Jarry sans ses masques
1Depuis le livre inachevé de Noël Arnaud, Alfred Jarry, d'Ubu roi au Docteur Faustroll, paru en 1974 à la Table Ronde — référence obligée, à jamais tronquée du deuxième tome annoncé qui devait raconter la vie de Jarry après 1898 — les lecteurs de Jarry avaient soif de symétrie, soif d’une biographie intégrale. Neuf ans de son existence avaient été passés sous silence, à la manière des années mystérieuses de la vie du Christ que ne relatent pas les évangélistes. On connaît la solution extraordinaire et terriblement logique que L’Amour absolu offre à ce problème : ces années perdues n’auraient pas eu lieu, compensées par toutes les incarnations réelles du Messie lors du sacrement de la communion. Mais pour Jarry, il y avait matière : le travail sur l’opérette, le séjour au Grand-Lemps, la maladie et le projet impossible de La Dragonne, la mort ; autant d’épisodes peu commentés qui attendaient de plus longs développements. C’est ce qu’offre aujourd’hui l’Alfred Jarry de Patrick Besnier – même si c’est la progressive « abréviation » du récit, signifiée par la réduction graduelle du nombre de pages consacrées à chaque année (quinze à peine suffisant à rendre compte de 1904, année désœuvrée à tout point de vue), qui démontre le mieux le déclin inexorable de Jarry.
2Après quatre ans de travail, Patrick Besnier publie ce qu’il estime modestement un brouillon rendu public de cette biographie, regrettant les pistes inabouties. C’est pourtant bien plus qu’un brouillon, et surtout plus qu’une biographie ; il s’agit bien d’un livre sur Jarry, plein de points de vue nouveaux et éclairants sur ses œuvres et sa vie, livre qui décevra les fanatiques d’anecdotes – qu’il les cherche ailleurs – car fondé sur une exigence centrale : démystifier l’existence de celui que l’on a trop vite assimilé au Père Ubu. La biographie de Noël Arnaud participait encore trop de ce mythe – on en attendait le démonteur. Montrer Jarry, l’homme invisible sous le voile ubuesque : tel est donc le paradoxe qui ouvre cette étude, telle est la difficulté que ce livre affronte. Comment parler d’un être qui a entrepris de faire disparaître systématiquement de sa vie toute trace d’intimité, au point de faire d’autrui des colporteurs de masques – masques figurés symboliquement en marge du volume par onze anecdotes en manière de repoussoir ? Comment « soulever le masque d’Ubu » (p. 11) sans risquer de n’évoquer qu’un squelette d’existence ?
3Patrick Besnier nous offre la surprise — a posteriori totalement justifiée — d’un Jarry aux antipodes du mythe : un gentil garçon, « parfaitement intégré à la société littéraire et artistique de son temps », dont l’image fera pester plus d’un de ces pataphysiciens chevronnés qui ne supportent pas le démontage impie de la fiction. Car la vie de Jarry est bien de l’ordre du fictionnel, du mythique ; et Patrick Besnier ne se contente pas de soulever le masque : il démonte le mécanisme, traquant minutieusement, dans les moindres recoins de la vie et de l’œuvre, les rouages qui les transforment en récits mythiques, les déformations que Jarry fait subir à la réalité pour la rendre habitable, les épisodes choisis qui vont ensuite essaimer dans les souvenirs d’autrui, transformés, déplacés, exagérés. On ne manque pas de songer, à la lecture de ces lignes, à la façon dont Lévi-Strauss décrit le bricolage qui fonde les mythes, par découpage et collage de fragments narratifs qui forment le fonds où chacun puise pour créer sa propre version de la légende. Or ce bricolage mythologique, cet arrachement de miettes d’existence au flot continu du temps pour créer une vie rêvée, forme une part appréciable de l’esthétique de Jarry, sur laquelle Patrick Besnier insiste avec raison. L’ambition de la Pataphysique est bien de « vaincre la linéarité du temps » (p. 155), d’échapper au flux du sablier pour reconstruire sa vie « en absolu », d’« intervertir l’ordre des grains de sable » selon la formule même de Jarry. On pourrait lui appliquer sans restriction les motivations que Patrick Besnier analyse chez Sengle, le héros des Jours et les Nuits : « pour résister, pour survivre en ce monde hostile, il s’applique à interpréter de petits détails, des coïncidences troublantes », utilisant la pataphysique « comme lecture illuminante des misères quotidiennes » (p. 179). Tout le projet littéraire et existentiel de Jarry repose dans cette « mythologisation de la mémoire » (p. 35).
4Deux dates semblent essentielles dans la mise en place de ce processus mystificateur : l’entrée au lycée de Rennes en 1888, où Jarry « rencontre son double » (p. 61) en la personne du professeur Hébert, monstre paternel qu’il va s’assimiler ; et les deux soirées d’Ubu Roi, qui marquent la fin d’une époque, une cassure dans la biographie – Jarry ne pourra plus jamais ensuite vivre intimement avec quiconque, le masque d’Ubu adhérant à lui trop fortement, autant par choix que par obligation : « De sa biographie quelque chose cesse définitivement ici » (p. 282). Ce que Patrick Besnier analyse subtilement, c’est ce qu’il nomme à la manière de Deleuze ce « devenir monstre » (p. 66) de Jarry ; c’est la force protéiforme que cet homme appliqua à sa vie pour en faire un mythe. On ne peut qu’être fasciné devant la capacité plastique de Jarry à métamorphoser son existence en conte ; à faire de son « accent humiliant » de provincial un « effet théâtral » ; à transfigurer la misère de ses appartements successifs, par la magie du verbe, en cavernes mystérieuses et chambres princières – capacité qu’il insuffla, comme un virus, à ses connaissances, qui ne pourront parler de lui que sur ce mode mythologique. Cette « dimension théâtrale » de la vie de Jarry, Patrick Besnier en fait l’axe majeur de son étude.
5Pour ceux que l’ordre ne rebute pas, le choix d’une véritable chronologie, outre qu’il repose des incessants sauts temporels ménagés dans le récit de Noël Arnaud, permet en effet de faire ressortir, pour la première fois aussi clairement me semble-t-il, à quel point l’expérience théâtrale fut la colonne vertébrale de cette existence. En choisissant de s’attarder moins sur les romans (on regrette cependant le traitement de Messaline, qualifié un peu vite de « régressif », p. 435 !), en suivant scrupuleusement l’ordre des faits sans créer de faux rapprochements thématiques, Patrick Besnier démontre à quel point Jarry fut d’abord un homme de théâtre, et complet. À la lecture de ce livre, une veine d’expérimentation théâtrale apparaît, qui va de la section « Guignol » des Minutes de sable mémorial aux projets d’opérettes, en passant par César-Antechrist, Le Vieux de la Montagne, L’Autre Alceste ou encore Par la Taille, analysés justement comme de fascinantes tentatives pour créer un théâtre autre. Cette interrogation théâtrale de la vie en société et des limites de la littérature arrive à son summum dans le « rituel bouffon » (p. 207) de la conférence précédant la générale d’Ubu roi – passage obligé attendu par le lecteur, morceau de bravoure de toute biographie de Jarry, et dont Patrick Besnier tire des conséquences passionnantes. Elle est plus qu’une étape : une rupture, annonçant un nouveau chapitre de la vie de celui qui devient le Père Ubu en refusant le rôle sérieux d’auteur, en détournant sa conférence pour marquer à jamais les esprits, en choisissant, pour représenter son œuvre sur la scène hautement symbolique du Théâtre de l’œuvre, une pièce-piège qui se referme sur ses spectateurs. « Ce n’est pas seulement, ou pas d’abord, le texte de la pièce qui choque, mais un contexte », celui d’un théâtre « sérieux », d’un rituel social d’auto-valorisation des œuvres par le regard bienveillant de l’audience. En mettant en scène Ubu roi, Jarry force le public à prendre parti, immédiatement, selon sa position dans le champ littéraire. La littérature et ses valeurs se mettent en scène dans ce spectacle qui est moins la pièce elle-même que l’orchestration des réactions programmées des forces en présence. Chacun est pris au piège de la mécanique absurde, comme le seront en 1903, au Grand-Lemps, les notables locaux, tel que le rapporte Franc-Nohain dans un article de Comoedia le 29 janvier 1911 : « Ils ne se rendaient pas compte que Jarry ne se faisait si semblable à eux que pour les amener à se faire semblables à lui, qu’il n’adoptait si complaisamment leur langage que pour leur imposer le sien » (cité p. 549). Jarry démontre ces soirs-là que la valeur d’une œuvre est condition de son contexte et de son public, et ce constat ne peut pas plaire à tout le monde.
6C’est encore ce qui rend précieux cette biographie : son approche quasi sociologique du jeune littérateur arrivant à Paris, dans une époque de crise des modèles – approche qui se révèle particulièrement féconde lors de l’examen de la réception des livres de Jarry, et de ses difficultés à trouver une place dans ce champ littéraire en reformation, où les thèses symbolistes perdent rapidement de la valeur. Le jeune Jarry, qui avait bâti son capital littéraire sur ce mouvement, qui l’avait utilisé pour gravir très rapidement les échelons menant à la gloire du Mercure de France, se trouve rapidement dévalué par le choix même de l’hermétisme qui avait assuré son succès — et la rupture avec Gourmont, analysée sous cet angle, marque une autre date importante dans la vie de Jarry : celle d’une « marginalisation » dans le champ littéraire, dont il ne reviendra jamais entièrement, mais qu’il aurait souhaitée pour « éliminer » toute « figure paternelle » (p. 191) et s’affirmer incréé, affranchi des limites contingentes de l’existence. La levée du masque introduit également des personnages peu connus des études sur Jarry, tel Henry Davray, traducteur de Wells au Mercure, dont les relations avec le Maître en Pataphysique semblent suggérer de nouvelles pistes d’exploration. La mise à distance de l’aspect homosexuel participe encore de cette déconstruction du mythe, et des discours qui masquaient et faussaient l’appréhension de la vie de Jarry1.
7Autre aspect primordial de l’esthétique de Jarry mis au jour ici, celui du déplacement, autre nom du collage. Ce procédé, qui va de l’introduction de la danseuse du Moulin-Rouge Jane Avril dans Peer Gynt, sur la scène du Théâtre de l’œuvre, à la parution de L’Amour en visites chez un éditeur de livres érotiques, « déplacement extraordinairement fécond » (p. 356), en passant par le choix d’un récit continu pour le joyau littéraire qu’est Messaline, est l’une des méthodes les plus innovantes de Jarry, qui joue sans cesse, avec tous les risques que cela implique, avec les frontières et les règles de l’institution littéraire — voire de toute institution. C’est un Jarry maître du fragment, aux côtés de Schwob, Valéry et Gourmont, un Jarry se refusant à la plénitude d’une œuvre close qui transparaît ici, dédaignant « de livrer des œuvres pleines et conformes à la norme littéraire » (p. 566), membre d’une génération qui refusa l’accomplissement de l’œuvre, en rupture avec l’enseignement de Mallarmé. Saluons le choix de reproduire l’article de Fagus paru dans la revue Les Marges en 1922, article qui dit tout, sur un ton enflammé, poignant tant il semble un cri de révolte arraché à l’auteur devant l’incompréhension et l’oubli qui frappèrent tôt l’œuvre de Jarry. Tout est là, dans cette analyse brillante : le rêve d’absolu, la centralité conçue sur le modèle de l’araignée en sa toile, la précision mathématique du style…
8Mais revenons sur l’un des mérites essentiels de ce livre. De façon presque isolée dans les études biographiques sur Jarry, Patrick Besnier ose poser des questions auxquelles il ne sait pas répondre — plus audacieux encore, il s’empêche souvent toute hypothèse, et livre clairement comme simples conjectures les affirmations de certains de ses prédécesseurs, affirmations que l’on a trop souvent depuis considéré comme des vérités acquises. Le recours aux œuvres comme documents de la vie est rare et justifié ; Patrick Besnier refuse de tomber dans les travers de bien des biographes, qui prennent pour argent comptant les récits des Jours et les Nuits ou de L’Amour absolu, faisant la part de littérarisation et de choix esthétique dans l’utilisation de ces données. Cette volonté constante de mettre à plat les légendes, de donner les sources, de soupeser les hypothèses, fait la force de ce livre ; et la sécheresse que l’on supposerait consubstantielle à une telle entreprise en est étrangement absente. En démasquant Jarry, Patrick Besnier fait passer dans son existence une émotion dont les pages de Noël Arnaud, souvent ironiques et parfois pamphlétaires, sont presque dénuées ; il relève les passages littéraires où se font jour, incidemment, des accents personnels à Jarry, découvrant, après Albert Mockel, « que sous le cynique effroyable […] se cache un sentimental » (lettre inédite d’Albert Mockel à Alfred Jarry, citée p. 450). En ouvrant le « coffre à diorne » de Jarry, il expose ses inventions enfantines, son goût inaltérable pour les choses d’autrefois, les jouets, les bonbons, les livres d’images, avec une lucidité qui n’empêche pas l’émotion, et nous offre une image neuve et troublante de cet « homme invisible ». Et cette façon de lever les voiles mythiques est sans doute le seul moyen de comprendre réellement le but et les modalités de ce jeu de masque.