Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Novembre 2025 (volume 26, numéro 10)
titre article
Tamara Figueroa

Au-delà des frontières : l’extraterritorialité et le métissage linguistique chez Gloria Anzaldúa

Beyond borders: extraterritoriality and linguistic mestizaje in Gloria Anzaldúa
Gloria Anzaldúa, Terres frontalières. LA FRONTERA. La nouvelle mestiza [Borderlands/La Frontera: The New Mestiza, 1987], trad. Nino S. Dufour et Alejandra Soto Chacón, Paris : Cambourakis, 2022, 322 p., EAN 9782366247183.

1Concevoir l’écriture comme une arme puissante pour déconstruire les barrières géographiques, linguistiques et culturelles afin d’établir de nouvelles interprétations des frontières est, sans aucun doute, un combat constant de l’écrivaine et poétesse chicanx Gloria Anzaldúa (1942-2004). Au sein de l’œuvre Terres frontalières. LA FRONTERA. La nouvelle mestiza, initialement parue en 1987 et traduite de l’anglais et de l’espagnol en 2022, il existe une réflexion qui s’appuie sur les expériences personnelles de l’auteure en tant que féministe, Chicanx1, métisse et lesbienne. Selon elle, c’est précisément la destruction des canons bien établis dans la société qui permet la construction d’un nouvel espace frontalier. Cette vaste et dangereuse zone géographique, séparant le Mexique des États-Unis, représente un non-lieu. De cette ligne de démarcation naît une nouvelle identité pour les femmes métisses, qui commence par l’utilisation d’une langue hybride mêlant l’espagnol, l’anglais et la langue indigène nahuatl, symbole de la résistance féministe née au cœur de cette zone en transition2.

2Nous observons ainsi que la frontière est un élément en constante transformation pour Anzaldúa. Il s’agit de prendre la décision de demeurer dans un espace où convergent diverses identités et où tout peut sembler transitoire, à l’exception de la lutte féministe contre le système patriarcal dominant, où s’amorce dans ce texte un processus de transmutation vers la nouvelle mestiza. C’est pourquoi un certain nombre de chercheureuses la considèrent comme l’une des auteures influentes de la troisième vague féministe aux États-Unis dans les années 1980. Anzaldúa, après avoir subi un processus d’invisibilisation dans le développement des queer studies aux États-Unis, est en outre de plus en plus reconnue comme l’une des figures pionnières de la théorie queer3. En effet, l’écriture de Anzaldúa présente une hybridité qui cherche à revendiquer un féminisme hétérogène, où la dimension métisse occupe une place importante.

3Il existe une volonté de repolitiser l’idée de métissage, de femmes lesbiennes et de femmes de couleur, ce afin de mettre en lumière les différentes identités au sein du féminisme. À cet égard, Karine Bergès et. al. affirme que cette troisième vague du féminisme est précisément une lutte contre les discriminations multifactorielles (classe, race, genre, sexualité), où se croisent également les luttes féministes4. Par conséquent, le franchissement des frontières représenté par Anzaldúa est essentiel pour comprendre comment cette figure se transforme en une sorte de corps de femme métisse du tiers-monde qui retrouve désormais visibilité et identité. Il s’agit de briser la chaîne de l’oppression postcoloniale en Amérique latine, comme l’affirme Gayatri Chakravorty Spivak5, où les femmes du tiers-monde constituent le dernier maillon de l’exploitation capitaliste. En effet, Anzaldúa nous montre une nouvelle métisse qui reconnaît ses blessures coloniales et qui refuse désormais de continuer sous quelque type de domination que ce soit.

4Notre étude est principalement centrée sur la situation des femmes métisses et queers du tiers-monde des années 1980, lesquelles sont représentées par l’écrivaine chicanx. À cet effet, l’ouvrage de Diego Falconí Trávez, Santiago Castellanos et María Amelia Viteri6, les recherches d’Assia Mohssine7 ainsi que le texte de Carolina Meloni8 incarnent sans doute des pistes intéressantes. Ces ouvrages offrent des exemples, certes différents à bien des égards, mais dont le but commun est de souligner les enjeux du désir de passer de l’autre côté de la frontière pour enfreindre les normes qui concernent le genre et la sexualité. Nous nous interrogeons ainsi sur la remise en question de l’identité des femmes mestizas chez Anzaldúa, laquelle permet de transformer les paradigmes culturels et sociaux au milieu de cette zone de séparation des voisins distants représentés par les États-Unis et l’Amérique du Sud. L’acte qui consiste à visibiliser les corps de femmes agressées et marginalisées dans cette ligne de démarcation est central dans son écriture. Nous voyons des corps qui ont des marques ineffaçables de la violence patriarcale et représentent une vraie cartographie de l’horreur des femmes latino-américaines9. Pour Anzaldúa, leurs corps gardent la mémoire de la barbarie, de l’homophobie et du racisme, c’est pour cela que son œuvre devient un champ de bataille contre les injustices afin de se réapproprier son propre corps et son identité. Comme le dit Rita Segato10, il s’agit en effet de dénoncer la violence contre les femmes qui est avant tout « expressive », parce qu’elle est liée à la capacité de cruauté potentielle au service de la domination territoriale et son privilège d’impunité. Pour elle, c’est sans doute une violence qui produit une réglementation implicite à partir de laquelle circulent des consignes et des règles du pouvoir, non pas légales, mais bien effectives.

5L’œuvre Terres frontalières. LA FRONTERA. La nouvelle mestiza permet de mettre en évidence les séquelles dévastatrices du dominateur blanc et hétérosexuel sur les femmes métisses et queers du tiers-monde. Dans un premier temps, notre étude présente la relation entre subversion et métissage linguistique chez les habitant·es de la région transfrontalière américano-mexicaine. Puis nous présentons la lutte des femmes queers et métisses contre l’imposition du genre et de la sexualité, ce, afin de permettre de visibiliser leurs corps hors normes.

La subversion du langage

6« Les frontières et les murs censés tenir à l’écart les idées indésirables sont des habitudes et des schémas de comportement bien ancrés ; ces habitudes, ces schémas sont ses ennemis de l’intérieur. Rigidité égale mort […] » (p. 199). Nous voyons ici qu’il est essentiel de surmonter les obstacles pour atteindre la liberté. La première étape consiste pour Anzaldúa à construire un nouveau langage à partir de son expérience de femme métisse et queer vivant à la frontière. Le langage hybride que l’auteure utilise symbolise une pensée divergente, en dehors des normes établies. Elle apprend à passer d’une culture à l’autre en tant que femme née au Texas, d’origine autochtone et vivant dans une zone de transition. Il s’agit de concevoir un nouveau soi grâce à une conscience métisse qui reconnaît l’ambiguïté comme un élément important de notre construction personnelle, afin de briser les anciens paradigmes.

7En ce qui concerne le métissage linguistique, il peut être défini comme un processus qui consiste en « une alternance systématique entre deux ou plusieurs langues à l’intérieur d’un même acte de langage ou tout simplement comme la production d’actes de langage linguistiquement hétérogènes »11. De ce point de vue, nous pouvons nous demander comment le discours issu de ce mélange peut contribuer à la reconstruction d’un nouveau « je » chez Anzaldúa. En effet, ses propos reflètent ce mélange qui la conduit dans un voyage introspectif où elle confronte des souvenirs douloureux liés à son sentiment d’être différente12. Dans ce contexte, son écriture lui permet de dissoudre les paradigmes, ce qui modifie la perception de la réalité, la façon de nous voir, dissolvant la dualité sujet-objet qui retient la métisse prisonnière, comme l’affirme Anzaldúa (p. 200). Cet acte lui permet de transcender la dualité, tant dans son corps que dans son œuvre, lui permettant de transgresser le problème entre les Blancs et les Noirs ou entre les hommes et les femmes, comme l’affirme Anzaldúa. Elle cherche ainsi à éradiquer la pensée dualiste de la conscience individuelle et collective afin d’engager un combat contre la violence sous toutes ses formes.

8Dans cet acte de transgression des frontières, l’utilisation d’un langage extraterritorial devient essentielle à la compréhension du texte. La notion de caractère extraterritorial est utilisée par George Steiner afin de mettre en doute la capacité de la linguistique à parvenir à une perspective universelle sur le langage car celui-ci est perçu d’une autre façon, par exemple, chez les migrant·es. En effet, la personne qui maîtrise plusieurs langues depuis son enfance, comme Anzaldúa, peut atteindre une importante liberté dans l’écriture pour construire de nouveau le monde qui l’entoure. Pour Steiner13, l’idée de créer un nouveau langage est en lien avec certains événements à caractère historique ou social et cela implique une rénovation radicale de l’image de l’individu et de sa relation avec le langage. À ce titre, Anzaldúa crée un langage qui mélange l’espagnol, l’anglais et la langue indigène nahuatl, ce qui lui permet d’effacer les frontières linguistiques et de construire un autre espace qui représente l’identité de la nouvelle mestiza. Pour l’écrivaine, il s’agit de montrer son déracinement vis-à-vis de sa terre d’origine (le Mexique) ainsi que face à la terre d’accueil (les États-Unis) afin de revendiquer son identité extraterritoriale. Chez Anzaldúa, nous pouvons lire :

En tant que mestiza, je n’ai pas de pays, ma patrie m’a bannie ; et pourtant je suis de tous les pays car je suis la sœur ou l’amante potentielle de toutes les femmes. […] Soy un amasamiento, je suis l’acte de pétrir, d’unir et de rejoindre, un acte qui a produit non seulement une créature d’ombre et une créature de lumière mais aussi une créature qui interroge les définitions du lumineux et du sombre et leur donne de nouveaux sens. (p. 201-202)

9Dans ce passage, l’idée d’extraterritorialité se reflète dans le mélange de deux langues, une écriture hybride qui crée un nouvel espace puisqu’elle affirme : « je n’ai pas de pays ». Il y a ainsi la création d’une nouvelle culture frontalière en constante expansion qui émerge de la périphérie et de la marginalité, avec une perspective distincte, une vision chicanx où les femmes métisses circulent entre le Mexique et les États-Unis. De plus, dans cette citation, nous voyons la ténacité de la nouvelle mestiza, qui remet en question toute règle imposée et laquelle est construite par Anzaldúa dans son livre. C’est pourquoi elle se définit comme une menace pour l’espace public. Anzaldúa brise ainsi les barrières et crée des ponts entre les différentes cultures et langues. D’après Carolina Meloni14, ce rôle ambigu du langage et des mots peut se concevoir comme un lenguajeo, c’est-à-dire comme une manière de montrer le processus à travers lequel la langue devient bâtarde, frontalière et métisse. Grâce à ce langage, un nouveau « je » se construit chez Anzaldúa, lequel consiste à reconnaître et à assumer son vrai visage : « Je suis visible — regardez ce visage indien — et je suis pourtant invisible. » (p. 211)

10Cette visibilité est obtenue par l’adoption de cette langue hybride, tout en vivant à la frontière du sud des États-Unis, afin de se confronter à la culture blanche dont l’anglais est la langue dominante et imposée. Face à cette coercition, les personnes de couleur résistent, revendiquant d’autres formes de langage et exposant leur identité autochtone comme une sorte de barricade refusant l’humiliation. Ainsi, nous observons dans notre étude que le « spanglish » transcende la frontière et crée un nouvel espace d’hybridité du langage.

11Concernant l’idée de domination à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, il me semble intéressant de rappeler les propos de Rita Segato, qui affirme qu’il existe un contrôle territorial et une domination là où se dissimulent des limites juridictionnelles souterraines. Pour Segato15, le contrôle territorial est un contrôle juridictionnel, avec des niveaux d’autorité « informels » du point de vue de la sphère étatique, mais puissants dans leurs pratiques. Ces actions visent la domination et découlent de ce sentiment de supériorité du gringo, comme l’évoque Anzaldúa :

Le Gringo, enfermé dans la fiction de la supériorité blanche, s’empara complètement du pouvoir politique, arracha aux Indiens et aux Mexicains les terres où leurs pieds étaient encore enracinés. Con el destierro y el exilio fuimos desuñados, destroncados, destripados — nous avons été déracinés, tronqués, étripés, dépossédés et coupés de notre identité et de notre histoire. (p. 80)

12Dans ce passage, nous observons précisément l’abus de pouvoir des autorités américaines à l’encontre des frontalier·es, les privant non seulement de leurs terres au fil de l’histoire, mais aussi de leurs souvenirs d’enfance, de leur histoire familiale et les dépouillant de leur identité. Ainsi, l’image de la nouvelle métisse surgit dans l’imaginaire pour rendre visibles tous ces abus. Elle cherche en effet à évoquer un sentiment profond, comme lorsque l’auteure utilise le mot « destripados [éviscérés] » pour témoigner de son vécu de façon organique. En évoquant les aspects les plus profonds et les plus douloureux de ses propres expériences, l’auteure se transforme en un pont entre toutes les luttes du féminisme, représentant toutes celles qui ont été victimes d’injustices. Son écriture devient un lieu de rencontre entre les personnes qui se sentent rejetées par la société. Anzaldúa avait déjà évoqué cette réflexion dans son livre précédent intitulé Esta puente, mi espalda, où elle montrait son intention de construire un passage pour atteindre l’autre côté du pont : « Je suis un pont balancé par le vent, un bateau de croisière habité par des tourbillons, Gloria, la facilitatrice, Gloria, la médiatrice, à cheval sur l’abîme. »16 Ce passage évoque les femmes de couleur bafouées par l’histoire, réduites au silence, fragmentées et rendues invisibles. Dans ses textes, elle s’interroge et fait face à un problème identitaire. La réponse se révèle dans son livre Terres frontalières. LA FRONTERA. La nouvelle mestiza, où l’écrivaine se définit comme une féministe lesbienne du tiers-monde qui refuse les canons établis. On y trouve l’évocation d’une blessure coloniale héritée par les peuples latino-américains, et à laquelle la nouvelle métisse résiste désormais afin de mettre fin à la perpétuation de la domination.

Les corps insurgés

13L’idée de concevoir le corps comme un foyer et un lieu sûr est remise en question dans l’œuvre de Anzaldúa car la fragmentation du sujet est présente chez les femmes immigrées et les lesbiennes issues de classes populaires. Ainsi, l’idée de redéfinir ces corps marginalisés émerge. À cette fin, l’auteure exprime tout au long de son œuvre son rejet de l’imposition de canons de genre et de sexualité. Chez Anzaldúa, on peut lire :

Ici vivent los atravesados : les gens louches, les pervers, les queers, les pénibles, les métis, les mulâtres, les sang-mêlé, les demi-morts ; bref, ceux qui traversent, qui outrepassent, qui franchissent les confins du « normal ». (p. 73)

14La norme hétérosexuelle imposée par le système patriarcal est ici repensée et l’auteure évoque ainsi la résistance à la domination qui surgit dans ce vaste espace que représente la frontière. Pour l’auteure, il s’agit de rendre visibles les personnes métisses et queers qui fuient leur pays d’origine en quête de protection et se retrouvent piégées à la croisée des chemins. À propos de cette violence, Anzaldúa évoque la condamnation par la société de celles et ceux dont le genre et la sexualité diffèrent de la norme. Ces personnes sont en effet considérées comme des « atravesados [déviants] ». Face à cette marginalisation sociale, l’auteure appelle à concevoir son propre corps homosexuel comme un porte-parole où la nouvelle métisse se transforme en une sorte de mère qui accueille les autres personnes rejetées qui arrivent à la frontière.

15Nous pouvons lire dans le texte :

La déviance, c’est tout ce que condamne la communauté. La plupart des sociétés essaient de se débarrasser de leurs déviants. La plupart des cultures ont brûlé et battu leurs homosexuel·les et autres individu·es qui déviaient de la sexualité commune. Les queers sont le miroir qui montre à la tribu hétérosexuelle sa propre peur : être différente, être autre et donc inférieur, sous-humaine, inhumain, non-humaine. (p. 97)

16Nous observons ici que la peur de l’individu hétérosexuel face à l’acceptation de la différence et à la rupture avec la binarité est évidente. Ainsi, dans ses écrits, un espace de déconstruction des schémas imposés est créé, transformant la « déviance » en symbole d’une nouvelle renaissance de la manière d’appréhender le corps et la sexualité. Il s’agit d’une émancipation orientée vers une perspective divergente incluant une lutte de la métisse, avant tout féministe, comme l’exprime Anzaldúa (p. 207). Concernant cette divergence, les femmes sont particulièrement en danger face aux paradigmes dominants, dont l’existence ne peut être ni questionnée ni contestée, dit Anzaldúa, car la culture est produite par ceux qui sont au pouvoir, c’est-à-dire les hommes (p. 93-94).

17Malgré le danger, il s’agit de rompre avec le binaire, comme le suggère Judith Butler, afin d’établir une subversion identitaire : « Comment les pratiques sexuelles qui ne sont pas “normales” mettent-elles en question la stabilité du genre comme catégorie d’analyse ? Comment se fait-il que certaines pratiques sexuelles nous forcent à nous interroger sur ce qu’est une femme, un homme ? »17 En effet, le genre est en constante évolution et, par conséquent, comme l’affirme Butler18, il peut devenir ambigu. De plus, la seule réalité est le changement constant, ce qui exclut les définitions strictes du genre et de la sexualité. C’est pourquoi, pour Butler19, le concept de queer ne renvoie pas à une identité, mais à la possibilité de former des coalitions au milieu des différences, une lutte contre la norme perçue comme la conséquence d’un système coercitif qui s’approprie les valeurs d’une société. Cette idée est sans aucun doute un combat que mène aussi courageusement la nouvelle mestiza. En effet, l’ambiguïté et l’hybridité sont très présentes chez elle. L’auteure chicanx rompt ainsi avec les idées reçues et ouvre de nouvelles perspectives sur la société, concrétisant la liberté de la nouvelle métisse.

18Teresa de Lauretis20 définit cette refonte du genre et de la sexualité comme une sorte de conséquence d’un ensemble d’éléments qui interviennent dans le corps, le comportement et les relations sociales que les êtres humains établissent. Ainsi, chacune et chacun les construit selon son expérience et son processus. Dans cette perspective, nous trouvons intéressant d’analyser le passage suivant chez Anzaldúa : « Pour la lesbienne of color, son comportement sexuel représente la rébellion ultime contre sa culture d’origine. Elle va à l’encontre de deux prohibitions morales : la sexualité et l’homosexualité. » (p. 99) Dans cette citation, nous observons l’appropriation de l’identité queer, symbole de ce long processus de reconnaissance et d’acceptation de soi chez l’auteure, d’autant plus qu’elle est lesbienne, élevée dans le catholicisme et endoctrinée à l’hétérosexualité. Malgré cela, elle choisit d’être queer, un chemin qui la mène souvent à la loquería (p. 99), comme l’affirme Anzaldúa. En réalité, la « folie » qu’elle évoque symbolise le parcours chaotique et complexe de l’acceptation de sa propre différence. Ce processus de redécouverte de soi en tant que femme queer implique la reconnaissance d’un sentiment différent qui, pour Diego Falconí et. al.21, remet en question les formes d’organisation politique autour d’identités construites comme statiques. Il s’agit donc plutôt d’héritages coloniaux qui organisent le genre en dichotomies antagonistes telles qu’homme-femme ou masculin-féminin, laissant peu de place aux sujets intermédiaires.

19Nous constatons que tout ce qui est inconfortable ou gênant l’est parce qu’il échappe à la norme socioculturelle. Concernant cette idée de ce qui est inconfortable, nous trouvons intéressante la réflexion suivante d’Anne Garrait-Bourrier : « La notion de l’inconvenant revendique le hors-norme, le décentrement, et interroge le résultat d’un processus qui vise à s’extraire de la norme et du centre ; en un mot, du convenu de la “visagéité” deleuzienne. »22 Effectivement, cette notion de se sentir hors normes a été créée pour s’interroger sur les canons identitaires imposés. Il est question, sans doute, de se confronter à l’ordre établi et de visibiliser ces corps et ces visages qui représentent l’inconvenant. En définitive, il s’agit d’un processus complexe et difficile pour quelqu’un qui doit constamment faire face à des regards indiscrets dans une société patriarcale. Ainsi, le non-lieu construit à la frontière par la nouvelle métisse de Anzaldúa devient un espace de résistance contre l’imposition de toute forme de domination.

*

20Dans un univers marqué par l’exclusion et les traumatismes chez les femmes métisses qui habitent la frontière entre le Mexique et les États-Unis, l’œuvre de l’écrivaine chicanx Gloria Anzaldúa devient un symbole de la déconstruction des paradigmes géographiques et socioculturels. La transgression se produit ainsi à différents niveaux, notamment celui du langage, du genre et de la sexualité.

21La relation entre la subversion et le métissage linguistique chez les habitant·es de la frontière détermine une nouvelle identité. En effet, la langue frontalière de Anzaldúa est un processus en constante évolution qui va au-delà de la norme. Il existe un caractère extraterritorial chez l’écrivaine qui ne se sent appartenir à aucun pays en particulier. Pour cela, son identité chicanx se traduit par la création de nouvelles formes de langage mêlant l’espagnol, l’anglais et la langue indigène nahuatl. Ainsi, la notion d’extraterritorialité se reflète dans son œuvre, précisément à travers ce mélange de langues, créant un nouvel espace situé à un carrefour permanent. De plus, cette représentation de l’hybridité est renforcée par l’adoption d’un style d’écriture qui alterne la prose, la poésie et l’essai afin de démontrer une rupture avec toute sorte de canon établi.

22À partir de la déconstruction des barrières dans cette zone en transition, nous assistons à la création d’une culture émergeant de la périphérie et de la marginalité, c’est-à-dire d’un rejet du normatif. L’écriture semble ainsi construire des ponts où convergent les différentes revendications féministes des années 1980 qui s’opposent à un féminisme homogène, hétérosexuel, bourgeois et blanc. En effet, dans ce nouveau lieu, il y a de la place pour les femmes métisses et queers qui se sentent rejetées de la société. Notre compte rendu a montré la remise en question du genre et de la sexualité, afin de permettre la visibilité des corps hors normes. Cette lutte devient une menace pour le pouvoir hégémonique qui impose ses valeurs dans l’espace public. Chez Anzaldúa, il existe un regard d’approbation et de fierté de ces corps hors normes qui représentent ce qui dérange dans la société. Cette déviation culturelle et sexuelle est condamnée. Nous voyons ainsi que la frontière est finalement une figure politique de démarcation idéologique, culturelle et identitaire dont il est nécessaire de déconstruire les paradigmes pour ouvrir la voie à une nouvelle ère.

23Concernant le sentiment d’appartenance, s’il n’y a pas de reconnaissance d’une identité liée à un territoire spécifique, il y en a lorsqu’il s’agit d’habiter son corps de nouvelle métisse. Ainsi, seuls ses propres souvenirs génèrent un sentiment d’appartenance chez Anzaldúa, lesquels deviennent finalement un symbole de résistance face à la figure du gringo et à son intention de la dépouiller de tout. De ce point de vue, nous avons observé l’image de la reconstruction d’un nouveau « je », plus libre, précisément à partir de l’évocation d’une réminiscence douloureuse qui permet la renaissance. C’est un voyage introspectif qui conduit Anzaldúa à s’aventurer sur un terrain instable, car tout semble trembler autour d’elle alors qu’elle replonge dans les moments les plus intimes de son passé.

24L’écriture semble venir du plus profond d’elle-même, de ses entrailles, de la douleur qui l’a marquée, de son sentiment de rejet face au regard de l’autre, face à sa différence. Cette littérature viscérale imprègne le texte d’émotion, évoquant la dureté à laquelle l’auteure chicanx a été confrontée et qui l’a changée en une personne qui souligne sa différence. Anzaldúa nous montre comment elle façonne son propre corps de nouvelle métisse, lequel est représenté par un carrefour où se croisent différentes luttes individuelles et collectives. L’auteure soulève ainsi la question de la capacité à redéfinir qui nous sommes tout au long de notre vie. En effet, malgré le passé colonial et la soumission qui ont marqué autrefois les habitants de la frontière, cela ne les définit plus aujourd’hui.

25En définitive, il existe une nouvelle identité métisse qui se construit précisément à partir de la conscience de l’importance de ne trahir ni sa propre personne ni toutes ces femmes, lesbiennes et féministes du tiers-monde, lesquelles gagnent enfin en visibilité.