Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Décembre 2025 (volume 26, numéro 11)
titre article
Valentine Bovey

« S’enrôler serait s’effacer » : Rachilde face à la première vague féministe

“To enlist would be to erase oneself”: Rachilde and the First Wave of Feminism
Rachilde, Pourquoi je ne suis pas féministe, présenté par Franck Javourez, Paris, La part commune, 2024, 124 p., EAN 9782844184757.

1La réédition de Pourquoi je ne suis pas féministe, aux éditions La Part Commune, se fait peut-être un pavé dans la mare. En effet, l’intérêt pour l’œuvre de Rachilde s’est accru depuis l’approche de son passage dans le domaine public en 2023, comme en témoignent les rééditions de plusieurs textes importants : Monsieur Vénus [1884] en 20221 ; Madame Adonis [1886]2 et La Tour d’amour [1899]3 en 2024, et plusieurs œuvres chez Bouquins en 20254. Ces éditions doivent beaucoup aux procédés féministes en recherche littéraire et à l’introduction, encore « lente, peu systématique et peu lisible5 » de la notion de genre dans le champ académique francophone — résiste encore au développement des perspectives épistémologiques complexes entre « genre » et « fait littéraire »6. Dans le cas de Rachilde, ces gestes critiques et éditoriaux7 sont hantés par son antiféminisme — refus de soutenir le mouvement des suffragistes, dévalorisation du féminin en art, et refus de politiser ses pratiques —, que cet opuscule commis en 1927, peut-être en réaction à une nouvelle résolution visant à hâter les débats sur le suffrage féminin8, matérialise.

2Cet ouvrage de commande tardif — Rachilde a 68 ans — est publié en 1928 dans l’éphémère collection « Leurs raisons » d’André Billy aux éditions de France (j’y reviendrai.) Si une partie de la production littéraire de Rachilde a fourni un terrain d’enquête fructueux pour des recherches sur la sexualité et le genre à la fin du xixe siècle, et ce dès ses premières rééditions9, son antiféminisme qui accompagne toute sa carrière met la recherche face à la difficulté de penser la construction de nouvelles figures de femmes-auteurs, notamment en regard du « désir [féministe] de créer des héroïnes10 » de l’histoire afin d’élargir le canon, comme l’avait déjà vu Griselda Pollock. À cet égard, il semble crucial de brosser rapidement le contexte historique et politique qui préside à l’écriture du texte en 1928, contrairement à la préface de l’ouvrage qui affirme, un peu trop rapidement que le « féminisme de l’époque est difficile à définir » (p. 12). Sur cette fausse prémisse, la compréhension de la revue de presse en préface manque d’une articulation avec les luttes et idées féministes, pourtant très concrètes, qui se développent au fil de la carrière de Rachilde. Ce brouillage définitionnel existe bel et bien, mais « sous la plume de Rachilde en particulier » (p. 12, je souligne) : je désire l’interroger ici dans ses causes et ses effets, qui permettent de comprendre le rapport complexe au premier mouvement féministe de celle qui se désignait comme homme de Lettres.

Rachilde face à la vague

3Le féminisme de la première vague est un mouvement structuré aux revendications claires11. Rachilde publie Monsieur Vénus en 1884, deux ans après l’invention du terme « féminisme » dans son sens contemporain par Hubertine Auclert12. Il était auparavant un terme médical qui décrit la « présence de caractères physiologiques féminins chez certains hommes13 », puis désigne des hommes anormalement complices des femmes14 chez Alexandre Dumas fils (1872). Cette rapide évolution lexicale reflète l’aspect double du mouvement. Il défend, en particulier dans l’entre-deux-guerres, une réflexion matérialiste sur le travail, envisage l’égalité des droits, la parité dans l’éducation et le suffrage féminin, mais érige en modèle différentialiste la « complémentarité entre les sexes15 ». Ce féminisme ne vise pas, rappelle les militantes, à créer de la discorde dans les foyers encore traumatisés par la guerre ; il s’agit de défendre l’« égalité dans la différence16 », selon Florence Rochefort. La visibilité du mouvement entraîne la formation d’un épouvantail réactionnaire sous forme de la figure menaçante de la « garçonne » : popularisée par le roman éponyme du féministe Victor Margueritte, elle est appropriée pour « symbolise[r] les excès les plus condamnables du féminisme ». « Inversion des rôles, “asexuation” du genre humain, avènement d’un troisième sexe né de l’ambition intellectuelle et du désir d’indépendance17 » sont les chefs d’accusation les plus courants.

4Face à de telles réactions, le conformisme stratégique prudent du mouvement féministe réformiste dominant dans les années 1920 aboutit à la relégation en marge de certaines militantes aux idées plus radicales qui prônent une forme de virilisation ou de virginité militante18. Rachilde, en recherche perpétuelle d’une actualité littéraire et pressée par des soucis d’argent19, republie Monsieur Vénus dans la Select-Collection de Flammarion en 1926, y voyant peut-être une aubaine au vu du changement d’époque : la réclame et la critique soulignent l’actualité de l’histoire entre Raoule de Vénérande, cette « garçonne avant la lettre20 », et Jacques Silvert, jeune homme efféminé. On pourrait lire Pourquoi… comme une réaction à cette réception.

5Comme le montre Nelly Sanchez, la parution de l’essai n’entraîne pas de vives contestations. Seule l’avocate féministe Maria Vérone, en faveur d’une égalité de droits politiques, pointe les contradictions entre la vie émancipée de Rachilde et son discours (cité p. 23)21, s’attirant par là même un étrange reproche de Franck Javourez : elle aurait omis « la différence fondamentale entre le travestissement anticonformiste et provocateur de Rachilde des années 1880 et la mode conformiste et moutonnière des années 1920 » (p. 23) Une telle remarque néglige le contexte historique et militant : Vérone se doit de combattre les « obsessions étranges [et] visions cauchemardesques22 » de la crise d’identité masculine de la période 1900.

6La journaliste d’investigation Marise Querlin, proche de la méthode de travail de Maryse Choisy23 que Rachilde connaissait24, signale son accord : « je porte le féminisme en horreur lorsqu’il est prêché par des femmes qui n’ont rien de féminin » (p. 25). Cette affirmation s’inscrit dans un débat datant des années 1880 autour des conséquences de l’égalité, qui se demande si « égalité signifi[e] identité » : doivent l’homme et les valeurs masculines être « pris pour modèle25 » ? Cette question centrale apparaît dans la réception du texte, par exemple chez Octave Uzanne (cité p. 25‑27), qui rejoue l’épouvantail réactionnaire d’un féminisme qui viriliserait ses adeptes. C’est également ainsi qu’il faut comprendre la remarque d’Yvonne Sarcey sur « l’homonisme » (p. 28), qui désigne les féministes adeptes de la virilisation… L’enjeu est bien double : autour du féminisme se joue tant la question politique des droits que celle de la définition de la féminité et de la masculinité, cette dernière seule préoccupant Rachilde.

Le dandysme au féminin : se distinguer à tout prix

7Une autre difficulté transparaît dans la préface et la réception du texte : on y voit l’embarras des chroniqueurs et critiques pour le qualifier. La critique d’époque évoque « une série d’eaux-fortes traitées avec une malice gamine » (cité p. 29), et souligne également que « du “féminisme”, dont elle ne s’embarrasse guère, Rachilde part à travers les idées » (cité p. 33). Le ton de l’ouvrage détonne en effet par rapport aux autres volumes de la collection : par exemple, Pourquoi je suis royaliste, du militant de l’Action Française Lucien Dubech, se présente comme un essai, où l’auteur effectue en trois courts chapitres sa biographie intellectuelle, puis s’empresse de disparaître : « Courons dans la coulisse, et rendons la place aux idées, à la raison impersonnelle26». Le reste de l’ouvrage est consacré à une critique virulente de toutes les formes de gouvernement hormis la monarchie absolue. Pourquoi je suis juif, du philosophe genevois Edmond Fleg, et Pourquoi je suis catholique, de Jean Guiraud, rédacteur du journal La Croix, présentent quelques anecdotes personnelles, mais tendent généralement à la disparition de l’énonciateur derrière ses idées27. Chez Rachilde, point de telle discrétion : le systématique argumentaire disparaît sous son esthétique conversationnelle, ce qui mène Franck Javourez à parler de « billet d’humeur qui prend la dimension d’une plaquette » (p. 34).

8L’incipit construit ce malaise dans le genre (littéraire) :

Avant de m’expliquer sur un sujet aussi fertile en controverses, je dois m’excuser pour la prétention de ce titre. Ce n’est pas moi qui l’ai choisi car je pense bien que personne, dans les lettres ou dans le public, ne se soucie vraiment de savoir pourquoi je ne suis pas de l’avis de mes modernes voisines.
Très antérieure à leur siècle je ne peux arriver à les rejoindre que par une sorte de divination littéraire qui n’est pas autre chose que le pessimisme, cette mise en garde contre la peinture… de mœurs. (p. 45)

9En « insist[ant] sur sa réticence », comme l’a déjà montré Nelly Sanchez, elle peut « attirer l’attention du lecteur, et, plus encore, [instaurer] avec lui une certaine connivence »28. Cependant, ceci ne se conforme pas complètement à l’énonciation pamphlétaire étudiée par Marc Angenot29 et lui permet tout juste de mettre sa parole à l’abri d’une caution masculine. En soulignant sa distance avec la génération actuelle de femmes, et son pessimisme quant aux évolutions sociales, elle reprend le terme de « divination littéraire30 » qui évoque la réception de Monsieur Vénus, ce qui permet également de lire ce texte comme une réponse aux interprétations contemporaines de son roman. Cette mise « en garde de son public contre elle-même31 » pousse le vice jusqu’à s’assigner à l’irrationnalité du féminin : elle serait « une créature, douée, comme toutes les femmes, d’excessives nervosités et si [elle n’est] pas une névrosée car [elle se] porte fort bien, [elle peut] en prendre le ton, comme elles toutes, lorsqu’[elle] [s]’éloigne du commun bon sens » (p. 47). En minant d’emblée sa parole, elle organise un trouble qui déstabilise la lecture de poncifs pourtant bien misogynes.

10Rachilde énonce depuis un lieu impossible (bien que largement commun), celui d’une romancière qui se qualifie comme une des « premières féministes de l’époque » (p. 48), devenue antiféministe. Mais le programme excède largement le billet d’humeur : il s’agit de rectifier une interprétation de sa vie, de sa carrière et de son orientation politique comme féministe. En ses mots :

Je n’ai jamais eu confiance dans les femmes, l’éternel féminin m’ayant trompé d’abord sous le masque maternel et je n’ai pas plus confiance en moi. J’ai toujours regretté de ne pas être un homme, non point que je prise davantage l’autre moitié de l’humanité, mais parce qu’obligée, par devoir ou par goût, de vivre comme un homme, de porter seule tout le plus lourd du fardeau de la vie pendant ma jeunesse, il eût été préférable d’en avoir au moins les privilèges sinon les apparences. Cette tendance à des allures masculines ne m’a nullement inspiré le désir de m’emparer de droits qui n’était pas les miens. J’ai toujours agi en individu ne songeant pas à fonder une société ou à bouleverser celle qui existait. J’aime, par-dessus tout, la logique et si je consens à être une exception (on ne peut pas faire autrement dans certains cas), je n’entends pas la confirmer en prenant mes personnelles erreurs pour de nouveaux dogmes. (p. 45-46)

11Un tel paragraphe témoigne du hiatus entre une « position sociale », ici l’identité de femme de Rachilde, et un « positionnement » (standpoint) qui nécessite une forme d’autoréflexivité et suggère « la résistance, l’opposition, […] la prise de position32 ». Rachilde part effectivement de son expérience de l’oppression que vivent les femmes et des privilèges accordés aux hommes, mais n’en tire aucune conclusion politique. En d’autres termes, voir ne suffit pas : son « point de vue » sur l’oppression n’aboutit pas à un « positionnement » sur la condition des femmes puisqu’elle revendique son individualisme.

12Ceci nous permet de comprendre Pourquoi… comme une tentative d’autonomisation de son projet littéraire face aux évolutions sociales qui l’assignent à sa place sociale et genrée. Une telle tentative, qui amène sa biographe à la qualifier de « traître à sa cause » en 1991, forme le revers de son allégeance à un ethos littéraire dandy33 qu’elle a forgé dans les années 1880.

13La posture dandy est, à partir de Baudelaire, misogyne, « la femme [étant] le contraire du dandy34 », soit naturelle, commune et corporelle. De ce dandysme, et de l’esthétisme qui y est associé comme mécanisme de positionnement dans le champ littéraire, on peut déduire une forme de distinction au sens bourdieusien du terme : « L’esthétisme qui fait de l’intention artistique le principe de l’art de vivre implique une sorte d’agnosticisme moral, antithèse de la disposition éthique qui subordonne l’art aux valeurs de l’art de vivre35. » En d’autres termes, son antiféminisme correspond à son projet esthétique.

14Rachilde se rapproche ainsi d’une posture antimoderne, cas éludé par Antoine Compagnon qui se demandait in extremis si « l’antimoderne pouvait être une femme36 » au terme de son ouvrage. Elle correspond au type de « l’individualiste réfractaire et rebelle37 », qui se traduit par une critique de la démocratie, un dégoût pour les idéaux républicains d’égalité, un pessimisme politique et individuel, et une tendance à l’ironie38. De surcroît, la posture du dandy antimoderne au féminin signale qu’il n’y a pas de paradoxe entre antiféminisme et auctorialité féminine : au contraire, de la « réfutation totale de l’idéal féminin39 » nécessaire pour s’établir en tant que « femme-auteur » au tournant du siècle découle parfois un antiféminisme qui est à comprendre comme un désengagement plutôt qu’un engagement. Le féminisme, couplé à la misogynie ambiante, représente le danger pour l’autrice en quête de singularité d’être assimilé à ce qui est perçu comme un trait commun, couplé d’une revendication collective. C’est ce qu’exprime en 1909 la romancière Aurel, dans Voici la femme :

Admettre qu’un écrivain femme, avec l’obstacle qu’elle trouve, puisse en sus être féministe, c’est lui prêter une double puissance qu’elle n’a pas saisie. Elle n’a, comme tout auteur original, pour s’alimenter, que ses signes distinctifs, ceux qui la séparent de ses pareilles. S’enrôler serait s’effacer. La femme est trop claire d’intuitions, elle est trop élancée, trop fière pour ces médiocres dévouements40.

15« S’enrôler serait s’effacer » est le maître mot d’un travail de distinction que Rachilde porte à son extrême, radicalisant par le biais de cet écrit hybride — entre tableau de mœurs, mémoire personnel et pamphlet misogyne et antiféministe — une radicalisation de sa posture exceptionnaliste, qui consiste à prétendre « ne rien devoir, en littérature, au sexe auquel [elle] appartien[t]41 ».

Enjeux de classe

16Le discours de Rachilde, subdivisé en cinq chapitres thématiques (De l’éducation, De l’instruction, La religion, L’amour, La mode) défend des idées presque intégralement réactionnaires, qui correspondent à la doxa de son époque, tout en affichant surtout une posture de classe.

17Lorsqu’elle reprend la naturalisation de la domination masculine en désignant les femmes comme les « frères inférieurs de l’homme » (p. 50), elle opère une défense de certaines qualités féminines : « Elles peuvent être de grandes artistes, d’excellentes spéculatrices, mais l’art ou les affaires sont des résultantes de jeu », signalant par ici qu’il s’agit de réussites hasardeuses, ponctuelles, exceptionnelles ; tandis que la régularité demandée afin d’être « une ponctuelle employée de bureau » empêche l’intervention du « caprice-roi ». Elle se conforme ici à la vision de la femme comme un corps en « magma informe, traversé toujours d’étranges flux42 », dont les « misères physiques [l’]éloignent de la suite dans les idées » (p. 50) mais présente simultanément le travail, but de l’égalité des droits, et la position des hommes qui y ont accédé, comme « raisonnable et, même honnêtement médiocre. » (p. 50) Ceci affirme paradoxalement l’exceptionnalité de certaines natures féminines, tout en reconduisant son mépris du travail propre à une vision aristocratique de la société. En somme, si des exceptions existent (puisqu’elle en fait partie), « [q]uand on aura augmenté le nombre des médiocres ça n’arrangera rien. On ne fera pas voter volontairement les paysannes. On n’entraînera pas les femmes du bas-peuple pour une cause sans profits immédiats » (p. 51). Mais cette « misanthropie » classiste relevée par Franck Javourez se couple de misogynie, définie comme le « mépris de la femme qui la tient pour un être inférieur, voire à peine humain, moins doué d’âme ou d’intelligence que l’homme43 ».

18À partir de son refus du suffrage féminin mâtiné de dégoût pour la République, Rachilde construit son propos dans une structure ternaire qui oppose à chaque fois deux types particuliers, desquels elle s’extrait simultanément. En se présentant comme « élevée avec des hommes, par des hommes, jusqu’à l’âge de vingt et un an » (p. 53), cette position d’extériorité à son genre lui permet de présenter, à l’aide des figures de sa mère et de sa grand-mère, « deux oppositions très classiques du type de la femme : la 1830, la romantique, et la 1870, l’excentrique, celle qui devait précéder la révoltée moderne » (p. 53). Ce dernier type est salué d’un compliment ambigu : il y aurait « toujours des énergumènes au début de toute évolution salutaire et toutes les révolutions commencent par des incendies ! » (p. 53), sans être exploré avant le chapitre suivant.

19Sa mère, décrite comme une « nature forte, une puissance organisée, la femme chef, sévère, surtout un dragon de vertu » (p. 55), incarne une misandrie radicale :

[fait] comprendre, de bonne heure, que [son] père [est] une quantité négligeable, et, […] première leçon de féminisme intégral, [l’enjoint] de [s’abstenir] de toute obéissance vis-à-vis de cet homme parce que l’homme, « animal immonde et égoïste », n’a pas le droit d’exercer sa détestable influence sur les gens vertueux (p. 56‑57).

20Cette mère s’oppose à une grand-mère soumise à un modèle féminin traditionnel : « elle ne discutait pas, ne tançait pas, ne lisait aucun roman, n’étudiait pas les philosophes et ne se lançait pas en théories subversives » (p. 58). En qualifiant ces deux types de « deux modèles opposés du féminisme », elle effectue une syllepse qui associe un sens primitif et contemporain. L’idée d’un aspect pathologique dans la féminité débilitante de sa grand-mère se couple à la folie maternelle, les deux justifiant sa perception de la fragilité du cerveau féminin, « peut-être moins solide que celui de l’homme » (p. 61). Nous voyons apparaître, dans le combat de ces « deux Èves rivales, la femme esclave du joug amoureux, la créature de trop bonne volonté, et la femme déclarée forte » (p. 60), un jeu sur le troisième terme, tiers-exclu et masculinisé : elle se qualifie de « pauvre spectateur » (p. 61), traduisant son positionnement d’une impossible neutralité, d’un en dehors du genre fantasmé. Cette neutralité, qui au sens barthésien du terme, représente bien le projet de Rachilde : à la fois « esquive de l’assertion44 » et « tout ce qui défait, contrarie ou annule le binarisme implacable du paradigme par le recours à un troisième terme45 ».

21Cette structure ternaire réapparaît dans son exposition de deux autres types de femmes modernes. Elle critique particulièrement le modèle de la « femme intellectuelle » qu’elle décline, là-aussi, en deux types : de la « petite dactylo » à la « grande lettrée » (p. 64). On notera que sa satire féroce et sans concession de la dactylo, comme d’un parasite doublé d’une arriviste prête à la promotion-canapé (p. 64) est appuyée par un article de la journaliste féministe Blanche Vogt46, citée in extenso (p. 66-68), témoignant là encore de la nécessité d’éviter d’essentialiser les positions féministes de la première vague. Cette question permet surtout à Rachilde d’aborder la question du séparatisme des sexes : « On commence à s’apercevoir que les deux sexes, voulant, de plus en plus, vivre leur vie séparément, personne n’a plus d’aptitude pour soigner un ménage » (p. 68). Là encore, dans sa formulation du problème, Rachilde témoigne d’une conscience paradoxale de la situation féminine :

La femme moderne demeure ignorante de ses devoirs les plus ordinaires parce que l’homme, qu’elle imite, n’a pas besoin, lui, quand il est au collège et en apprentissage, de savoir faire cuire un œuf ou de raccommoder ses chaussettes. Il est entendu, d’avance, qu’il aura une mère, des servantes, femmes légitimes ou maîtresses dévouées, qui se chargeront de cela. (p. 68, mes italiques)

22Consciente que les deux classes de sexes ne sont pas égales face au travail domestique, sa position de femme dominante et bourgeoise apparaît dans sa préoccupation centrale : « il faudrait, en attendant, créer des machines autres que celles à écrire, un moteur nouveau qui remplace, au sous-sol, le rouage domestique, une cheville ouvrière qui fasse que tout le monde puisse manger à l’heure » (p. 69) Familière des antiennes antiféministes de son temps, puisqu’elle les a aussi entendues jeune autrice47, elle lie la question des femmes-auteurs et du travail domestique, à laquelle elle propose d’ailleurs une solution technique (plutôt que sociale).

23Mais en peignant ces « savantes combien plus dangereuses parce que plus ignorantes encore de leurs devoirs de ménagères » (p. 69), elle s’assigne justement à cette « menace de l’indifférenciation sexuelle48 » que représente la femme-auteur. Rachilde, homme de Lettres, incarne le troisième terme absent entre la dactylo et la femme de Lettres. Son ressentiment envers le « brevet de femmes de lettres qui suffisait, jadis, à leur faire fermer des portes aux nez, leur ouvre, aujourd’hui, toutes les chancelleries » (p. 70) s’explique autant comme un désir de singularité et une revendication de son idéalisme : elle n’aurait « fait de la littérature que pour [se] distraire » et appris tardivement que « cette distraction-là pouvait rapporter de l’argent49 » (p. 74).

24Seules les poétesses nationales sont à son goût ; elle critique celles qui sont « frénétiquement sociales » tout en pointant, avec leur intransigeance envers « leurs frère d’armes » : elles « n’admettent pas les défauts du voisin depuis qu’elles ont appris à avoir les mêmes » (p. 71). Elle s’inclut cependant dans cette critique, puisqu’elle dit ne jamais pardonner et écrire des mémoires, activités « féminines » qu’elle vient de critiquer.

Refaire l’amour, un enjeu antiféministe

25C’est cependant ses chapitres sur la religion et l’amour qui permettent d’élucider d’autant mieux les éléments d’une esthétique rachildienne, et de sa divergence des thèses féministes de son temps. En effet, on aurait pu penser que l’enfant libre-penseuse qu’elle décrit se serait bien entendue avec certaines féministes. Face à l’abbé Raoul chargé de son instruction religieuse, la jeune Marguerite se défie complètement (p. 76) ; elle se réfugie auprès de son rival, l’abbé Granger, qui « ne voyait guère plus loin qu[’elle] sur le chapitre de la vie spirituelle » (p. 77) Ici réapparaissent deux figures rivales que la jeune fille « dress[e] alternativement l’un contre l’autre » (p. 78). L’acmé de cette scène se trouve dans sa prière d’adolescente de devenir un garçon :

[J’ai prié] au bon Dieu qu’il me change en garçon puisque mes parents ne m’aimeront jamais tant que je serai une fille ! Je suis déjà tondue. […] Je monte à cheval comme un soldat et je ne serai jamais belle, que dit maman, parce que je ressemble trop à mon père, alors ? (p. 79, mes italiques)

26L’extrait témoigne de sa conscience aigüe que ses parents voulaient un garçon50, signifiant ainsi son infériorité. Rachilde témoigne de son désir de virilisation depuis presque aussi longtemps que son dédain pour les femmes et le féminin ; l’articulation de ce désir caractérise, à des degrés moindres, d’autres autrices de l’époque, comme Andrée Viollis ou Colette51. Rachilde ne se distancie pas complètement de la jeune fille qu’elle était : le prêtre lui demande de prendre le voile, et sa famille de se marier ; elle ne fera ni l’un ni l’autre, « ne croy[ant] plus à rien qu’au rêve pernicieux de la littérature » (p. 80). Ce chapitre sert surtout à explorer les différents substituts au religieux : la littérature pour la jeune Marguerite, le médecin devenu « confesseur », pour enfin critiquer le manque de pudeur des jeunes filles, leur consommation de « cartes transparentes » (pornographique) ou de « neige » (cocaïne) apportées par des voyantes témoignant d’une forme de moralisation rachildienne, que son style camoufle en moraliste. En défendant (face à ses héroïnes hautement savantes) le modèle de « l’oie blanche », c’est-à-dire la jeune fille qui arriverait innocente de cœur et de corps au mariage52, elle fait ici preuve d’un fort différentialisme : l’égalité en sexualité serait impossible, car « il y a, que vous l’admettiez ou non, la petite différence » (p. 81), anatomique, au fondement de la misogynie.

27C’est ici que l’on peut identifier un curieux point de convergence entre Rachilde et des figures féministes comme Arria Ly ou Madeleine Pelletier. Les deux prônent un certain dégoût envers les hommes, matérialisé par celui du coït, que l’autrice de Monsieur Vénus partage : « laissez-nous tranquille avec vos histoires de dépopulation ! » (p. 81) Elle s’inquiète nonobstant de l’effet de ce refus sur la capacité des femmes modernes à avoir un idéal :

Oui, celui de vivre sa vie pleinement, luxueusement, sans aucune autre religion que sa prétendue égalité. Mais il y a tout de même une case vide, quelque chose qui manque dans son cerveau d’où on a enlevé Dieu, et peut-être l’amour, la passion. (p. 85)

28L’on voit aussi le rôle cardinal qu’occupe l’amour, non seulement dans ses romans, mais aussi dans une forme de métaphysique de l’existence. Comme l’a montré Linda Klinger Stillmann, le projet rachildien de refaire l’amour passe par « la quête par la femme de l’indépendance et de l’absolu53 », souhaitant que le « couple traditionnel cède la place à l’ambiguïté d’une séduction qui confond le même et l’autre. La cérébralité choisie systématiquement par la femme [dans ses romans], au lieu de la chair, n’est pas gagnée sans travail54 ». Contrairement à Stillmann, je ne pense pas qu’il soit possible de parler de féminisme rachildien dans son sens historique : au contraire, sa théorie de l’amour ne peut que la mettre en porte à faux avec le modèle féministe dominant qui insiste sur la complémentarité du féminin et du masculin.

29L’amour est l’être suprême pour Rachilde : comparé au soleil, il est « très simple et tellement hors de nos proportions d’entendement que nous acceptons le phénomène sans le discuter » (p. 86) Comparé à un phénomène naturel, l’amour apparaît comme une force inexorable proche du « souffle d’un dieu inconnu » (p. 87). Cette divinisation de l’amour passe par sa dissociation du désir sexuel : « Je ne parle pas du vulgaire attrait qu’un sexe a pour l’autre : ceci est du ressort purement (ou impurement) humain et cela n’a rien à voir avec l’amour. » (p. 87).

30Cette rhétorique se rapproche de la virginité militante de Madeleine Pelletier, mais reprend un système de valeur dans le masculin l’emporte sur le féminin :

Je ne m’occupe jamais de morale. L’amour, cette électricité, cette étincelle d’une flamme d’origine inconnue cherche, tout naturellement, la flamme sœur, et ne la rencontre presque jamais.
Il est à remarquer qu’on a déclaré de genre masculin, dans les dictionnaires, l’amour au singulier tandis qu’il devient de genre féminin dès qu’il se pluralise… ce qui signifierait que… la volupté n’est que femelle ! J’en demande bien pardon aux femmes, c’est là toute l’infériorité de leur sexe. (p. 88‑89)

31Maryse Choisy rapporte une phrase similaire dans ses mémoires : « As-tu remarqué, dit Rachilde, amour au singulier est du masculin. Amours au pluriel est du féminin. Moi, je suis un homme. Mon astre n’est jamais mort55. » Son refus de la « morale » en amour, essence de sa position de distinction, lui fait dédaigner le politique et idéaliser cette « céleste maladie » qu’est l’amour en s’inscrivant dans le paradigme de l’androgynie, qu’elle semble adopter : elle s’exclut du groupe « femme » dont elle parle à la troisième personne, voire se désigne comme un homme. Ses exemples d’amour pur, Sainte Thérèse d’Avila et de l’empereur Hadrien, témoignent de son dédain pour les normes reproductrices hétérosexuelles mais aussi pour la chair en général : l’une est célèbre pour ses extases religieuses de vierge solitaire, l’autre pour sa relation avec son amant Antinoüs. Pour l’époque, il s’agit de relations qualifiées de cérébrales, caractéristique masculine56. Elle reproduit ainsi la binarité femme/corps et homme/esprit, en prônant une virilisation de l’amour qui doit transcender le corps, comme l’a montré Regina Bollhalder-Meyer57. Au nom de cet idéal, « ce grand seigneur » ou « ce rayon » (p. 93), autonome et autotélique, elle critique l’aspect calculateur des femmes modernes, qui ne sauraient plus aimer à force de questions qu’elle considère comme trop pragmatiques, de l’ordre de la sécurité affective et matérielle :

suis-je ou ne suis-je pas l’unique idole, a-t-il eu des amies avant moi, peut-il m’épouser ou peut-il me protéger, veut-il ou ne veut-il pas d’enfant, puis-je compter sur lui ou dois-je penser que son caprice passé, il ne m’oubliera pas totalement, etc. etc. ? Remarquez que je ne nie pas la valeur de tous ces arguments, ils sont loin d’être négligeables, pourtant ce sont les petits fossés creusés dans le grand champ de l’envol. (p. 92)

32Catherine Ploye a déjà montré la manière dont la conception esthétique de l’amour de Rachilde aboutit à la défense d’Oscar Wilde et de Lord Douglas lors du procès de 1895. En en faisant un « amour-passion » idéal, elle lui permet de critiquer les moralistes qui condamneraient cette forme d’amour et les émancipatrices qui demandent plus de droits sociaux58. Sa critique porte bien sur ce qu’elle perçoit comme une réduction de l’amour par le mouvement féministe à des revendications matérielles, alors qu’il « appartient à la même sphère transcendantale de la Poésie et n’est donc accessible qu’à l’être marginalisé, hors du commun59 ». Cette marginalité n’est tolérée que si elle est masculine, comme on le voit dans sa moquerie envers les « gentils ménages de Lesbos qui, grâce à une propagande à la fois littéraire et… snobique 60, deviennent de plus en plus fréquents ». (p. 96) En excluant de l’amour vrai l’amour entre femmes, elle reprend le stéréotype misogyne qui lie féminisme et saphisme (alors même que le saphisme était tabou dans les milieux féministes61), et témoigne de sa conception de l’homosexualité masculine comme instanciation de la valorisation du masculin dans sa définition de l’amour :

[R]are et d’essence mâle […, i]l atteint difficilement les deux sexes à la fois. On a prétendu que l’Antinoüs était hermaphrodite. C’est certainement faux parce que l’empereur Hadrien ne lui aurait pas élevé de temple : il n’y a que les hommes pour savoir se soutenir entre eux62.

33Sa valorisation de l’amour pédérastique ou de la virginité témoigne bien de préoccupations pour des sexualités non-coïtales et non-conjugales, qui ne visent pas à résoudre le problème de la différence des sexes par l’action politique, mais bien par la sexualité. Si les limites théoriques du modèle du couple comme complémentarité, ainsi que les préoccupations uniquement hétérosexuelles du féminisme de la première vague, apparaissent ici, cette valorisation de la déviance est esthétique plutôt que politique, et se conjugue au masculin à l’exclusion des femmes libres et des lesbiennes.

Rencontres du troisième type

34Le dernier chapitre, sur la mode, condense les arguments de Rachilde. Elle revient sur son geste de travestissement pour en défaire toute portée politique, en justifiant son choix par des contraintes matérielles : « Il ne me restait, comme dernière ressource, qu’à vivre en mauvais garçon » (p. 104). Pour Christine Bard, « son travestissement est aussi une opération publicitaire63 », et elle le qualifie de « snobisme », ce qui souligne une réelle volonté de distinction. Une telle hypothèse justifie son changement d’habillement après son mariage, moment où elle dit d’elle-même : « j’avais enterré ma vie de garçon ! » (p. 108) Elle donne donc dans la critique de la « virilisation » qui a fabriqué des lesbiennes (p. 96‑97), puis des « demi-mâles » (p. 97), soit les femmes modernes, qui vivraient une vie dissolue faite de sport, d’alcool, de dancing et de cigarettes.

35La clé de ce passage se trouve dans le commentaire suivant : « Je n’imite pas les gestes de l’humanité quand je me sens très lointaine de cette humanité-là. » (p. 110) Dans un article où on l’interroge sur la mode des cheveux courts chez les femmes, elle répond :

Pourquoi diable ce ridicule désir de singer une race d’hommes déjà si diminuée, et de l’imiter dans tout ce qu’elle a… d’impuissant ? À leur place, comme je préférerais me déguiser en Chevalière d’Éon, au lieu de jouer les petits Monsieur Vénus64 !...

36La Chevalière d’Éon, personnage historique, diplomate, espion/espionne et homme/femme de Lettres, connue pour son transvestisme, a vécu la moitié de sa vie avec une expression de genre masculine et l’autre moitié avec une expression de genre féminine, est comparée à Rachilde par son biographe (et protégé) André David en 192465. L’opposition avec sa créature, Monsieur Vénus, est significative : la véritable androgynie serait d’adopter un vêtement féminin alors qu’on est, intimement, un homme. Plus encore, on y lit la fascination de Rachilde pour un troisième sexe et son refus caractérisé de s’assimiler au genre féminin, qui ponctue le texte :

La guerre des sexes est une lutte nouvelle à ajouter aux luttes anciennes et elle ne serait très intéressante que si elle amenait au troisième sexe, celui des fourmis travailleuses ou des abeilles ne confectionnant leur miel que pour les reines. (p. 53)

37Le terme de troisième sexe désigne non seulement l’homosexualité, mais également toutes les personnes qui ne rentrent pas dans les normes sexuelles et de genre66. Il est cependant utilisé par Rachilde dans un sens spécifique. En effet, la comparaison provient vraisemblablement de son collègue Rémy de Gourmont, qui explique que les abeilles ont « rejeté sur un troisième sexe tous les soins qui ne sont pas uniquement sexuels67 » tandis que les fourmis « se divisent en trois sexes : des femelles et des mâles également ailés et des neutres sans ailes68 ». Barthes signale d’ailleurs cet exemple dans son cours sur le neutre69. Ainsi, Rachilde envisage bien la société humaine de manière analogue : il s’agit de préserver certains êtres qui ne sont pas dotés de caractéristiques sexuelles liées à la reproduction. C’est ainsi que l’on peut interpréter ce passage à la fois xénophobe et raciste :

Rassurez-vous, je ne vous ferai pas l’apologie du mariage, du collage ou de la passade en vue du résultat repopulatif parce que je ne vois pas du tout pourquoi on ne se servirait pas des étrangers, en si grand nombre chez nous, pour ce travail plus ou moins nécessaire. Ça renouvellerait la race (notre race douée d’une énorme puissance d’assimilation par le raisonnement, la logique) et puisque les nobles étrangers de toutes les couleurs nous ont pris nos hôtels, nos appartements et nos humbles logis, jusqu’à nos chambres d’étudiants… (p. 79‑80)

38Rachilde propose une forme d’organisation sociale hiérarchique, analogue aux sociétés d’insectes, et veut déléguer le travail reproductif à des servantes et des valets étrangers, afin de renouveler la « race » française, et délester les individus cultivés de cette tâche ingrate.

39Elle adopte une position in fine cohérente : se plaçant en tiers exclu, sa masculinisation s’apparente à une tentative de tendre au neutre. Parce qu’attachée à des principes esthétiques, son « apolitisme70 » s’apparente pour la nouvelle génération surréaliste et moderniste, et d’autant plus pour la nôtre, à une posture conservatrice, misogyne, antiféministe, lesbophobe, xénophobe et raciste, lot du « fil bien visible [qui] conduit parfois (mais pas toujours) de la désespérance décadente aux discours autoritaires, puis fascistes, du xxe siècle commençant71 ».

40L’excipit du texte, en symétrie à l’incipit, ne résout pas le trouble de la lecture, car sur le suffrage féminin, elle conclut de manière ambiguë :

Je pense, j’espère bien qu’il y arrivera, mais il faut donc encore une génération pour parvenir à cet état de perfection cérébrale… où l’on verra les petites dames de toutes nuances forcer le candidat de leur choix à témoigner, sur une estrade, de sa particulière habileté à danser le charleston du moment. (Je ne suis pas sérieuse ? Je ne vous ai jamais dit que je l’étais… ce n’est pas ma partie ! On m’a demandé d’écrire ici ce que je pensais, je ne peux pas penser autrement.) (p. 118)

41En réfutant, par cette parenthèse apparemment anodine, ce qu’elle aurait écrit jusqu’ici, elle finit par concéder le suffrage féminin72 :

Non, je ne suis pas féministe. Je ne veux pas voter parce que ça m’ennuierait de m’occuper de politique. J’ai horreur des discours. Il faudrait retordre le cou à l’éloquence mais je ne vois aucun inconvénient à ce que les femmes votent. Elles sont et peuvent beaucoup. Je leur souhaite de rénover la Chambre. Qu’elles se montrent bonnes ménagères et fassent un balayage complet. (p. 121‑122)

42L’utilisation de la métaphore misogyne du balayage de l’Assemblée maintient l’ambiguïté sur sa posture jusqu’à la fin. En espérant avoir « diverti » son lecteur, « mêmes à [ses] dépens » (p. 122), sa conclusion porte sur la singularité de son genre, « à jamais séparée du masculin comme du féminin73 » :

N’étant, hélas ! ni de la race des femelles, seules créatures vraiment indispensables à la vie normale, ni de la race des courtisanes qui sont également nécessaires à l’existence d’une société… puisqu’elles en sont le plus bel ornement, je me contente de demeurer un reporter, c’est-à-dire de rester neutre en prenant des notes sans prendre parti. (p. 122)

*

43Refuser la position féministe s’apparente donc aussi pour Rachilde à refuser la position féminine : en récusant la maternité et le désir hétérosexuel, elle affirme sa neutralité en prenant la position du « reporter », mot d’ailleurs neutre car anglais. Cette alternative, hors de la dichotomie patriarcale de la mère ou de la courtisane, a soulevé la question de son identité de genre74. Afin de ne pas noyer le texte sous des spéculations sur l’autrice, il semble avant tout qu’il s’agit d’une stratégie de distinction que l’on peut rapporter à une stratégie auctoriale (obsolète)75 : l’antiféminisme (et la dépolitisation) lui garantit à l’entame de sa carrière une place aux Panthéon des auteurs, puis lui ferme quelques portes lorsque le vent tourne.

44Le cas exemplaire de cet ouvrage témoigne de la nécessité plus générale, lorsqu’il s’agit d’étudier les autrices dans une histoire du féminisme — surtout dans la perspective actuelle de leurs rééditions — d’historiciser leurs prises de parole et positionnements par rapport à un état du champ social, politique et militant. Seul ce geste sociocritique permet de se résoudre les enjeux inhérents aux analyses du standpoint. Il est nécessaire, d’une part, de prendre en compte la position objective des autrices dans le champ littéraire, marginalisées et opprimées de facto, mais sans commettre l’erreur, déjà relevée par Donna Haraway, de fétichiser les positions assujetties en leur accordant un privilège épistémologique trop grand76 — ou d’opérer une confusion entre leur position objective (sociale) et subjective (positionnement.) Il ne faut donc pas se leurrer : Pourquoi… atteste d’une position certes socialement contrainte, mais consciemment épousée, et, contrairement à d’autres, défendue. Elle témoigne ainsi de la ténacité des déterminismes de classe dans l’expression possible d’une solidarité à un groupe sexuel dominé.