2) : les terres inconnues de la conscience ; V) L'espace mental (3) : les terres inconnues de l'imagination ; VI) Espace et temps du Je-ne-sais-quoi ; VII) L'empire des passions ; VIII) Le règne de l'illusion.
5Le temps est celui des incertitudes politiques, religieuses, culturelles. Tout est mis en doute. On commence avec la religion. Après la Réforme on peut affirmer que l'“unité religieuse [est ] perdue à jamais”. La Contre-Réforme tente de donner un ordre à une Europe qui désormais est divisée. Charles Quint, en 1530, lorsqu'il se fait couronner Empereur à Bologne, avait rêvé de joindre la couronne temporelle à la couronne spirituelle. Son rêve ne se réalise pas. On assiste à des guerres de religion qui déchirent l'Europe. En France, on massacre les protestants et en Angleterre les catholiques. L'Italie est morcelée en petits états rivaux et reste simplement un musée en plein air. Mais c'est en Italie que la réflexion politique joue un grand rôle. Le Prince de Machiavel est publié en 1532 et à partir de ce texte beaucoup d'autres paraîtront. On sépare le moral du politique et Jean Bodin avec ses six livres de La République (1576) choque le public de l'époque. Les intellectuels justifient l'absolutisme, le légitiment et ils trouvent des sources religieuses pour accepter la soumission au tyran.
6L'espace à l'époque baroque est celui des mondes nouveaux, celui des limites indéfinies. “La Renaissance découvre, le Baroque explore”. Du géocentrisme on passe à l'héliocentrisme. La physique se mélange à la métaphysique, l'astronomie à l'astrologie : Louis XIV est le Roi-Soleil, l'astre qui donnera un ordre nouvel à l'Univers. Et l'Univers est composé de mondes infinis selon Giordano Bruno. À cause de cette idée hérétique, ce philosophe sera brûlé sur un bûcher inquisitorial au centre de Rome. Les penseurs s'interrogent sur l'infiniment petit et l'infiniment grand : le ciel et la terre sont au centre de leurs pensées. Un tableau de Vermeer, Le Géographe et L'Astronome, illustre bien l'occupation et préoccupation de beaucoup de savants de l'époque. Il y a “cette vertigineuse irruption de l'infini qui ébranle les certitudes” et que l'on retrouve dans le roman de Comenius Le labyrinthe du monde, dans les Emblèmes politiques de Saavedra Fajardo, et même dans le Cannocchiale aristotelico (1653) de Tesauro. L'homme existe dans l'incertitude de son être, il est en suspension. Montaigne déclare “toute humaine nature est toujours au milieu, entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine débile opinion”. L'incertitude, ou la conscience de ne pas pouvoir aboutir à la perfection, même dans l'écriture, est bien exprimée, entre autres, dans la “Note au lecteur” du dernier tome du Criticón de Gracián. Celui-ci dit rêver “d'un roman si court qu'on le saurait par coeur, et si long qu'on ne cesserait jamais de le lire”. Idée de la littérature qui arrivera jusqu'à nos jours avec le labyrinthe de Jorge Luis Borges.
7L'âme est un univers infini, un territoire inconnu que les mystiques sondent. Thérèse d'Avila dans ses Morads utilise des “figures de l'esprit” pour mettre en mots le silence de l'âme. Ignace de Loyola fait une “recréation mentale, à partir d'images ou de lectures, des lieux saints précis où vécurent le Christ, sa mère et les saints, pour tenter même d'en respirer et sentir, d'en goûter les parfums, odeurs et saveurs : faire vivre le lieu en le nommant, par la parole”. Jean de la Croix, un siècle plus tard, imagine des échelons pour atteindre la paix et la contemplation du monde intérieur. L'homme est égal au néant dans la pensée de Pascal.
8 Pour explorer les terres inconnues de la conscience, ou la conscience face à Dieu, on retrouve face à face deux grands groupes religieux: les jésuites et les jansénistes. Le libre arbitre contre la prédestination. D'un côté le “pessimisme protestant et janséniste, sceptique sur la faculté de l'homme à s'améliorer tout seul” de l'autre l'optimisme jésuite et la possibilité de l'homme de se parfaire lui-même. Une querelle qui durera longtemps et que Molière mettra en ridicule dans son Tartuffe.
9Les terres inconnues de l'imagination sont décrites dans les romans utopiques qui ont leur modèle dans l'Utopie de Thomas More publié en 1516. Le roman utopique est un genre qui connaît un grand succès et qui possède ses lois : “lieux clos, île, souvent ; construction géométrique et emboîtée de chaque élément, rouage précis dans le mécanisme politique, social”. Ces règles sont respectées dans la Città del Sole (rédigée en prison entre 1602-1626) de Tommaso Campanella, dans La Nouvelle Atlantide (1627) de Francis Bacon et dans beaucoup d'autres romans de ce genre. À côté de ces utopies mathématiques il existe aussi des utopies libertines, c'est-à-dire des romans comme La Terre Australe connue (1676) de Gabriel de Foigny où il y a une société sans règles. À côté de ces mondes imaginaires il y a les salons galants, réels ceux-ci, où des gentilshommes et des dames s'amusent à expliquer les mouvements du coeur. Pour en donner une explication ils utilisent des procédés allégoriques. Madeleine de Scudéry dans sa Clélie (1654-1669) crée une “carte du pays et des lieux d'Amour, de ses chemins sentimentaux et traverses diverses”. Ce roman est une source d'inspiration pour beaucoup d'écrivains. Sur sa lignée, on a la Carte du Royaume de Coquetterie de l'abbé d'Aubignac ou la Carte du Royaume d'Amour (1659) de Tristan l'Hermite. Toute cette mode des cartographies tendres et délicates sera tournée en ridicule à la fin du XVIIe siècle par des écrivains comme Bussy-Rabutin qui, en 1668, écrira la Carte du Pays de Braquerie. Toute cette production littéraire veut nommer les territoires inconnus de l'imagination. Quelle place reste-t-il alors pour le moi ?
10 L'époque Baroque est celle du Je-ne-sais-quoi. Pascal se demande “Qu'est-ce que le moi?” et Andrenio dans le Criticón de Gracián s'interroge et dit ne pas se connaître. L'homme a trop de limites et Racine “traduit baroquement l'insuffisance de la raison humaine : 'Ainsi l'homme ici-bas n'a que des clartés sombres'”. Juana Inés de la Cruz décrit dans ses poèmes son désordre intérieur ainsi que la religieuse portugaise de Guilleragues. Celle-ci écrit: “Je ne sais ni ce que je suis, ni ce que je fais, ni ce que je désire. Je suis déchirée par mille mouvements contraires”. De l'Europe à l'Amérique on exprime les contradictions du moi. De l'Orlando Furioso d'Ariosto au Don Quichotte en passant par le Tasse, le XVIIe siècle souligne la perte d'identité de l'individu et le sentiment tragique de l'être humain fragmenté. Pour faire face à cette perte de références beaucoup d'esprits choisissent le retrait du monde et s'abandonnent à une foi aveugle. Saint Jean de la Croix en est un exemple. Et c'est ce Saint qui affirme le Je-ne-sais-quoi “paradoxale affirmation d'un sujet, je, confirmé comme volonté de savoir dire rêveusement, nébuleusement, ce qu'il sait ne pas savoir dire en certitude”. Ce Je-ne-sais-quoi devient un cliché aussi dans le genre théâtral. On le retrouve dans L'Incoronazione di Poppea de Monteverdi, dans Le Mariage de Figaro et chez beaucoup d'autres compositeurs baroques pour exprimer les affects, les passions qu'on ne peut pas nommer ou expliquer avec la raison.
11 Mais c'est avec la raison que l'on veut expliquer l'empire des passions. Il n'y a pas une nette distinction entre la raison et la passion. Pelegrín affirme que “la raison n'est qu'une passion”. La physionomie, qui connaît un grand succès à l'époque Baroque, est une étude rationnelle des passions de l'homme. Savonarole avait écrit un Speculum physionomie en 1450 et Gerolamo Cardano écrit vers 1560 une Metoscopia. Dans ce texte fascinant il applique l'astrologie à l'homme et il établit une carte des signes en étudiant, par exemple, les grains de beauté “comme des astres ou des constellations qui permettent de formuler un diagnostic psychique ou vital”. En Italie, Giambattista Della Porta publie Della Fisionomia dell'Uomo, en 1586, traité qui devient très populaire. Della Porta montre les analogies qui existent entre les hommes et les animaux, les correspondances entre les choses et les êtres et il insère dans son texte des illustrations. Cette passion pour l'explication du caractère de l'homme conduira au texte de Lavater L'Art de connaître les hommes par la physionomie publié à l'époque des Lumières ; et au livre retentissant de Cesare Lombroso L'Uomo delinquente paru en 1876. Ce qu'il faut retenir de la somatisation des passions est que celles-ci peuvent être dissimulées. Et comme l'individu a cette capacité de dissimulation ainsi l'art peut donner l'illusion des choses. “Nous en arrivons à une sorte de grammaire visuelle de la passion dans les arts représentatifs, sculpture, peinture : le corps devient un code, une rhétorique avec ses figures (ses visages, ses faces : en surface), avec sa gestuelle, ses couleurs au sens rhétorique et pictural. [...] Le Baroque peint ce qui meut, émeut, l'émotion, le mouvement”. Et le mouvement est aussi celui de la voix et de la musique. Le comte Giovanni de Bardi propose “une typologie humaine des tessitures vocales” et trouve, par exemple, que dans la voix grave résident le lent et le somnolent. À la fin du XVIe siècle naît le melodramma qui sera capable d'émouvoir les esprits. L'Italie est la patrie de l'opera et Monteverdi avec son Orfeo illustre parfaitement l'art de persuader le public. Lope de Vega, en 1609, présente un Art nouveau pour faire du théâtre pour notre temps, dans lequel il théorise “un répertoire de figures rhétoriques propres à exprimer des affects, des passions transposables à la scène”. Et à côté des figures rhétoriques on a aussi tout un répertoire d'effets somatiques stéréotypés qui traduisent sur scène les différentes passions et qui survivront jusqu'à nos jours.
12 Le théâtre n'est qu'une illusion et la vie elle-même est une illusion. Dans La Vie est un songe Caldéron exprime de manière exemplaire la confusion entre rêve et vie, réalité et fiction. Paradoxe de l'humanité toute entière qui, pour échapper à sa propre vie, fait de l'existence une oeuvre d'art : Gracián affirme que l'art a été le premier emploi de l'homme au paradis. Les oeuvres théâtrales deviennent le genre de l'illusion par excellence. Et on peut citer L'Illusion comique (1635-1636) de Corneille pour comprendre comment les écrivains aiment jouer avec l'illusion de la scène. La scène constitue l'endroit où des machines toujours plus perfectionnées et des effets spéciaux impressionnent les spectateurs. Des ingénieurs italiens travaillent en France et surprennent le public: “Gaspare Vigarini construit une salle spéciale et spacieuse, entre Louvre et Tuileries, de sept mille places [...] Le 'sorcier' Giacomo Torelli, ingénieur de l'Arsenal de Venise, célébré dans toute l'Europe pour ses ingénieuses machines, en fabrique de gigantesques qui font l'effroi et l'admiration des Parisiens.” Même les identités sexuelles sont confondues : on retrouve les fameux castrés qui jouent le rôle de jeunes femmes. Mais le grand joueur de l'illusion est le personnage de Don Juan. Celui-ci fait basculer toutes les certitudes avec son jeu amoureux, avec sa capacité de séduire et de créer une illusion d'amour. On est à l'aube de la modernité et à l'aube de l'incertitude de l'homme face à son destin..
13La deuxième partie du livre de Pelegrín est composée de neuf chapitres qui illustrent la modernité et la nouveauté du Baroque. Le premier est centré sur le temps mesuré par l'homme et le temps compté pour lui. D'un côté il y a l'éternité et de l' autre côté il y a les limites de la vie humaine. Don Juan serait “le pêcheur qui a choisi l'instant contre l'éternité” selon Micheline Sauvage. Par contre Benito Pelegrín affirme que Don Juan ne renonce pas à l'éternité, il “ne renonce à rien, il veut tout, toutes, il veut l'un et l'autre, il veut jouir du moment et se ménager, à son gré, une pieuse et sûre retraite”. Ce personnage croit à des accomodements avec le ciel mais en termes moraux la réponse n'est pas si simple. Si Don Juan peut se sauver c'est simplement parce qu'il y a une idée de prédestination d'origine augustinienne qui affirme que tout est joué d'avance et que les actes humains ne changent rien à la damnation ou au salut.
14Le second chapitre montre la nouveauté de l'époque Baroque. C'est l'époque de la célèbre Querelle des Anciens et des Modernes qui voit l'opposition des partisans des dogmes contre les esprits ouverts aux nouveautés. Ceux qui “préféraient les rassurantes recettes artistiques éprouvées aux éprouvantes incertitudes de l'innovation” comme La Fontaine, Boileau, Bossuet, Racine, La Bruyère. Et les Modernes comme Perrault et Fontenelle qui, en 1668, publie une Digression sur les Anciens et les Modernes et attaque la “superstition” de l'Antiquité.
15Dans le troisième chapitre, Nouveau, moderne: Manifestes de la nouveauté, Benito Pelegrín revient au début du XVIIe siècle en Italie. A cette époque-là se manifeste un grand désir de nouveauté dans “de vrais manifestes modernes” comme le Dialogue de la musique ancienne et moderne (1581) de Vincenzo Galilei ou le Discours sur la musique de son temps (1628) de Vincenzo Giustiniani et le traité de Pietro Della Valle “au titre révélateur: Musique de notre temps qui n'est en rien inférieure, et même supérieure à celle du temps passé (1640)”. En littérature le Don Quichotte “ouvre un chapitre de l'histoire du roman: la modernité”. La modernité se révèle aussi dans la construction des théâtres. En Angleterre Cuthbert Burbage construit le théâtre “en forme symbolique de cercle” pour la gloire de Shakespeare, anti-aristotélicien par excellence. La science connaît une vraie révolution avec Galilée, Kepler, Bacon. Le Père Garasse attaque tous ces nouveaux savants, tous ces libertins dans sa Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps publiée en 1623. Parmi les chantres de la nouveauté il y a le jésuite Baltasar Gracián. Celui-ci affirme un idéal d'Honnête Homme capable de s'adapter à toutes les nouveautés, un “Homme dans son siècle”.
16Le quatrième chapitre est centré sur la mode. On observe plusieurs définitions de la mode à l'époque Baroque. Furetière dans son Dictionnaire dit qu'il s'agit des “manières de s'habiller suivant l'usage reçu de la Cour”. Au théâtre beaucoup de pièces mettent en scène cette idée d'être à la mode: La Coiffeuse à la mode, le Mariage à la mode, L'Épouse à la mode, La Veuve à la mode, Le Philosophe à la mode. Une parodie de toutes ces manières se retrouve dans les deux pièces de Molière : Les Précieuses ridicules et l'École des maris.
17Du culte du nouveau à la culture du temps est le titre du cinquième chapitre qui traite des découvertes du XVIIe siècle. Parmi celles-ci, l'auteur parle du miroir et de “la mise au point en 1658 de la première horloge à pendule, à une seule aiguille” par Huygens. C'est la naissance d'une nouvelle temporalité : le temps cadencé et lent du quotidien.
18L'idée du temps va avec celle de l'âge et Benito Pelegrín étudie cette problématique dans le sixième chapitre : La longue saison des crépuscules. Le Baroque est l'époque où la limite de la jeunesse masculine est fixée à quarante ans et celle de la femme à vingt-cinq ans. L'auteur rappelle un dialogue concernant l'âge dans “le plus long roman de la littérature française”, Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653) de Madeleine de Scudéry. Dans ce roman la jeune Amathilde s'adresse à la vieille et sage Glacidie et dit vouloir mourir à vingt ans plutôt que vieillir. Chez Théophile de Viau on trouve des images très fortes de la femme vieille assimilée aux sorcières et à la mort: “Seiche pièce de bois, triste ordonnance d'os, / Ventre maigre et fleury, vieil ratelier du dos, / Portrait vif de la mort, portrait mort de la vie.” Toutefois il y a des femmes qui séduisent grâce à la beauté de leur âge. Un exemple pour tous: Diane de Poitiers qui à 39 ans devient la maîtresse du roi Henri II. Enfin des vers de Mainard adressés à La Belle Vieille montrent qu'il y a une stricte minorité qui considère la vieillesse un second printemps: “Regarde sans frayeur la fin de toutes choses, / Consulte ton miroir avec des yeux contents. / On ne voit point tomber ni tes lis ni tes roses, / Et l'hiver de ta vie est ton second printemps.”.
19Le septième chapitre, L'ère des pères, est centré sur le contraste entre les pères autoritaires et les filles opprimées. Pelegrín examine ce conflit en donnant des exemples tirés de la vie réelle et du théâtre. Le XVIIe siècle se révèle un siècle cruel pour les vieils hommes et les vieilles femmes et cruel aussi pour les jeunes filles. Celles-ci pour échapper aux volontés autoritaires des pères, qui souvent veulent les marier à des setuagénaires, choisissent le couvent ou s'échappent. Parmi beaucoup d'exemples il y a celui d'Hortense Mancini qui, mariée à quinze ans à un vieil homme, s'enfuit en Italie. Au théâtre, la figure de Don juan est emblématique par rapport au conflit pères-filles. Il est le héros qui libère les filles de leur état de soumission et qui défie Dieu, les pères, les maris au nom de la liberté. Ce personnage va contre toutes les autorités et le XVIIe siècle avait besoin d'un personnage rebelle. Il ne faut pas oublier que ce siècle est marqué par l'autorité absolue. C'est “le siècle de Louis XIV”, selon la célèbre définition de Voltaire, et c'est aussi l'époque du pape Urbain VIII. Ces deux hommes vivent très vieux comme Richard Cromwell ou le roi de Pologne. Le XVIIe siècle exalte la jeunesse mais connaît aussi la longévité de quelques individus qui jouent un rôle politique très important: une vraie gérontocratie.
20Combat de coqs, soleil couchant est le titre du huitième chapitre qui s'ouvre avec un paragraphe sur les figures de vieux monarques qui pour continuer tranqullement leur existence font payer “en vie à l'héritier pressé”. Cyrano de Bergerac dans ses États et Empire de la Lune (1655) attaque le respect pour les vieillards au nom de la jeunesse. Il touche là un conflit archétypal que Corneille met en scène dans Le Cid (1637). C'est le conflit entre Don Diègue, père de Rodrigue, et le plus jeune père de Chimène, Don Gomes. Rodrigue, jeune coq, tue son beau-père. Il s'agit d'une actualisation du complexe d'Oedipe que le théâtre baroque impose sur scène et que Didier Souiller a étudié dans son livre La littérature baroque en Europe. La rivalité amoueruse entre père et fils on la retrouve aussi dans le Dom Carlos (1672) de l'abbé de Saint-Réal qui raconte l'histoire des amours malheureuses entre Philippe II, fils de Charles Quint, et Élisabeth de France, fille d'Henri II. Histoire mélangée à la légende qui a inspiré entre autres: Filippo (1783) de Vittorio Alfieri ; Don Carlos (1787) de Friedrich Schiller et Don Carlos (1867) de Giuseppe Verdi. Un autre texte qui illustre le conflit père fils est Le Roi Lear (1605) de Shakespeare où il y a un “vieux roi déchu, devenu fou, réduit à errer dans la lande” et qui vit la vieillesse comme une “débâcle”.
21B. Pelegrín dans son dernier chapitre, L'Âge des barbons, traite de ces vieillards qui se définissent moins par la barbe que par leur plus grande faiblesse: “ils sont amoureux d'une jeunesse”. Molière a donné des portraits inoubliables de ces barbons. Dans L'École des maris (1661), il met en scène les idées différentes de deux frères qui discutent sur la manière de séduire les femmes ; dans L'École des femmes, Arnolphe, le vieux barbon, a une passion pour une jeune fille. Le XVIIe siècle essaie de découper les âges de l'homme pour en définir les traits caractéristiques. Furetière, dans son Dictionnaire, donne une définition de chaque âge: “L'âge d'innocence, l'âge tendre, c'est jusqu'à sept ans. L'âge de raison, l'âge de puberté, c'est l'âge nubile au dessus de quatorze ans. La fleur de l'âge, c'est la jeunesse jusqu'à 30 ans. La force de l'âge, l'âge meur, l'âge viril jusques à 50 ans [...] L'âge décrépit, c'est au dessus de 75 ans. Entre deux âges, c'est à 30 Ans”. Corneille décrit avec les mots suivants son état de vieil homme qui, tout en aimant, doit accepter la victoire de ses jeunes rivaux : “Quel supplice d'aimer un objet adorable / Et de tant de rivaux se voir le moins aimable!”. Et dans ses Stances à Marquise il parle de son dépit amoureux en rappelant à la jeune femme l'inéluctable loi naturelle : “Le temps aux plus belles choses / Se plaît à faire un affront, / Et saura faner vos roses / Comme il a ridé mon front”. Peut être la seule certitude humaine: reconnaître qu'avec le temps tout s'en va et que même la beauté la plus resplendissante devient fanée.
22 Livre riche de références certainement, D'un temps d'incertitude est un texte qui invite le lecteur à un grand voyage à travers le temps. Son auteur ne se limite pas simplement à analyser l'époque baroque mais ouvre sa perspective vers la modernité et vers le passé, un “survol interrogatif de trois siècles” et un rapprochement avec le présent “tout en admettant que le passé ne peut être la règle pour l'avenir ni l'expérience du présent”. Comme tous les livres qui explorent le passé et le présent, avec une perspective très vaste, celui-ci laisse un vide. Remplir ce vide coïncide avec une volonté de recherche et d'approfondissement de la part du lecteur. Il y a mille et un renvois à des personnages, des textes et des auteurs inconnus ou peu connus sur lesquels on voudrait en savoir plus. On ferme ce livre pour l'ouvrir plusieurs fois et pour en ouvrir beaucoup d'autres : cela est une réussite, une invitation à la lecture.
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24De l'ouverture d'idées, à la richesse d'information jusqu'au style attrayant de Benito Pelegrín, on peut énumérer plusieurs qualités de ce livre. Parmi celles-ci, j'insère aussi l'index des noms cités. Tout chercheur y peut puiser des renseignements sans feuilleter le livre da capo a fondo. On connaît la passion des chercheurs pour l'accumulation de livres et de références et ce livre se prête parfaitement à la lecture-référence des chercheurs spécialistes et à la lecture-plaisir des amateurs de livres. On peut bien sûr renverser les deux lectures et les deux catégories de lecteurs.