Brève histoire du (mauvais) sommeil
1En préambule, l’image du film de Jacques Tourneur, Vaudou, dans laquelle deux femmes (une blonde, une brune) semblent nuitamment chercher au milieu d’un champ un chemin ouvert par le halo d’une lampe électrique entre deux haies de roseaux ou de cannes à sucre, comme de grandes épines entrecroisées, regardent chacune du côté opposé, poursuivies par la même épouvante. Le lecteur de ces Variations nocturnes se verra proposer plusieurs pistes entrelacées sur les routes ténébreuses de la pensée et de la mémoire, de l’intime et du collectif, qui se rencontrent dans la question du sommeil empêché. L’ouvrage publié dans la collection « Matière étrangère » chez Vrin touche ainsi à la philosophie par des voies vagabondes, la philosophie comme une quête, une interrogation du réel autant qu’une connaissance de soi. Que peut-on comprendre d’autre ou autrement, durant les nuits de veille ? Que tirer de ce déplacement, qu’ordonner de ce désordre, cette inversion des yeux ouverts sur l’opacité, laissant entrevoir quelle parcelle de quel infini ?
2Cet essai se présente comme une rhapsodie de brefs textes commentant telle réflexion philosophique (Kant, Novalis, Sartre, Blanchot), poétique (Lautréamont, Baudelaire, Nerval, Novalis toujours), tel passage romanesque (Balzac, Maupassant, Gautier, Nodier, Dumas, Barbey d’Aurevilly) ou telle scène cinématographique (Murnau, Hitchcock, Kubrick, Ridley Scott, David Lynch) et encore tel tableau (Füssli, Friedrich), sans oublier l’histoire du sommeil, naturel (Nodier, Proust) ou artificiel (Puységur), et celle des rêves (Freud, Bachelard) — la liste n’est pas close. Toutefois, rien d’exhaustif, ces Variations nocturnes revendiquent la vertu suggestive du fragmentaire et ses fulgurances, comme autant d’éclats d’une théorie en devenir, s’harmonisant en arabesques subtiles avec d’autres éclats, ceux du souvenir.
3On sera sensible à l’aspect symphonique de cet opus, qui n’est en rien un essai théorique lourdement argumenté, bien plutôt un écheveau de fils tirés inventant une toile arachnéenne, dans le labyrinthe hypnotique de l’imaginaire et de la raison, cherchant à retisser les bâillements de la pensée et recoudre les déchirures de l’existence. Le Moi est le centre rationnel et émotionnel, la vie est l’axe qui rassemble ces bribes éparses, et le livre, miroir des visages d’un vivant parmi les vivants, dont l'intuition intellectuelle, faculté mystérieuse, est emblématisée par la nuit, le nocturne. Au long des évocations, d’œuvres littéraires, de toiles et de films, au gré des réflexions et des rêveries qui se proposent comme autant d’échos indirects des nôtres, se dessine un portrait diffracté en plusieurs morceaux, qui ne coïncident pas tout à fait, entre fiction et authenticité. Les confidences voilées de ce cheminement intérieur constituent autant de jalons ou de points lumineux de cette traversée dangereuse, en une anamnèse jusqu’au profond du funèbre. Le lecteur garde la liberté de suivre les pas du scripteur dromomane lorsqu’il arpente les rues de Paris ou de New York, en fuite ou à la recherche d’une femme aimée, comme il peut préférer s’égarer dans l’obscurité de son propre « espace du dedans » à partir des observations esthétiques.
4C’est en effet un livre sur la nuit au prisme de l’art, et sur ce que la nuit produit en nous d’interrogations essentielles, un livre personnel comme par intermittences, où la voix reste constante mais légère, quoique souvent grave, dans la méditation ou l’enquête spéculative, Les pages consacrées au cinéma, à la littérature ou la peinture, à la fabrique de l’image, viennent enrichir, en s’y superposant, parfois s’y substituant, les questions philosophiques : qu’est-ce qui se donne à entendre du réel pour le noctambule, ce guetteur en posture d’éveil ? Qu’est-ce qui se rêve en lui ? Que permettent de voir ou de réfléchir, dans l’interstice de la veille et du sommeil, dans le battement de paupières, ouvertes ou closes, les images de cauchemars ou de songes, diastoles et systoles — dysphorie d’Aurélia, merveille de Peter Ibbetson —, quelle parcelle de vérité ? Et il s’agit plutôt d’explorer le « mauvais sommeil », qui « nous sollicite plus entièrement que le “bon”, puisqu’il ne nous extrait pas du monde, mais nous incite à le repenser et à le revoir » (selon Blanchot, les mauvais dormeurs « rendent la nuit présente »), au rebours de ce que les marchands de bonheur voudraient accréditer quant aux bienfaits médicaux ou mystiques du sommeil prétendument « réparateur ». L’insomniaque refuse cette « acceptation consensuelle du monde » pour l’ausculter sans relâche, lui-même tour à tour zombie ou somnambule, pupilles dilatées, yeux révulsés, « collusion de plans antithétiques, de la nuit et du jour, de la mort et de la vie ». Les grands penseurs ont souhaité quelquefois ne plus dormir, dans le sentiment aigu d’une perte, non de temps ou d’activité, mais de connaissance et de possibilité de saisir ou de voler un peu plus de lumière en cette épreuve de la vie passée au noir. L’hallucination, le somnambulisme, seraient alors plutôt une chance. Les pages liminaires (Kant trouvant une autre façon de compter les moutons), ironiques et sérieuses, donnent le ton, rêvant à une Critique de la raison somnambule, entre Witz et inquiétude, jusqu’à la dernière route ombreuse hantée par la mort d’un être cher, cet absurde auquel les scintillements d’étoiles cherchent une consolation magique, remontant jusque dans l’enfance et l’adolescence, et les plus lointains désirs d’écriture — ou d’amour.
5C’est un livre à relire, à feuilleter en aval, ou à reprendre à rebours, en écoutant monter en nous les prolongements vertigineux de la nuit. Il interpelle une trouble aspiration faustienne de maîtrise : voir au-delà, pénétrer sous les paupières, y découvrir le secret métaphysique ou le néant. Il rappelle que la philosophie, si elle induit toujours une rigueur, voire une aridité purement abstraite, enseigne d'abord à vivre, en visitant les moments intermédiaires, ces zones frontières, entre deux mondes, qui signifient être là, dans l’existence, bien qu’en retrait. Ces Variations nocturnes s’inscrivent dans un impensé, un suspens (diraient Gracq ou Hitchcock) où peuvent éclore, en ses éclairs, une lucidité nouvelle. On se rappelle la belle formule du poète des Feuillets d’Hypnos et de La Nuit talismanique, « Dans la Nuit, se tiennent nos apprentissages » : voici une sorte de Bildungsroman philosophique, original et poétique, idéalement romantique.