L’espace et le récit aux temps classiques
1Doté d’un titre fort poétique, l’ouvrage Espaces lointains, espaces rêvés dans la fiction romanesque du Grand Siècle1 est une étude universitaire ayant pour sujet les multiples aspects de l’écriture de l’espace dans le roman français classique. Le livre s’inscrit donc pleinement dans le programme formulé par François Moreau, directeur de l’élégante collection « Imago Mundi » des Presses de l’Université Paris-Sorbonne : interroger le sens de l’espace et de l’altérité en usant de méthodes « au confluent de la littérature pure, de l’anthropologie et de l’histoire des mentalités2 ». L’argument de fond de l’ouvrage consiste en effet à mettre en évidence la double nature du roman de l’époque de Louis XIII et Louis XIV : d’un côté l’influence incontestable des nombreuses découvertes contemporaines dans le domaine de l’espace (géographie, cartographe, sciences, récits de voyage) et de l’autre la constance des a priori poétiques et rhétoriques traditionnels, de la mythologie (y compris les grands mythes de la courtoisie chevaleresque) et de l’imaginaire utopique, auxquels le roman demeure fortement attaché.
2Ce minutieux travail d’analyse fait preuve, à plus d’un égard, d’un esprit académique ; la rigueur de composition et le caractère novateur du propos sont susceptibles de susciter l’intérêt d’un lectorat varié. L’Avant-discours et l’Épilogue mis à part, l’ouvrage se compose d’un ensemble de sept études, qui sont autant de tentatives de topo-analyse3, selon les différentes régions du monde décrites dans ces fictions – à savoir l’Amérique, l’Afrique, la Turquie, la Perse, la Chine, les pays scandinaves et les Iles Fortunées.
3Exception faite de la quatrième, toutes les études ont été menées par Marie-Christine Pioffet, professeur à l’Université York de Toronto, spécialiste de la littérature française du Grand Siècle et des écritures viatiques en particulier. Le quatrième chapitre, intitulé « La Perse scudérienne, ou L’art de séduire » (ELR, p. 125-158), reprend un mémoire de maîtrise présenté en 2004, au sein du même établissement canadien, par Sara Cotelli. Les thèses développées dans les textes de Madame Pioffet ayant pour thème l’imagerie du sérail dans la littérature galante (Chapitre III), la représentation de la Chine dans le roman du Grand Siècle (Chapitre V) et la poétique de l’insularité à la même époque (Chapitre VII), avaient auparavant fait l’objet de diverses interventions (publications et participations à des colloques)4.
4Il convient enfin d’ajouter, pour compléter le relevé factuel, que le livre comporte également une riche Bibliographie (mentionnant aussi bien des sources de l’Antiquité, que des exemples d’exégèse de l’Ancien régime et des ouvrages critiques récents), un Index Nominum, un Index Locorum et plusieurs reproductions cartographiques.
5Laissant volontairement de côté une analyse linéaire de l’ouvrage, notre argumentaire sera composé de deux mouvements distincts. Nous prendrons tout d’abord appui sur la thèse principale de l’auteur, pour la dépasser dans un second temps en explicitant le caractère étonnamment moderne des romans classiques.
6D’entrée de jeu, l’auteur constate un double processus à prendre en compte dans l’évolution du roman au Grand Siècle. La vitalité considérable de la « veine romanesque » de l’époque s’accompagne en effet du remarquable intérêt manifesté par la critique littéraire à l’égard de la fiction romanesque. Toutefois, si l’on a parlé beaucoup du roman5 à l’époque de Louis XIV, ce n’est pas toujours pour en faire l’apologie. Toutes sortes de réquisitoires sont au contraire à l’ordre du jour : le caractère corrupteur et la frivolité du genre (ELR, p. 15), sa gratuité (Antoine Furetière6), son idéalisme et son invraisemblance (Nicolas Boileau7), ou encore l’exubérance de ses aventures extraordinaires (René du Chastelet des Boys8).
7Il n’est alors pas rare que les écrivains préfèrent garder l’anonymat (François Dorval-Langlois9). Les critiques favorables, moins nombreuses, concernent presque exclusivement le roman héroïque et se fondent sur la valeur didactique et le principe mimétique propres au roman (Madeleine de Scudéry10). Étant donné le conformisme du goût de l’époque, on peut à juste titre s’attendre à ce que les critiques envers la littérature romanesque soient plus sévères à mesure que celle-ci s’éloigne de la grandeur de l’épopée. Il n’en reste pas moins vrai que le genre est foisonnant et tend à se vulgariser (la réduction considérable du volume des ouvrages et l’apparition, vers la fin du siècle, de nouvelles brèves, participent peut-être de la même évolution).
8Pour ce qui concerne les thèmes abordés par les écrivains et les principes fondamentaux de l’écriture, plusieurs choses doivent être signalées. Tout d’abord, le motif viatique témoigne d’une grande vigueur dans la fiction et ce tout au long du siècle (la littérature regorge d’histoires persanes, turques, tartares, égyptiennes, etc. : ELR, p. 17). Ensuite, le récit viatique classique, dont les codes essentiels ont traversé les époques sans subir d’altération, cède devant la fictionnalité du voyage de plus en plus généralisée. Ce nouvel attrait du lointain, qui n’implique plus nécessairement un déplacement physique de l’auteur, a sans doute partie liée avec une nouvelle appréhension de l’espace générée par différents domaines du savoir : les travaux des chroniqueurs et des topographes ne cessent d’augmenter tandis que les fréquentes expéditions en outre-mer provoquent un essor de la géographie (ELR, p. 23-32).
9Il se produit par conséquent un élargissement considérable de l’écoumène romanesque. Une rapide comparaison avec les récits de l’Antiquité suffit pour s’en convaincre. Le monde avait à l’époque pour limite le bassin méditerranéen, le Moyen Orient et quelques îles issues de l’imagination. Désormais, une nouvelle imago mundi (ELR, p. 26) intègre pour la première fois les cinq océans. Or, à mesure que l’écoumène grandit, le monde devient parfois, paradoxalement, plus petit. Dépossédé de sa part de mystère, il est souvent davantage propice au rassemblement qu’à la dispersion et qu’au dépaysement absolu (ELR, p. 19).
10Ainsi, les rapports qui se nouent entre les romans, les acquis scientifiques et les récits de voyage, demeurent assez complexes. Et cette complexité se retrouve également au sein de l’espace romanesque. Les analyses de Madame Pioffet et Madame Cotelli ont dès lors pour principal avantage d’échapper à toute conclusion hâtive et linéaire, comme nous allons le montrer.
11En ce sens, les récits d’explorateurs sur l’Amérique, quoique contenant des éléments merveilleux, peuvent dans la plupart des cas se caractériser par une « velléité référentielle » (ELR, p. 42), tandis que les « vrais » romans, comme Polexandre11 de Marin Le Roy de Gomberville, restent plus allusifs à l’égard de la topographie. Autrement dit, l’espace dans le roman paraît souvent peu en phase avec les connaissances accumulées dans d’autres domaines, et cela même chez de grands écrivains à l’instar de François de Salignac de La Mothe-Fénelon12, Jean-Ogier de Gombauld13, et Madeleine14 et Georges15 de Scudéry, outre Gomberville, avec son Polexandre déjà cité.
12Les mêmes exemples montrent cependant que le récit viatique privilégie quelquefois la démesure (dans la représentation de la flore et de la faune, de la société humaine, du territoire), contrairement à une certaine retenue des romanciers. La démesure étant certes plus fréquemment liée au milieu urbain, il ne faut en déduire pour autant que le roman cherche obligatoirement à perpétuer la vieille tradition pastorale. Force est même de constater que la ville devient au fil du temps l’espace dominant des romans.
13La question de la mimesis dans le récit classique n’est d’ailleurs pas moins équivoque. Tout en diversifiant la représentation de l’« ailleurs », les écrivains ne produisent pas de romans « réalistes ». D’aucuns semblent même vouloir récuser une « tyrannie de la vraisemblance » (ELR, p. 106), ce qui est évident chez Sébastien Brémond16 et Sieur de Norsègue17. La notion de mimétisme, au premier sens du terme, recule devant une volonté d’accéder à l’altérité sociale et culturelle sans recourir systématiquement à l’exactitude référentielle d’un pont de vue topographique. L’altérité spatiale est dès lors marquée par une économie de moyens considérable. Ainsi, l’impression d’exotisme n’est pas due à l’authenticité géographique, à la couleur locale – l’espace figuré est « oxymorique » (ELR, p. 34) grâce à un jeu avec les codes littéraires. Ce dernier point nous conduit à nous interroger sur le statut de la topique conventionnelle dans la fiction romanesque au XVIIe siècle.
14Car, même si l’esthétique littéraire oscille entre l’exactitude et l’imagination, entre la véracité et le mythe, un phénomène résiste mieux au renouvellement – les lieux communs, issus de la rhétorique ancienne et de la scholastique. Dans le domaine de la topique spatiale, il est possible de distinguer deux principaux groupes de topoi, à savoir le locus amoenus et le locus terribilis (ou horribilis). Ceux-ci sont en étroite relation avec le discours épidictique (démonstratif), séparant l’aimable (le louable) et le vil (le blâmable), tant dans la littérature que dans les genres non littéraires. Comme nous l’explique Ernst Robert Curtius18, le locus amoenus est ce « lieu de plaisance », que l’on trouve pour la première fois dans le roman de Pétrone : une tranche de nature « belle et ombragée », dont le décor se compose de quelques arbres, d’une prairie, d’un ruisseau (ou d’une source). Au cours de l’ère chrétienne, ce paysage idéalisé, où l’on entend la brise et le chant d’oiseau, devient l’image du paradis terrestre. Le locus horribilis, quant à lui, est ce lieu d’«effroi, désert de sable et montagne escarpée » (ELR, p. 132).
15Si l’on admet que la densité, relativement importante, de loci communes dans les textes anciens est inversement proportionnelle à la diversité, relativement restreinte, de l’espace représenté, on est en droit de s’attendre à ce que les récits classiques, dont l’étendue et les structures spatiales s’élargissent et se diversifient, soient moins pourvus en topoi. Or, comme le montrent les études de Marie-Christine Pioffet, il n’en est rien. Bien au contraire, le paysage garde toujours les caractéristiques idéalisées d’un espace rhétorique (principe du « lieu de plaisance ») et le lointain a encore partie liée avec le monstrueux (principe du locus horribilis). C’est la raison pour laquelle on parle parfois des anachronismes et anatopismes (ELR, p. 19) romanesques : la stéréotypie topographique va même jusqu’à doter chaque région de virtualités narratives qui lui sont propres (ELR, p. 39). Le roman de René Du Chastelet des Boys19 est un exemple édifiant de ce type de procédé.
16Tout comme un certain nombre d’éléments cités précédemment, les lieux communs posent un problème d’interprétation, qui tient à leur double statut dans les fictions du Grand Siècle. S’ils sont indiscutablement présents dans ces fictions, parfois même en grand nombre, il n’est en effet pas question d’y voir une simple reprise de la topique gréco-latine ou médiévale. À cela existe au moins une raison. Bien que le réalisme du récit classique demeure tout à fait relatif, comme Madame Pioffet le montre à plusieurs occasions, le regard que les écrivains portent sur l’espace change inéluctablement à une époque où, objet d’interrogations scientifiques, il devient dans le même temps mieux connu et plus concret qu’avant. Il y a fort à parier qu’il contraste alors avec les lieux purement rhétoriques précédemment évoqués, de telle sorte que l’on peut se demander si la thèse, soutenue par Madame Pioffet, du caractère « unifié » et non « morcelé » de l’espace, est susceptible d’être généralisée.
17De fait, peut-être que le locus horribilis, au sein du roman de Gomberville par exemple, s’inscrit dans une stratégie plus large. Etant donné que l’Afrique dont il est question « ne constitue un territoire homogène » (ELR, p. 94), mais s’écrit à travers un jeu de contraires (ravissement/horreur, nature luxuriante/zones inhospitalières), le topos du lieu d’effroi ne joue-t-il pas justement le rôle d’élément perturbateur, qui traduit en lui seul cette hétérogénéité et tend à désagréger l’espace ? Il en va semblablement du rapport entre le véridique et le fabuleux dans un épisode de L’Heureux Esclave de Brémond : « alors que le merveilleux était jusque-là absent, on assiste à une explosion du récit qui s’affranchit complètement des normes de la vraisemblance » (ELR, p. 108).
18Seulement, si tel était le cas, nos grands « classiques » du XVIIe siècle paraîtraient, pour ainsi dire, plus « modernes » qu’on n’a l’habitude de l’admettre. C’est pourquoi nous voulons suggérer quelques pistes de lectures allant dans ce sens, en réexaminant les affirmations les plus importantes antérieurement énoncées. Madame Pioffet, précisons-le, ne développe pas ce point. Il semblerait même qu’elle s’éloigne prudemment de la question pour éviter de trancher. Néanmoins, quelques repères structurels dans son étude, de même que le contexte global dans lequel celle-ci se situe, sont susceptibles de nous mettre sur la voie.
19Il convient tout d’abord de s’intéresser au contexte. Comme nous l’avons déjà expliqué, le début du livre rend compte de la vivacité des débats menés au XVIIe siècle au sujet du genre romanesque, généralement mal compris et souvent accueilli avec suspicion, crainte ou regret. Nombre de livres publiés en France ont déjà traité de ce problème, comme Madame Pioffet ne manque pas de rappeler20. Il est peut-être pertinent d’ajouter à cette liste deux ouvrages plus récents – l’anthologie de textes établie et commentée par Camille Esmein-Sarrazin, intitulée Poétiques du roman – Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque21, ainsi que l’analyse de Michel Fournier, Généalogie du roman. Émergence d’une formation culturelle au XVIIe siècle en France22. Les deux auteurs mettent tous deux clairement en avant que c’est grâce à une large prise en charge théorique et critique du genre que naît la notion moderne de roman au XVIIe siècle. Cependant, l’idée selon laquelle le roman moderne apparaît véritablement au moment où il commence à raisonner massivement sur son statut, ses techniques et son sens, bref à se penser en tant que genre problématique, genre sans genre, n’a bien entendu rien d’inédit. L’originalité des thèses de Fournier et Esmein-Sarrazin, parmi d’autres, consiste en ce qu’elles tentent de déplacer en amont les jalons de la modernité romanesque (c'est-à-dire, des discours fondateurs sur le roman et sur l’esthétique littéraire moderne en général), qui ont jusqu’à présent été attribués systématiquement au romantisme allemand.
20Si le livre de Madame Pioffet répond dans une certaine mesure à ce nouvel intérêt des chercheurs, ce n’est pas par simple contingence des sujets abordés. L’incipit, on l’a dit, fait état des vives polémiques autour du genre, soulevées dès la première partie du Grand Siècle. À travers les analyses effectuées à partir d’un vaste corpus romanesque, Marie-Christine Pioffet et Sara Cotelli s’accordent souvent à dire que l’écriture (celle de l’espace, en particulier) se caractérise par un penchant pour l’hétérogénéité, la dislocation, l’indétermination. L’excipit enfin se clôt sur une note similaire. Car, même s’il est notifié que le projet de la cosmologie gombervillienne était de « refaire "l’unité du monde" » (ELR, p. 224), une motivation différente semble être partagée par les héros : « ce rêve des grands espaces met au jour un désir de rompre la monotonie et de combler le vide existentiel d’une grande partie du public confinée dans le confort douillet de sa demeure » (ELR, p. 225).
21Les mots dont on use ici (caractère « polémique » du genre, « dislocation », « indétermination », ou encore « monotonie » et « vide existentiel ») appartiennent d’ordinaire à un vocabulaire réservé à la littérature moderne. En se gardant scrupuleusement d’aller au bout de l’argument, les auteurs veulent peut-être nous faire comprendre que c’est bien d’une modernité précoce qu’il s’agit ici.
22L’œuvre Espaces lointains, espaces rêvés porte, dans sa majeure partie, sur la « fiction romanesque », comme le suggère son sous-titre. Bien que des récits de voyage soient commentés ci et là, les rapports entre le genre viatique et le roman ne participent pas de l’argumentation principale du livre23. Pourtant, on pourrait juger nécessaire d’approfondir le sujet. Et ce de prime abord parce que la totalité des romans étudiés développent une thématique viatique, mais aussi parce que la recrudescence du thème, à l’heure où s’invente l’esthétique romanesque moderne24, peut être tenue pour significative. À l’instar de Roland Le Huenen, on pourrait être tenté de voir dans le glissement massif du récit de voyage à la fiction narrative (en passant par le récit d’aventures) le signe d’une crise, qui au dix-septième siècle secoue non seulement la fiction, mais l’ordre du savoir en général25 (on songe à la lassitude à l’égard du roman héroïco-galant, mais également à l’avènement du rationalisme cartésien).
23Il est dès lors aisément compréhensible que la première tendance de cette évolution constitue une certaine libération de l’écriture, avant tout par rapport aux lois génériques. Car, une des rares « loi » mimétiques régissant ce qu’on a appelé « genre sans loi26 » renvoyait, d’une part, à un « déplacement réel dans l’espace, au long d’une certaine durée, et qui est d’emblée posé comme préalable au récit même », et d’autre part, prescrivait l’existence d’un « topos de transparence du discours27 », censé certifier l’authenticité de ce déplacement. L’instabilité déjà inhérente au genre viatique s’amplifie donc dans les vrais romans, dès lors que cette double convention structurelle commence à s’effacer. Par conséquent, dans le « genre » romanesque nouveau, il n’y a, à proprement parler, ni transparence du discours ni pacte d’authenticité. Il faut y voir une des raisons du désarroi dans lequel se trouve la critique bien-pensante de l’époque. Madame Pioffet, on l’aura bien compris, ne le dit pas explicitement.
24Pas plus, d’ailleurs, qu’elle ne tire de conclusion du fait que le savoir géographique, c'est-à-dire la maîtrise libre et rationnelle de l’espace, suscite la méfiance du côté du pouvoir. L’auteur, il est vrai, prend le soin d’évoquer, après André Weisrock28, la décision de Louis XIII d’instaurer le titre de « géographe du Roi » (ELR, p. 23). Ne faut-il pas pourtant y discerner une volonté, de la part de l’autorité, de s’approprier un savoir-faire potentiellement contestataire à l’égard d’un ordre institutionnel établi, qui contrôle l’attribution du savoir ?
25C’est encore, selon Madame Pioffet, grâce à l’esprit critique et la philosophie cartésienne, que les contemporains de Louis XIV et de Richelieu doutent des spéculations coutumières concernant l’existence des espaces merveilleux (ceux des îlots mythiques au milieu des océans, entre autres, ELR, p. 27). Cet exemple cache la thèse bien connue de Marie-Christine Pioffet : au moment où les expéditions scientifiques et les connaissances géographiques s’apprêtent à dissoudre les derniers résidus de la conscience mystique et mythopoïétique, la fiction narrative prend du retard — puisque le regard qu’elle porte sur l’étranger et sur l’ailleurs est toujours en partie ancré dans le mythe et répond aux conventions de la rhétorique. Il est donc possible à nouveau d’apporter un complément à la lecture de Madame Pioffet. N’est-ce pas en effet à la fiction d’offrir un espace où une liberté spéculative sera opposée au savoir officiel, sous forme de droit à la négociation des limites non seulement entre territoires géographiques, mais aussi entre différentes manières d’en rendre compte dans la littérature, alternant topographie authentique et écriture du merveilleux, récit, description et création de lieux proprement rhétoriques ? L’esprit critique ne serait-il pas alors à chercher dans le savoir romanesque lui-même, à l’encontre de ce que Madame Pioffet qualifie d’« a priori idéologiques » (discutés dans ELR, p. 28-32), sous-jacents à la quasi-totalité de la géographie (royale et ecclésiastique) ?
26Selon le même argument, le resserrement de la sphère terrestre dans la fiction du dix-septième siècle, s’accompagnant d’un élargissement de l’écoumène (qui a inspiré quelques passages dans le livre de Madame Pioffet), peut se lire non comme une incapacité de rendre compte de l’altérité culturelle et spatiale, mais comme une volonté de créer un espace auquel le lecteur puisse s’identifier. Mais, en même temps, une nouvelle compétence est attendue du lecteur dès lors qu’il devient possible de lire un territoire géographique comme un espace commun. Une lecture au deuxième degré s’amorce alors, invitant à abandonner les lois de la forma mentis et les mappemondes morales29 au profit d’une insécurité naissante quant aux formes et aux significations de la représentation des espaces. Bien entendu, il ne faut se tromper ni de débat ni d’enjeux : l’abandon des anciens codes littéraires est ici tout à fait relatif et encore à son commencement. Par conséquent, il n’est pas tant question de nouvelles poétiques que d’une indécision grandissante à l’égard de la poétique.
27Cette indécision se traduit également dans la structure du livre de Madame Pioffet : au lieu d’organiser son ouvrage autour des différentes tendances dans la représentation de l’espace, l’auteur opte, on l’a dit, pour un plan dont chacune des parties traite d’un pays précis. Une grande diversité des écritures, remarquable chez des écrivains presque contemporains, est pourtant indéniable. À titre d’exemple, il est possible d’observer à la fois un souci de l’authentique et du factuel, chez des écrivains comme Georges de Scudéry30 et François le Métel de Boisrobert31 (« les prétentions documentaires s’aiguisent à proportion que se fait plus incisive la mise en accusation du roman » : ELR, p. 22), un minimalisme ethnographique fréquent chez Gomberville32, et enfin, une « parodie du récit héroïque » (ELR, p. 101) que l’on doit à René Du Chastelet des Boys33 et qui se construit à travers une accumulation d’épithètes topographiques convenus.
28Il convient de relever un point important dans les exemples précédents : la diversité spatiale (autrement dit, le rapport d’altérité entre les espaces, mais aussi entre les cultures) n’appartient plus — ou plus seulement — au monde fictionnel, mais devient un élément de l’écriture elle-même. On ne représente plus les différents espaces en appliquant simplement la couleur locale et la véracité ethnographique, même s’il est vrai que le roman tend globalement à devenir plus reconnaissable, plus concret. Ce qui compte désormais, c’est que la chorographie romanesque se complexifie — qu’elle englobe de nombreuses façons de décrire l’espace — ce qui signifie peu à peu le refus de la prédominance de quelques principes poétiques et rhétoriques conventionnels, toutefois assortis du respect de l’alliance du docere et delectare.
29Ces mutations dans l’esthétique concernent également les lieux communs. Par exemple, le locus amoenus que pratique Gomberville pour décrire le continent américain possède à la fois un ancrage dans la rhétorique et un nouveau sens politique. La description de la société américaine relève en partie de la tradition de l’utopie sociale, dans la veine de Montaigne. La distance géographique et le relatif exotisme de ce « lieu de plaisance » où règne l’égalité entre hommes, introduisent un écart stratégique par rapport à la société française de l’époque. D’autres écrivains misent sur d’autres lieux communs et leur possible « politisation ». Le sérail, en tant qu’espace essentiellement hétérogène (à la fois « interdit et fantasmé ou alternant des scènes de béatitude amoureuse et de morts tragiques […] résultant le plus souvent d’un troublant mariage entre Eros et Thanatos », ELR, p. 111), est alors particulièrement intéressant. La polysémie du morphème turco-persan serâi renvoie à son flottement symbolique : tantôt il incarne la distance entre des êtres qui s’aiment, comme au temps des précieux, tantôt l’espace de l’enfermement, qui en principe empêche toute sociabilité, mais se voit cependant promu en lieu de rencontre (Marie-Christine Pioffet analyse ce paradoxe à partir de Jean de Préchac34, ELR. p, 115).
30Soulignons que les exemples de la topique du « mouvement et de la fuite » (ELR, p. 121) au XVIIe siècle sont nombreux. Ainsi, la Chine de Gomberville est chargée de « zones limitrophes » et d’« espaces hybrides » (ELR, p. 166), tandis que l’espace septentrional dans les récits de Gomberville et d’Eustache Le Noble35 s’avère propice à la poétique de l’indétermination. Finalement, en tant que lieux sans contours précis par excellence, ce sont les différents espaces îliens qui semblent les mieux à même de « défier toute sorte de localisation » (ELR, p. 196). De fait, le substantif « insularité », largement exploité par la critique, prétend traduire ce caractère problématique propre au territoire insulaire, « mi-terrestre mi-aquatique », porteur « d’ambiguïtés, voire de paradoxes » (ELR, p. 208).
31Il a été dit à maintes reprises et par bien des critiques que le geste fondateur du roman moderne consiste avant tout dans le bouleversement des règles traditionnelles de l’écriture, notamment celles qui nous viennent de la poétique aristotélicienne. À la suite d’autres études récentes, celle de Madame Pioffet et Madame Cotelli, quoique d’une manière indirecte, permet de mettre en exergue les signes précurseurs de cette modernité là où on n’a pas l’habitude de les voir — dans un dix-septième siècle français, trop souvent considéré comme lieu d’une poétique conventionnelle et d’une écriture conformiste.
32Il semblerait même qu’une double émancipation s’amorce dans le roman « classique » par rapport aux normes prescrites dans La Poétique d’Aristote, longtemps considérées comme inséparables du bon exercice du métier d’écrivain. Au principe mimétique, qui est à l’origine de la figuration d’un espace-temps spécifique où la fiction « se donne et s’apprécie comme telle36 » à l’aune de sa convenance éthique et rhétorique, la fiction du dix-septième siècle semble vouloir opposer un nouvel éthos spatial. Dislocation et hétérogénéité font désormais partie de l’espace romanesque de façon de plus en plus concertée. En outre, le passage des Belles Lettres à la littérature, qui s’annonce au Grand Siècle, permet au genre du roman de prendre de l’autonomie à l’égard non seulement de la hiérarchie aristotélicienne des genres, mais aussi de la mimesis des actions. Car, la pratique littéraire devient manifestement « inséparable de sa définition37 » : une « glose commentative » (ELR, p. 108) envahit progressivement les fictions et la réflexion critique fait de plus en plus unité avec l’écriture de romans. Désormais, les normes ne vont plus de soi — le roman est un genre à réinventer constamment, ce qui lui garantit également une longévité.
33Le nouveau regard porté au XVIIe siècle sur le monde et sa géographie, qui transparaît dans les différentes manières de représenter l’espace dans la fiction romanesques, permet de souligner que la volonté classique d’« instruire » le lecteur est impossible à réduire à une simple didactique autoritaire. Peut-être devons-nous même ajouter à la suite d’André Tardieu, que
[…] c’est au siècle de Louis XIV que s’est formé l’esprit révolutionnaire ?... Je parle du rationalisme de Descartes, auquel le siècle suivant n’a ajouté que bien peu38.