De l’impossible retour sur l’écriture
1Il est, paraît-il, certains livres qu’on gagnerait à commencer par la fin ; sans doute en est-il de même pour cet ouvrage, passionnant à plus d’un titre, mais dans lequel le lecteur parfois se perd un peu, tant qu’il n’a pas lu la conclusion procurée par Irène Fenoglio : « Une question déplacée ». Titre qui dit bien le biais par lequel aborder les sept contributions ici réunies : comme autant de déplacements, d’écarts ou d’esquives par rapport à une interrogation placée sous l’autorité de Pascal Quignard, celle du « Souci de la langue », c’est-à-dire des différentes façons dont un écrivain, à travers les repentis et les ratures qui en portent témoignages, cherche à habiter la langue. Il s’agissait, pour ce qui fut à l’origine un séminaire de l’Item au CNRS, d’inviter des acteurs contemporains de l’écriture (qu’ils soient dans l’écriture ou se situent dans l’écrivance) à commenter certains de leurs manuscrits, inédits, à l’aune d’un principe affirmé par l’éditrice en préface : « Seule la parole du praticien de l’écriture […] peut faire foi face aux réflexions critique du ‘chercheur’ » (p. 16). C’était sans compter sur « le refus ou plutôt l’évitement, par les écrivains, d’entrer dans leur atelier intime alors même qu’ils montrent leurs brouillons » (p. 195). Refus qui dit bien ce que la question de l’écriture, envisagée comme processus et travail de/dans la langue, peut avoir de brûlant, d’impossible à expliciter, et que, paradoxalement, la distance offerte par le regard du généticien serait plus à même de prendre en charge.
2Les deux premières parties du recueil (« L’écriture mise en œuvre » et « L’écriture explicitée ») permettent de mesurer les réticences, les difficultés pour celui qui écrit à revenir sur sa propre pratique. Quant à la troisième, « L’écriture saisie », elle explore une autre voie, confrontant les options divergentes de J.-P. Balpe et d’U. Eco quant aux bouleversements qu’introduit l’informatique – question déjà débattue, sinon rebattue, mais à laquelle l’ouvrage apporte quelques considérations éclairantes.
3Les articles de N. Huston, B. Pingaud ou M. Arrivé présentent ainsi différentes formes d’un détour qui dit la réticence à entrer dans le vif du sujet, dans le cœur de ce souci de la langue. L’auteure des Lignes de faille emprunte les voies d’une autobiographie intellectuelle qui retrace, plus que son rapport à la langue, sa liaison conflictuelle avec la théorie, dont elle dit être sortie aujourd’hui, ce dont témoigne le titre de sa contribution : « Déracinement du savoir ». Quatre feuillets d’une nouvelle de Visage de l’aube sont présentés à la suite de la communication : on regrettera qu’ils n’aient pas été exploités plus systématiquement, alors même qu’ils proposaient le cheminement d’une mise en scène, dans le tissu textuel, du processus de la rature – ce qui semblait la réalisation au carré du sujet de l’ouvrage. B. Pingaud choisit, lui, les voies inverses : celles d’une opposition qu’il dit avoir « bricolé » entre griffonnage, sorte d’équivalent de la phase pré-rédactionnelle, où l’auteur marque sa prudence, et écriture. C’est que, comme il le reconnaît lui-même dans la discussion qui suit : « Honnêtement, je ne suis pas quelqu’un qui se creuse la tête sur des problèmes de langue » (p. 71). S’il esquive donc le problème de la langue, on retiendra l’analyse qu’il propose de son rapport à l’écriture, en particulier dans la dynamique entre avant-texte et texte : « ce battement entre le griffonnage et l’écriture met en évidence le caractère toujours fragile de la littérarité » (p. 61). Fragilité qui pourrait à elle seule justifier que peu de contributions aillent y voir de plus près. Quant à M. Arrivé, il livre peut-être la clé de la difficulté dont témoigne l’ouvrage dans son ensemble : « Il est toujours embarrassant d’avoir à parler de ses propres écrits » (p. 93), embarras dont l’auteur se sort par la mise en place d’un protocole énonciatif complexe, choisissant d’évoquer non pas sa propre écriture, mais celles des auteurs mis en scène dans ses romans. Par cet indirect, M. Arrivé explore l’instance de la lettre comme l’insistance avec laquelle ce problème revient sous la plume des auteurs qui peuplent ses ouvrage. Auto-réflexivité commune aux pratiques des trois auteurs (B. Pingaud étudie le griffonnage des manuscrits d’un de ses textes évoquant… un personnage-griffonneur) et à laquelle on aurait pu souhaiter que l’étude fasse, à chaque fois, une plus grande part, quitte à consacrer par là le retour de la théorie congédiée en préambule.
4Aussi le cœur de l’ouvrage est-il sans doute à trouver dans l’article de J. Authier-Revuz, qui cartographie ces « arrêts sur mots », où « le dire se trouve comme arrêté, tombé en arrêt devant un mot » (p. 115). On se laisse emporté à suivre ces « musiques méta-énonciatives » analysées chez Simon, Sarraute, mais aussi Barthes et Lacan. Qu’il s’agisse d’observer la non-coïncidence des mots et des choses, d’affronter la langue comme « corps de sédimentation discursive » ou de protéger le sens de son dire de l’intrus susceptible de s’y opposer… ces différentes résistances de la langue ici étudiées permettent d’enrichir l’étude des ratures dont on suit le tracé à même le manuscrit : « Prendre un dire – une écriture – aux boucles méta-énonciatives de ses arrêts sur mots, c’est se donner un accès éclairant au mode propre à ce dire de se ‘poser’ dans le langage et ses non-coïncidences » (p. 128).
5Si l’ouvrage parle peu des manuscrits qu’il présente (la règle était que chaque contributeur propose quelques feuillets inédits — seul J.-P. Balpe, qui s’occupe de génération de textes par informatique, y soustrait), M. Deguy et U. Eco sortent de la réserve qui tient les auteurs et commentent intelligemment les documents qu’ils donnent à voir. Deguy présente ainsi une page de carnet (« le carnet, c’est l’inchoatif », livre-t-il p. 85), et explicite comment ce support se fait « battement d’une différence » entre prose et vers libre. Par la première page du Pendule de Foucault qu’il offre à la curiosité des lecteurs, Eco évoque l’oscillation entre texte tapuscrit, correction manuscrite et nouveau tapuscrit, en considérant ces « liens perdus », lorsqu’il ne retranscrit pas exactement la correction manuscrite ajoutée sur la page imprimée, mais modifie encore l’ajout. Par ces rares cas de commentaire de l’auteur sur ses manuscrits, l’ouvrage souscrit pleinement à la problématique qui anime sa présentation : la rature (d’ajout ou de substitution) est-elle un lieu privilégié où s’observerait comment l’écrivain se débat à l’intérieur de sa langue ?
6Le dernier tiers de l’ouvrage présente une discussion parfois vive et amusante (du côté d’Eco), parfois polémique (du côté de Balpe) sur les bouleversements liés à l’écriture via traitement de texte. Si J.-P. Balpe, concepteur de l’installation Labyrologue (jeu d’écriture à distance, assisté par ordinateur, sous la dictée d’un des visiteurs de l’exposition), auteur de romans interactifs par mails (comme Trajectoires), défend que « la littérature est largement indépendante du médium spécifique qu’est le livre » (p. 154), la méfiance d’Eco à l’encontre de l’écriture hypertextuelle peut apparaître salvatrice : « Que dire d’un livre qui nous place face à la responsabilité de décider si Julien Sorel doit tirer sur Mme de Rénal ou non, s’il faut vraiment qu’Ulysse échappe aux séductions de Circé ou de Calypso, s’il ne doit pas rester avec la douce Nausicaa au lieu de rentrer au secours de cette bigote pleurnicharde de Pénélope ? » (p. 185). Il n’est que de citer la conclusion que livre l’auteur à la même page : « Quelle liberté, quel vertige : chaque Bouvard et chaque Pécuchet pourraient devenir Flaubert ». Quant au débat, lancinant depuis quelques années, sur l’évolution de la critique génétique à l’ère de l’informatique, la conclusion apportée par U. Eco paraît la plus convaincante : l’ordinateur invite à une hétérogénéisation accrue des processus de genèse et à une complexification de leur étude — en aucun cas à leur disparition.
7C’est ce pluriel qu’on retiendra, et qui semble pouvoir rendre compte de la lecture de l’ensemble de l’ouvrage : car après tout, les contributions ici réunies n’ont-elles d’autre vertu que d’ouvrir à une pluralisation des regards sur l’intimité de la création, par cette porte ouverte (certes très tôt refermée) par les créateurs eux-mêmes ? Peut-être est-ce alors N. Huston qui aborde cette question le plus franchement : l’auteure voit en effet toute étude sur son propre travail d’écriture comme « une véritable menace » (p. 31) et dit trouver ses brouillons « sales » : « j’ai honte de chercher si longtemps sans trouver, j’efface les traces de mon impuissance, de mon malheur » (p. 33). Tout chercheur en génétique, souvent conscient d’enfreindre le jardin privé de l’œuvre en explorant ses avant-textes, ne peut qu’entendre la peur de l’indécence qui s’exprime ici, et qu’il a lui-même plus d’une fois éprouvée.