
« Passer par la parole des autres pour connaître le monde » : la littérature des écrivains de l’oreille
1Si le xixe est volontiers décrit comme une époque traversée par une « fièvre enquêtrice1 », la publication, en 2019, d’Un nouvel âge de l’enquête par Laurent Demanze atteste d’une inflexion dans l’histoire littéraire contemporaine : celle d’un retour de l’enquête comme forme, méthode et horizon critique. L’ouvrage ne se contente pas d’en dresser la généalogie ou d’en repérer les résurgences ; il en assume aussi la double posture, à la fois symptôme d’une époque et outil pour en penser les lignes de force. Car après s’être dilué dans les formes médiatiques au début xxe siècle, le paradigme de l’investigation réapparaît avec vigueur à l’orée du xxie siècle, selon une dynamique qui « infléchit en profondeur les formes et les imaginaires de la littérature contemporaine2 ». D’Éric Chauvier à Ivan Jablonka, d’Emmanuel Carrère à Philippe Artières ou Florence Aubenas, les auteurs investissent l’enquête, leurs récits articulant dispositifs et méthodologies autant empruntés à la littérature qu’aux épistémologies des sciences sociales. Ce qui se joue alors n’est pas tant le retour d’un genre que l’émergence d’une posture — celle d’un écrivain-enquêteur qui interroge sa place, son mode d’adresse, sa manière de faire récit avec le réel.
2Dans ce contexte, l’enquête orale, de laquelle affleure la pratique de l’entretien, devient un geste central. Aussi, en quête de « voix humaines solitaires » et de « romans qui disparaissent sans laisser de traces3 », Svetlana Alexievitch s’inscrit-elle à la lisière du journalisme et de la littérature. Elle restitue dans une œuvre chorale la mémoire des silences et des marges, se décrivant elle-même, dans son discours de Stockholm, comme une « femme-oreille » qu’elle oppose à l’« homme-plume » de Flaubert. Elle y « esquisse le paradigme d’une littérature de l’écoute » (p. 11) dont Maud Lecacheur a cherché à systématiser les échos dans la littérature française contemporaine. Son récent ouvrage Une littérature de l’écoute. Collectes de voix de Georges Perec à Olivia Rosenthal, issu du remaniement de sa thèse de doctorat dirigée par Laurent Demanze et paru aux Presses Universitaires de Saint-Étienne en 2024, se donne pour ambition de brosser le portrait de ceux qu’elle rassemble sous la bannière des « écrivains de l’oreille » : des années 1980 au seuil des années 2020, « de nombreux auteurs français qui ont pratiqué l’entretien, se sont essayé à recueillir témoignages et récits de vie » (p. 13).
Une nouvelle reconnaissance des écritures « en mode mineur » ?
3Composée majoritairement de textes relevant de la non-fiction, la production contemporaine analysée par Maud Lecacheur — qui prend un tempo vertigineux depuis le tournant qu’a marqué le prix Nobel décerné à Svetlana Alexievitch en 2015 — déplace les frontières de la littérature, en passant d’une conception fondée sur la création originale à une pratique entendue comme un art de l’enregistrement. La chercheuse souligne en ce sens qu’il y a chez les écrivains de l’oreille une « fascination pour la voix », selon les termes de Jean-Paul Goux, ou encore l’ambition d’écrire « pour que les textes puissent être lus à haute voix » comme l’affirme Olivia Rosenthal (p. 34). Si les recueils fondés sur des entretiens constituent parfois, chez des auteurs tels qu’Arno Bertina ou Sophie Divry, une forme de marge par rapport à leur œuvre principale, le « désir de voix » que Maud Lecacheur décèle chez ces écrivains contemporains prolonge à tout le moins un intérêt pour la parole et la polyphonie.
4L’ouvrage se propose de cartographier le territoire des écrivains de l’oreille, encore peu balisé. Les dix chapitres qui le composent s’organisent en quatre temps et offrent une diversité de perspectives sur la collecte des voix, qui consigne les mémoires autant qu’elle engage un rapport singulier au réel. En écho aux travaux de Jérôme Meizoz, Maud Lecacheur analyse les dispositifs de saisie et de restitution des voix comme une modalité héritière des sillages romantique et naturaliste : la collecte de voix s’inscrit à la croisée du « roman parlant4 » et du récit de la modernité, ce qu’expose la première partie, intitulée « Archéologie d’un désir et d’une pratique », composée de trois chapitres. Celle-ci s’attache ainsi à présenter l’introduction des voix ordinaires dans la littérature, en interrogeant la manière dont le témoignage devient matériau littéraire. Une seconde partie, qui se veut plus synchronique, rassemble les chapitres quatre, cinq et six qui portent sur le moment de l’enquête de terrain, préalable aux choix de transcription des voix enregistrées. Maud Lecacheur y lit une véritable « Dramaturgie de la collecte », souvent liée à une scénographie auctoriale qui structure le rapport entre l’écrivain, le témoin et le lecteur. Un troisième temps, « Polyphonies documentaire », s’intéresse aux enjeux formels et poétiques de ces récits, en particulier à la manière dont la langue de l’autre est représentée. Cette réflexion ouvre sur une interrogation plus large concernant les modalités de représentation de l’imaginaire social de la langue. Enfin, la quatrième partie, incluant les deux derniers chapitres, cherche à redéfinir le statut de l’écrivain et sa place au sein de la Cité. La chercheuse y aborde les dimensions éthiques et politiques du témoignage littéraire, en soulignant les responsabilités de l’auteur vis-à-vis de la parole recueillie et de ses implications sociales et historiques. Les pages conclusives efficaces sont l’occasion pour Maud Lecacheur d’expliquer qu’à la notion de genre — et en dépit de caractéristiques saillantes (non-fiction, matériau documentaire, topoï de l’ethos de l’écrivain public, du métadiscours réflexif, du paratexte des « Remerciements », du montage de parole) et d’une visée heuristique « sous-tendue par un horizon politique élargie » (p. 291) — elle préfère le terme de geste, pour la dynamique qu’il engage, propice à envisager la collecte dans son ensemble et à ne pas figer la lecture de certains textes sous l’angle réducteur d’un cadre générique hérité de publications contemporaines.
5En creux de l’analyse menée par Maud Lecacheur, c’est une réflexion nuancée et exigeante sur la posture auctoriale qui se déploie. L’essai constitue un apport critique rigoureux prolongeant les théories de Jérôme Meizoz5 et de Laurent Demanze, en se proposant de penser la posture d’auteur à l’aune des reconfigurations récentes du fait littéraire. À cet égard, le regain d’attention porté à la littérature documentaire n’est pas anecdotique : il s’inscrit dans un déplacement plus large du régime de légitimité littéraire, où les écritures de la voix et du réel tendent à se libérer du « statut conditionnel » que Gérard Genette associait encore aux œuvres de diction par opposition à la fiction (p. 294). En retraçant le geste de la phase de collecte jusqu’à celle de la réception, Maud Lecacheur redonne à ces textes leur épaisseur processuelle et contextuelle et esquisse à traits sensibles le portrait d’écrivains mus par un intérêt pour les invisibles. À l’écoute des voix anonymes, ces écritures redéfinissent les contours d’une responsabilité littéraire, à la croisée de préoccupations éthiques, politiques et mémorielles. Elles s’inscrivent dans un imaginaire de la réparation6 qui ne cesse de questionner la place de la littérature dans l’espace public contemporain.
Fonder l’enquête sur une absence : depuis « l’ère du témoin »
6Du prix Nobel de littérature décerné en 2002 à Imre Kertész, consacrant l’intégration du témoignage d’un survivant de la Shoah au sein du canon littéraire, à celui attribué à Svetlana Alexievitch en 2015, s’opère un glissement significatif de l’œuvre du témoin à celle du collecteur. La publication de Maud Lecacheur met en lumière une inflexion majeure de la littérature contemporaine « de l’art du récit à l’art de l’écoute » (p. 17) dont la figure du témoin constitue le principe structurant. Investi d’une légitimité à restituer l’évènement à la faveur des catastrophes du xxe siècle, son récit « se substitu[ant] à l’expérience directe » (p. 51), il s’inscrit au centre des dispositifs de mémoire collective — ce qu’Annette Wieviorka désigne comme « l’ère du témoin7 ».
7Réactivant la distinction entre le testis (témoin oculaire) et le superstes (le survivant qui peut en témoigner), rappelée par Giorgio Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz8, l’émergence dans la littérature du témoignage indirect, dont atteste la parution de W ou le Souvenir d’enfance9, redirige les enjeux vers une délégation de la parole qui répond en particulier au dilemme éthique posé par la fictionnalisation des évènements ainsi qu’au paradoxe du « témoin intégral10 » posé par Primo Levi. Le témoignage de la Shoah apparaît dès lors comme un élément de comparaison implicite aux récits de voix qui s’inscrivent dans l’après-coup de la Seconde Guerre mondiale. De nombreux écrivains contemporains, dont Georges Perec marque le sillage, s’attachent ainsi à restituer les existences et les voix de leurs aïeux disparus (Hélène Gaudy), à relater des génocides ultérieurs (Jean Hatzfeld chez qui de multiples références à l’Holocauste traversent la trilogie des Récits des marais rwandais), autant d’histoires et d’évènements auxquels la Shoah fournit un paradigme mémoriel. Le rapport de Perec au génocide, dont la distance par rapport à l’évènement constitue le moteur de l’enquête dans une « exploration oblique de l’intime » (p. 61) qu’il prolongera dans les Récits d’Ellis Island avec Robert Bober, éclaire en particulier la manière dont ces écritures contemporaines déplacent les formes et les enjeux du témoignage.
8Dans le prolongement de la diffusion croissante des formes testimoniales, s’impose le modèle du « témoin du témoin » (p. 58), dérivé de la catégorie de « témoin au second degré11 » formulée par Shoshana Felman dans un article consacré à Shoah de Claude Lanzmann, désignant la figure de l’artiste qui recueille, transmet et médiatise la parole des survivants. Dans le cadre du récit de voix, l’écrivain se déplace sur les lieux ou leurs vestiges, endossant ainsi une fonction d’attestation différée, permise par une médiation temporelle. La question de l’effacement se veut « au cœur du problème des lieux de mémoire » (p. 75). De fait, « dans le sillage de la psychanalyse, les écrivains déplacent l’objet de l’enquête, de l’évènement en soi aux traces mnésiques qu’il a suscitées » (p. 93) — et, en retour, l’auteur de ne transcrire que ce qu’il en retient. Ainsi, jouant de « l’après-coup » freudien, Jean Hatzfeld recueille-t-il les paroles des survivants quatre ans après le génocide rwandais, Perrine Lamy-Quique met-elle au jour le retour fantomatique dans les consciences de l’effondrement du sanatorium du Roc des Fiz, Jean-Paul Goux et François Bon mènent-ils leur enquête alors que les usines sont déjà fermées.
Fabrique du savoir et éthique
9L’un des traits saillants de l’essai de Maud Lecacheur réside dans le soin méthodique apporté à la contextualisation : à cet égard, l’écrivain de l’oreille apparaît comme l’héritier d’une tradition historiographique incarnée par Jean Norton Cru et Marc Bloch, pour qui, à l’issue de la Première Guerre mondiale, le témoignage ne relève plus du simple supplément narratif mais devient la condition même de possibilité d’un récit historique. Ce recours à la parole vécue s’insère dans le moment de « la construction sociale d’un intolérable12 ». Il en résulte une revalorisation de l’expérience, voire une inversion du régime de légitimité du savoir dont témoigne l’essor des programmes de collecte qui marquent la seconde moitié du xxe siècle qui repensent « la place des acteurs de l’histoire dans la fabrique du savoir historique » (p. 57). Ce geste d’écoute se comprend, en outre, en contrepoint des grandes enquêtes administratives du xixe siècle, où l’interrogatoire, instrument de pouvoir, visait à catégoriser, discipliner, et finalement normaliser les populations les plus vulnérables. L’entretien, tel qu’il se développe au siècle suivant, s’envisage ainsi comme un espace de co-construction, où la parole se dit dans un cadre éthique et réflexif. Il engage un « double geste de fouille et de sauvegarde » (p. 95) qui fait entendre l’irréductible de l’expérience individuelle et articule « le savoir à l’expérience intime d’un individu » (p. 79). En cela, l’enquête devient un dispositif de légitimation des existences ordinaires, un instrument de visibilité pour des voix longtemps tenues hors du discours savant. À l’autorité verticale du savoir positiviste se substitue une épistémologie de la relation, qui rompt avec le monopole de la science — et se distingue, à ce titre, de la posture zolienne de l’écrivain-ethnographe. « Sans doute faut-il voir dans l’écoute un changement de paradigme dans la façon de penser la fabrique du savoir » (p. 92) : un déplacement décisif, où l’écoute n’est plus simple réception, mais (re)connaissance. Dans cette logique, la forme littéraire fait sienne le refus de tout surplomb : la polyphonie induite par la mise en regard des entretiens devient le lieu d’une confrontation des points de vue participant d’une inflexion du genre romanesque dès lors marqué « par la défiance progressive envers le point de vue omniscient » (p. 203).
10Les livres de voix rejouent le « pacte éthique qui relie l’enquêteur aux témoins » (p. 255) ; aussi l’exhibition des outils de la collecte et l’obtention de la permission — symbolisée par le « carnet noir » de Maryline Desbiolles ou le « dictaphone » — figure-t-elle un souci de fidélité autant qu’elle matérialise une pratique éthique de l’entretien. Les enjeux éthiques inhérents à la non-fiction rejaillissent également sur la posture même de l’écrivain : « écrire avec une parole obtenue par délégation remet en question le dogme d’une liberté totale de l’artiste » (p. 258). Une des particularités des récits de voix consiste en un dédoublement de l’auctorialité — invitant à repenser sa place dans le processus littéraire (p. 12) — dont la chercheuse sonde les répercussions jusque dans les contrats de répartition des droits d’auteur.
Portrait de l’auteur en collecteur
11Les écrivains ne partagent pas pour autant le banc des témoins directs : Maud Lecacheur met en lumière cette distance, théorisée par Catherine Coquio à travers la notion de « seuil clair13 », ainsi que sa thématisation fréquente dans le discours réflexif des auteurs sur leur propre enquête, soulignant leur position d’écoute et la responsabilité éthique que celle-ci engage. Si se profile une posture en retrait, les écrivains de l’oreille présentent à tout le moins un ethos d’auteurs investis d’une mission politique : sortis de leur bureau, appelés par une « littérature du réel » selon l’expression de François Beaune ou une « littérature exposée » pour Olivia Rosenthal (cités p. 107), ils se déplacent sur le terrain qui se présente comme un moyen de récolter des matériaux. Le primat du lieu conféré par la « littérature de terrain14 » hérite du retour au proche de l’ethnologie, du renouveau des liens entre littérature et journalisme ainsi que de la multiplication des résidences d’écriture que les collectes de voix invitent à repenser comme une conjonction des cadres institutionnel et littéraire dont l’ambition est de « refonder la cohésion d’un territoire » (p. 265). Synonyme d’habiter (John Berger) ou de résider — confrontant à l’occasion l’écrivain à la position liminaire de l’étranger, comme Arno Bertina au Congo ou Jean Hatzfeld au Rwanda — ou encore d’un retour à une carrière de journaliste, le terrain appelle tout un contexte du projet littéraire. Les institutions jouent en effet un rôle déterminant dans la collecte : résidences qu’accompagnent un « contrat de commande qui stipule “la rédaction d’un ouvrage littéraire” » (p. 146), associations, figures intermédiaires, que font apparaître les remerciements. Et, si l’objet-livre continue de structurer l’horizon de la collecte, il n’en constitue plus nécessairement l’unique point d’aboutissement : les multiples « expérimentations hors du livre » (p. 150) attestent de l’interférence entre la littérature et l’art contemporain.
12Intervenant dans l’espace public, investissant les lieux en compagnie des habitants, les auteurs adoptent une posture à rebours du « sacre de l’écrivain » (p. 132). S’occasionne une réflexivité de l’artiste « sur sa position sociale » (p. 133), celui-ci apparaissant comme un membre de la Cité. De fait, les récits de voix inscrivent une tension entre la tendance à faire disparaître la figure de l’auteur et celle qui le conduit à écrire le récit de la recherche à la première personne. Au « “je” de méthode15 », analysé par Ivan Jablonka, décliné en « je » de position, « je » d’enquête et « je » d’émotion — autant de modalités d’inscription de l’enquêteur dans le texte de la recherche — Maud Lecacheur adjoint un « je » témoin qui transcrit « l’évolution d’une réalité sociale ou historique », un « je » de réception ainsi qu’un « je » de liaison qui recueillent en eux les voix des autres, et en assurent la médiation, leur espace d’inscription variant dans le récit de voix (p. 158).
Du phonographe au porte-voix
13Le récit de vie, à l’image de Mémoires de l’Enclave16 de Jean-Paul Goux, est « désireu[x] de confronter le fantasme d’une classe sociale à l’expérience des rencontres singulières » (p. 87). En cela, l’École de Chicago des années 1920-1930 — dont l’approche méthodologique repose sur l’expérience vécue et l’observation participante — joue un rôle pionnier : à une époque marquée par son essor, les ouvrages publiés aux États-Unis dans le cadre du Federal Writer’s Project, donnent à lire de nombreux récits de vie en période de crise. Parallèlement, les avancées techniques — non sans évoquer « l’histoire de la fascination des écrivains pour la voix » (p. 40) — facilitent la conduite d’entretiens, contribuant à l’essor éditorial de ces œuvres qui rencontrent un large écho auprès du public. En France, le succès rencontré par Le Cheval d’orgueil17 ne saurait être considéré comme un phénomène isolé : il témoigne, au contraire, d’un mouvement plus vaste de retour vers l’univers du proche et de l’intime.
14Ce qui se dessine alors, c’est la forme discrète mais décisive d’un engagement renouvelé, qui ne reconduit pas pour autant les formes passées qui ont marqué les xixe et xxe siècles. À la figure du porte-voix, dévoilant celui qui comble les manques d’une démocratie défaillante, s’adosse une reconfiguration de l’engagement littéraire dont témoigne la posture de « l’écrivain public ». Ce dernier « devient l’auxiliaire d’une population » (p. 233) et écrit, par délégation, au nom de l’autre. Si l’auteur des livres de voix revendique son amateurisme, à l’instar d’Olivia Rosenthal qui se réclame d’une pratique « sauvage » de l’entretien (p. 80), celui que Maud Lecacheur apparente à la figure de l’« écrivain public », prête ses mots parce qu’il est détenteur d’une expertise. Cette littérature documentaire, « à la portée concrète sur le monde » (p. 240), atteste d’une réelle éthique de l’attention et répond au problème de la représentation démocratique, d’autant que « [l]a notion de “mémoire collective” fait partie du contrat entre l’écrivain et La Cité, l’association commanditaire : c’est sur elle que doit porter le travail d’enquête » (p. 86). La mise en récit peut mettre fin à la violence sociale entrainée par une défaillance linguistique (pour les malades atteints d’Alzheimer chez Olivia Rosenthal, la population allophone en demande de papiers chez Violaine Schwartz ou au regard du sentiment de honte sociale chez des ouvriers entretenus par Jean-Paul Goux) ou d’un autre ordre (comme la mutilation des Gilets jaunes chez Sophie Divry), une marginalité, un éloignement.
15Le terme de « littérature phonographe18 » est avancé. Quoique Maud Lecacheur présente certains écrivains comme « ventriloqués » (p. 47), le lecteur se voit rappeler que l’importance du dispositif de la collection égale l’« esthétique du montage de document » (p. 18). Elle rappelle, en creux, l’influence décisive du cinéma documentaire sur les pratiques de collecte littéraire, Laurent Demanze ayant déjà présentée le montage comme omniprésent dans la littérature contemporaine du fait du « décloisonnement des pratiques esthétiques19 » — un riche entretien qu’il réalise avec Maud Lecacheur, mis en ligne à l’occasion de la parution de l’essai, poursuit cette réflexion, notamment au regard de ce qu’il nomme « l’impérialisme contemporain de la vidéosphère20. » Le récit de voix diffère des factographies qui faisaient la part belle aux figures du greffier et du scribe. En réalité, il s’agit « d’agencer les entretiens sans les subsumer sous l’égide d’une voix unique » (p. 202). En témoigne la formule de la « onzième voix », c’est-à-dire des « dix voix plus une » de Maryline Desbiolle qui dessine les contours d’un « nous » : « Être une “femme-oreille” […] ce n’est pas reconduire le rêve du phonographe enregistreur des faits. L’oreille apparaît avant tout comme un organe subjectif » (p. 170). En effet, à la captation de la parole succède la transcription, au regard de laquelle certains auteurs balancent davantage vers « l’élaboration littéraire21 », selon la formule de Philippe Lejeune. Optant pour une « reconstruction », une « restitution » (François Bon), une « transformation » ou une « représentation » (Jean-Paul Goux) (cités p. 144), l’écrivain peut aller jusqu’à l’ingestion (François Beaune) (p. 253). La chercheuse déploie une réflexion poétologique au regard de la représentation des voix des autres : le « souci de la langue d’autrui » (p. 180) est actualisé d’une part par la « valorisation de la langue des témoignages », véritable geste herméneutique qui prolonge le travail d’écoute, de l’autre par un effet d’étrangeté dans le texte (p. 181).
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16Pour être rigoureuse et approfondie, la mise en œuvre du corpus n’échappe pas à quelques déséquilibres. Certains auteurs, pourtant présents dans le corpus primaire, apparaissent en retrait dans l’analyse : c’est le cas de Nicole Malinconi et de Marie Cosnay, mais aussi dans une moindre mesure de John Berger, Jeanne Sautière, Perrine Lamy-Quique et Nathalie Quintane, dont les œuvres, bien que convoquées, restent marginales dans l’architecture des exemples.
17Nonobstant, le tracé des « évolutions du geste testimonial » (p. 27) et de l’articulation entre littératures et sciences sociales que propose Maud Lecacheur, restitue avec finesse les conditions d’émergence d’une nouvelle posture d’auteurs adeptes de l’entretien. La force son ouvrage réside dans la démonstration rigoureuse du contexte et de la cohérence qui traverse cette production littéraire conséquente, et de la pluralité irréductible des démarches qui la composent. En suivant au plus près les inflexions de chaque projet d’écriture, elle parvient à dessiner une cartographie sensible de ces pratiques de l’écoute, sans jamais sacrifier leur singularité. Au contraire, loin d’un discours unifiant, c’est à un véritable art du contrepoint qu’elle s’emploie : chaque exemple, chaque posture vient nuancer l’ensemble.

