La poétique de Barbey d’Aurevilly : une esthétique de l’illusion
1Comment fonctionne l’écriture de Barbey d’Aurevilly ? A quels enjeux répond sa poétique ? C’est à ces questions centrales pour comprendre l’auteur d’Une Vieille maîtresse comme des Diaboliques que s’attache Alice de Georges-Métral dans un ouvrage – issu de sa thèse de doctorat – qui forme une contribution majeure pour la critique aurevillienne : si, jusqu’à présent, cet aspect de l’œuvre avait suscité bien des analyses, toutes, même les plus stimulantes, restaient ponctuelles. Il manquait donc un travail qui étudie de manière systématique les procédés de l’écriture pour élucider leurs effets et dégager leur sens ; c’est ce qu’a réussi Alice de Georges-Métral dont le texte éclaire ce qu’il convient de nommer, au sens de M. Bathkine, l’esthétique aurevillienne.
2La clef de voûte de cette esthétique, comme l’indique d’emblée le titre du livre, n’est autre que la présence, en tous lieux et sous toutes les formes, de l’illusion. C’est par elle que l’écriture parvient à exprimer une nécessité impérieuse pour Barbey, laquelle consiste moins à résoudre les doutes et les crises qui informent sa création qu’à faire précisément de ceux-ci le fondement de son art.
3L’introduction de l’ouvrage, en situant Barbey et son époque, s’attache à élucider comment l’écriture cherche à résoudre la question de sa propre existence dans le cadre d’une crise aiguë de la représentation par la littérature. Il s’agit de prendre la mesure des paradoxes aurevilliens pour faire émerger ce qui en fonde la cohérence profonde : « l’œuvre aurevillienne doit reconfigurer le monde contemporain selon l’impression de désaffection et de non-sens qu’il procure au romancier » (p. 15). Voilà une assertion qui se montre décisive pour le lecteur de Barbey et dont notre critique va explorer toute la pertinence dans le domaine de la poétique. Elle montre en effet à quel point l’œuvre se structure en fonction du double problème de la vacuité du monde et de son inintelligibilité, problèmes qu’il ne s’agit jamais de nier pour Barbey dont l’écriture s’attache au contraire à en faire son pivot : « le système global » des textes aurevilliens repose sur « la construction d’une illusion » (p. 17). C’est par la représentation du « leurre » et du « cercle autour du vide » (p. 17), ces trompe-l’œil dont tous les niveaux de la fiction sont empreints, que Barbey donne vie aux enjeux de l’acte créateur.
4La démonstration consiste ensuite à envisager la problématique posée selon cinq entrées autonomes et complémentaires qui forment autant de subdivisions. Les trois premières parties reposent sur une approche d’ensemble.
5Sont d’abord étudiées, à travers le contexte et les écrits non-fictionnels, les motivations de la création qui, loin d’aller sans paradoxes (il s’agit en particulier de révéler un Barbey intimement hanté par le néant de toutes choses), font au contraire de ceux-ci le principe même du désir d’écrire, l’œuvre traitant « bien plus ce qui n’advient pas que ce qui advient » (p. 59).
6Puis l’auteur aborde le traitement aurevillien de thématiques romanesques dont l’observation précise permet de révéler qu’il est surtout question pour Barbey de jouer des valeurs et des codes de lecture en procédant à des renversements dont la radicalité crée, significativement, une impression d’inanité : la « déstabilisation » (p. 119) s’avère le maître-mot des récits.
7On retrouve enfin au niveau des repères génériques et des schèmes narratifs une même remise en question ontologique. Toute l’écriture ne reprend à son compte les usages littéraires que pour mieux les évider de leurs vertus conventionnelles et, ainsi, exhiber leur impuissance. « Son objet se dérobant au fur et à mesure de son approche, l’écriture aurevillienne devient un mirage » (p. 194).
8Les deux dernières séquences proposent quant à elles des micro-analyses. La description, qui fait l’objet de la quatrième partie, trouve dans son analogie avec la figure de l’asymptote l’élucidation de son fonctionnement puisqu’elle permet « la représentation d’un référent tout en refusant sa pleine constitution » (p. 199) ; ainsi la singularité des portraits s’explique-t-elle par « la force séductrice du vide » (p. 246) et celle des paysages par la « destruction » (p. 278) qu’ils représentent.
9La dernière partie est consacrée à une approche strictement stylistique de l’œuvre qui, par l’analyse d’images délibérément troublantes et d’une syntaxe finalement instable, convainc, là encore, que « la finalité […] n’est pas d’atteindre l’objet mais de le laisser s’évader » (p. 290). C’est d’ailleurs à son propos que l’on peut formuler l’une des rares réserves que suscite cet ouvrage, non en raison d’un différentiel qualitatif mais parce que, à ce moment-là, il semble que l’écheveau du sens ait déjà été dévidé et qu’il n’y ait plus de réelles découvertes à faire partager, l’essentiel revenant à étudier dans les détails de l’œuvre la prégnance de l’ensemble.
10Il faut donc, pour conclure, saluer l’efficacité d’une démonstration intellectuelle capable de se saisir des faux-semblants et autres esquives aurevilliennes en donnant sa pleine mesure à tout ce que l’œuvre a de précisément insaisissable. Ainsi, on l’aura compris, cet essai fait un sort aux ambivalences de la création de Barbey : si l’auteur a eu le génie d’en faire de la fiction, Alice de Georges-Métral a le talent de nous le montrer.