Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Novembre 2025 (volume 26, numéro 10)
titre article
Laurent Angard

« Miroir, miroir joli ! Qui est le meilleur des princes ? »

« Mirror, mirror on the wall! Who is the fairest of them all? »

De la métaphore spéculaire à la théorie politique de la représentation

1Dans Le Prince aux xvie et xviie siècles. Du prince miroir au prince souverain, paru en 2024 aux éditions Classiques Garnier, Xavier Gendre, historien et philosophe politique, entreprend une vaste enquête sur la fortune et la transformation de la métaphore du « miroir des princes » dans la pensée politique européenne. Il s’appuie notamment sur les analyses de Diane H. Bodart qui fut, nous dit-il, à l’origine de son travail doctoral (p. 15-16). Cette dernière, historienne de l’art, éclaire la manière dont la métaphore du miroir, d’abord conçue comme l’attente d’un modèle vertueux, s’est progressivement inversée pour désigner le prince comme reflet, pour le meilleur ou pour le pire, du peuple qu’il gouverne1. Xavier Gendre, relayant cette réflexion, souligne que la métaphore du miroir, érigée en théorie de la représentation politique, connaît une inflexion décisive à l’époque moderne, où l’on cesse d’attendre du dirigeant une capacité à tendre vers un idéal moral pour n’en faire qu’un reflet, aussi fidèle que possible, de la nation. Cette évolution, perceptible dans le débat public contemporain, témoigne d’une résignation de l’homme moderne à l’égard de l’idéalisation du pouvoir, et d’un déplacement de la question de la vertu vers celle de l’adéquation entre le prince et ses sujets.

2L’ouvrage, qui comporte six parties, s’ouvre sur une généalogie minutieuse de la métaphore spéculaire, dont les origines antiques sont réactivées par les auteurs chrétiens du Moyen Âge, qui en font un instrument à la fois moral et politique. Le miroir, dans cette perspective, sert d’idéal au prince, tout en reflétant, pour ses sujets, l’image d’un bon gouvernement, garant de l’obéissance et de la stabilité du royaume. Ce modèle du « miroir des princes » s’impose ainsi comme une référence majeure dans les théories politiques du haut Moyen Âge jusqu’au xve siècle, avant d’être radicalement remis en cause par la pensée machiavélienne. Machiavel, en effet, substitue à l’idéal spéculaire la « vérité effective de la chose politique », fondée sur la force, la ruse et la capacité à conserver le pouvoir, même par des moyens immoraux. Par ce geste, il brise le miroir traditionnel, sans pour autant faire disparaître totalement le genre, qui connaît des adaptations chez des auteurs comme Érasme ou Budé, où il se mue en traité d’éducation du prince chrétien.

Ruptures et mutations à l’époque moderne : de Machiavel à la raison d’État

3La rupture introduite par Machiavel est d’autant plus significative qu’elle marque l’émergence d’une nouvelle rationalité politique, qui s’affranchit de toute spéculation idéelle pour s’inscrire dans la réalité des faits. Xavier Gendre insiste sur la nécessité de replacer cette mutation dans une perspective chronologique, afin de mieux cerner les enjeux des transformations de la figure du prince à la Renaissance et à l’époque moderne. Ainsi, l’œuvre de Jean Bodin permet de théoriser la souveraineté comme concept juridique, reléguant les vertus du prince au second plan au profit d’une réflexion sur les droits et les signes du pouvoir souverain, et distinguant, dans la tradition monarchique, la monarchie royale, la seigneurie et la tyrannie. Chez Hobbes, cette conception est radicalisée : la figure du prince s’efface derrière celle du souverain, dont la légitimité ne repose plus sur ses vertus individuelles, mais sur sa capacité à maintenir l’ordre et à prévenir la guerre civile, la distinction entre personne publique et privée devenant centrale.

4Ce mouvement de sécularisation et de rationalisation du pouvoir contribue à l’obsolescence progressive de la théorie théologico-politique du miroir des princes, ouvrant la voie à une conception réaliste et institutionnelle de la souveraineté. Toutefois, la théorie des vertus idéales du prince persiste dans de nombreux traités du xviie siècle, notamment au sein du courant de la raison d’État, inauguré par Giovanni Botero à la fin du xvie siècle. Ce courant, en réaction à l’anti-christianisme de Machiavel, affirme la dimension politique du catholicisme, capable de garantir l’ordre intérieur et de s’opposer à l’ennemi extérieur. Les doctrines de la raison d’État réinvestissent la question des vertus du prince, tout en la réorientant vers une rationalité politique dépourvue de dimension théologique, centrée sur la conservation de l’État et la gestion efficace du pouvoir. La prudence, désormais entendue comme technologie politique et non plus comme sagesse aristotélicienne, s’impose alors comme vertu cardinale dans ce nouveau contexte.

5Yves Charles Zarka, préfacier au livre de Xavier Gendre, note que l’une des contributions les plus novatrices de l’ouvrage (p. 14), réside dans l’étude des conceptions politiques de Juste Lipse, Pierre Charron, Adam Théveneau et Nicolas Faret, qui illustrent la persistance et la transformation du modèle des miroirs des princes dans la modernité politique. L’historien met ainsi en lumière la diversité et la multiplicité de l’image du prince du Moyen Âge au xviie siècle, se diffusant comme les figures d’un kaléidoscope. À l’époque médiévale, le modèle du prince chrétien dominait, mais au xvie siècle, la théorie du miroir subit une double altération : d’une part, l’Humanisme y greffe un modèle revivifié par la pensée antique, d’autre part, la vérité effective de la chose machiavélienne s’y oppose, provoquant une rupture dans la tradition de représentation du prince. Malgré cela, la métaphore spéculaire continue d’être un vecteur de l’image du prince, que ce soit dans la littérature anti-maquiavélienne ou dans les institutions tardives du xvie siècle, cherchant à légitimer un pouvoir royal ébranlé.

Déclin, survivances et oubli de la métaphore spéculaire dans la modernité

6La littérature panégyrique de la monarchie absolue révoque le miroir pour en faire un outil ostentatoire du pouvoir royal et de la perfection déjà réalisée du prince réel. Une relation s’établit alors entre pouvoir et représentation : l’institution du pouvoir s’approprie la représentation comme sienne, produisant ses propres images et langages. Représenter le prince, c’est présenter à nouveau le pouvoir, non seulement en reflétant le portrait du roi idéal mais aussi en actualisant sa présence. Cela permet de dissimuler derrière le miroir la nature humaine du roi, qui se rêve dans l’absolu de son pouvoir.

7Xavier Gendre souligne la difficulté de définir ce genre littéraire et politique, la diversité des expressions et l’absence d’unanimité sur le sujet, ce qui l’amène à s’éloigner de la tradition historiographique pour mieux appréhender les transformations de la théorie politique du miroir des princes. Il ne s’agit pas de recenser toutes les œuvres du genre, mais d’examiner les expressions les plus représentatives et de les confronter à celles qui transforment la conception du politique à l’époque moderne.

8Dans les régimes démocratiques modernes, l’exigence vertueuse du chef politique n’est plus une condition inhérente à la conservation de l’État. La souveraineté politique s’est détachée de son origine divine et de sa figure représentative : l’homme politique élu ne représente plus l’ordre divin sur Terre mais est un citoyen parmi d’autres, partageant la même nature humaine. Il n’est donc plus besoin de formuler un idéal vertueux par une métaphore érigée en théorie politique de représentation du pouvoir. Le miroir des princes apparaît désormais comme l’archaïsme d’un monde ancien dont la compréhension semble perdue.

9La théorie du miroir des princes, qui imposait au prince l’idéal universel auquel il devait se conformer, a laissé place à une action politique concrète, abandonnée à l’improvisation ou aux sophistes manipulateurs. Même la prudence, vertu philosophique, dans les miroirs et Institutions du prince aux xvie et xviie siècles, laissait à d’autres le soin d’affronter le contingent et le singulier de l’action politique. Machiavel et d’autres ont transformé le conseil du miroir en traité politique qui assume le savoir du particulier. Le conseil pédagogique du philosophe au prince ne s’inscrit plus dans la logique du miroir, mais dans un rapport cognitif du réel à savoir. Le miroir finit ainsi par attendre le moment de sa réminiscence, lorsque le besoin de retrouver la raison de son oubli se fera sentir.

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10L’ouvrage de Xavier Gendre fera date, car non seulement il réactualise les travaux déjà anciens sur « le miroir du prince » et retrace avec précision la trajectoire de la métaphore du miroir dans la représentation du prince, de son rôle central comme modèle moral et politique à son déclin progressif, remplacé par d’autres formes de légitimation et de réflexion politique. Il met en lumière la difficulté contemporaine à comprendre cette métaphore, tout en soulignant l’importance historique de la figure du prince comme reflet d’un idéal, puis comme simple acteur politique parmi ses concitoyens. Par la finesse de son analyse et l’ampleur de ses perspectives, l’ouvrage s’impose comme une référence majeure pour l’histoire de la pensée politique, invitant à réfléchir sur la persistance, la transformation et l’oubli de la métaphore spéculaire dans la théorie et la pratique du pouvoir.